Vladimir Poutine ou Donald Trump auraient-ils dû lire Clausewitz ou Machiavel avant de bouleverser l’ordre mondial ? Codirigé par le général Benoît Durieux et l’historien Olivier Wieviorka, le passionnant essai Les Maîtres de la stratégie (Seuil) montre en tout cas toute la modernité des grands théoriciens de la stratégie, de Sun Tzu jusqu’à John Warden.Pour L’Express, Benoît Durieux, ancien directeur de l’Institut des hautes études en défense nationale et spécialiste de Clausewitz, met en lumière les faiblesses stratégiques de Poutine comme de Trump. Alors qu’Emmanuel Macron veut ouvrir le débat sur une dissuasion nucléaire à l’échelle de l’Europe, le militaire souligne que l’arme nucléaire ne dissuade nullement des conflits conventionnels, mais estime que la France a une “responsabilité historique” dans la sécurité de l’Union européenne.L’Express : A l’heure des drones et de l’IA, avons-nous encore des choses à apprendre des grands théoriciens de la stratégie comme Clausewitz ?Benoît Durieux : Dans ce livre, nous avons essayé de regarder ce qui, chez ceux qui ont pensé la guerre dans les siècles passés, est demeuré par-delà les époques. Dans la guerre, il y a des évolutions technologiques, sociales, politiques, mais il y a aussi des éléments permanents. Des penseurs comme Clausewitz, Machiavel ou Sun Tzu ont ainsi encore des choses à nous dire aujourd’hui.Par ailleurs, si les drones et l’IA représentent une vraie rupture tactique, donc sur le champ de bataille, je ne pense pas que qu’il s’agisse d’une révolution stratégique. Le drone peut aider à l’emporter sur le parti adverse. Mais cette technologie ne va pas, en soi, changer les données de la stratégie. L’impact politique d’un combat de drones est d’ailleurs assez faible. Il y a quelques années, un drone américain avait été abattu par un missile iranien, sans que cela entraîne autre chose que des protestations. Les conséquences auraient été tout autres si un avion américain, avec un pilote humain, avait été abattu.Qu’est-ce que la stratégie ?La stratégie, c’est la combinaison de trois dialectiques. D’abord, comme elle s’inscrit dans le long terme, il y a nécessairement une tension entre l’avenir et le présent. Il est toujours délicat de savoir quel degré de fermeté il faut manifester pour atteindre un objectif de long terme, tout en conservant la souplesse nécessaire afin de s’adapter aux événements.La deuxième dialectique, c’est celle de l’affrontement de deux volontés, la nôtre et celle de notre adversaire. Trop souvent, on oublie qu’un adversaire a ses propres raisons de se battre, et qu’il est au moins aussi intelligent que nous. Toute la difficulté, c’est de savoir s’il faut accorder la priorité à l’atteinte de ses propres objectifs, ou au contraire d’abord contrer les actions du camp adverse.Enfin, la troisième dialectique, c’est celle des moyens matériels, nécessairement limités, et celle des fins politiques. Trouver un lien entre des moyens matériels et des objectifs politiques est toujours difficile. Se fixer des objectifs trop ambitieux est souvent un risque, celui de l’hubris. Mais il y a aussi la tentation de privilégier la tactique et des gains à court terme, qui seront mis en avant sur les chaînes d’information en continu, au détriment d’une stratégie dont les résultats peuvent sembler moins tangibles sur le long terme, et qui satisfait mal l’impatience des opinions publiques.Selon vous, Vladimir Poutine aurait dû relire Clausewitz, Sun Tzu ou Machiavel avant d’envahir l’Ukraine…Clausewitz explique que la première chose qu’il faut faire avant tout toute guerre, c’est que l’homme d’Etat et le chef militaire se réunissent afin de réfléchir à ce que cette guerre qu’ils envisagent peut être ou ne pas être. De toute évidence, Poutine, ses généraux et ses chefs du renseignement ont fait une mauvaise appréciation de la situation en Ukraine, à supposer même qu’ils se soient concertés…Après trois ans, quelles sont les grandes leçons de ce conflit en Ukraine ? On a notamment constaté que l’avantage aérien de la Russie pesait bien moins que prévu…Le contrôle des espaces communs a été une notion à la mode ; parmi ces espaces communs, il y avait par exemple les mers, l’espace aérien et le cyberespace. Mais en Ukraine, on a vu que la mer Noire et l’espace aérien, au lieu d’être communs, étaient plutôt des espaces interdits à tout le monde, Russes comme Ukrainiens. Nous sommes retournés à un conflit d’un classicisme absolu, qui nous renvoie à ce qu’a toujours été la guerre, à savoir des combats pour conquérir un territoire. On a pu croire que la guerre territoriale, c’était le passé, mais ce n’est pas le cas. Dans un autre conflit, à Gaza, on a également constaté que tout tournait autour du contrôle d’une mince bande de terre. La conquête du territoire reste bien l’alpha et l’oméga de la guerre.Faut-il aussi revoir les théories sur le nucléaire ? Le fait que la Russie ou des soutiens de l’Ukraine soient des puissances nucléaires n’a nullement empêché une guerre conventionnelle de meurtrir l’Europe…Effectivement, il faut une réflexion renouvelée sur ce que peut ou non la dissuasion nucléaire. Vladimir Poutine n’a pas été dissuadé d’attaquer l’Ukraine. Mais, à l’inverse, l’Ukraine n’a pas non plus été dissuadée de résister, et même de prendre position sur une partie, certes modeste, du territoire russe.Au Moyen-Orient aussi, le fait que tout le monde sache qu’Israël dispose de l’arme nucléaire n’a nullement dissuadé l’Iran d’envoyer des missiles sur des villes israéliennes. L’arme nucléaire reste ainsi utile pour dissuader de l’arme nucléaire, mais de toute évidence, elle dissuade mal d’une offensive conventionnelle.Vous remettez également en question la notion en vogue de “guerre hybride” ou de zone grise entre la paix et la guerre…Il peut aujourd’hui être à la mode de considérer que nous serions en guerre, afin de manifester la gravité de la situation. Mais en France, le jour où l’on sera effectivement en guerre, on verra la différence, comme l’ont bien vu les Ukrainiens…Derrière les décisions de Trump, il y a une insuffisante capacité à se placer dans un temps plus longLa notion de guerre hybride est née aux Etats-Unis, d’abord pour qualifier les guerres irrégulières, quand l’armée américaine se débattait dans les bourbiers irakien et afghan. Ensuite, on s’en est servi pour désigner l’action de la Russie au Donbass et en Crimée, qui a fait appel à des forces spéciales. Aujourd’hui, ce terme de guerre hybride est utilisé pour décrire un mélange d’attaques informationnelles et cybernétiques. Mais à force de vouloir tout dire, ce terme ne signifie plus grand-chose. En réalité, la guerre hybride, ce n’est pas la guerre, et elle est rarement hybride, en ce sens qu’elle associe rarement des actions militaires et non militaires, dans le sens où le terme est employé.Clausewitz est devenu le grand théoricien de la stratégie militaire en décrivant comment la grande figure militaire de son époque, Napoléon, avait modifié les règles du jeu. De la même façon, à quel point Vladimir Poutine et Donald Trump brisent-ils aujourd’hui les conventions de l’ordre international tel qu’on le connaissait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?Avec ce livre, avec Olivier Wieviorka, nous avons réalisé à quel point les trois grands penseurs de la stratégie, Sun Tzu, Machiavel et Clausewitz, ont dû réagir aux ruptures profondes de l’ordre international de leur époque, ruptures en partie dues à des acteurs qui se sont affranchis des conventions du moment.En France, nous avons fondé depuis des décennies notre sécurité sur trois présupposés. Le premier, c’est qu’on peut toujours compter sur la garantie américaine. Le deuxième, c’est la capacité de la dissuasion nucléaire à nous protéger de presque de toutes les menaces, y compris conventionnelles. Et le troisième, c’est l’importance du multilatéralisme et la force du droit international. Or, ces trois présupposés ont été fortement fragilisés, notamment par Poutine et Trump.Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis se sont toujours reposés sur un système d’alliances. En maltraitant les traditionnels alliés occidentaux, Donald Trump ne surestime-t-il pas la puissance américaine ?Chez Trump, je vois la combinaison de trois facteurs, qui illustrent chacun une faiblesse dans la capacité à maîtriser une des trois dialectiques de la stratégie que nous évoquions à l’instant. D’abord, vous avez raison, il y a chez lui une forme d’hubris, avec l’idée que les Etats-Unis resteraient la seule hyperpuissance au monde. Sur ce point-là, il a trente ans de retard et il surestime les moyens dont il dispose. Le deuxième facteur, c’est que son concept de “Make America Great Again” met en avant, de manière exclusive, des intérêts de court terme, surtout financiers. Derrière les décisions de Trump, il y a ainsi une insuffisante capacité à se placer dans un temps plus long. On en revient à un des fondements de la stratégie, qui consiste à se placer dans le long terme. Or il ne fait pas de doute que sur le long terme, notamment face à une Chine de plus en plus conquérante, les Etats-Unis auront besoin d’alliés européens. Enfin, le troisième facteur, c’est que derrière Trump, il y a une Amérique qui, comme cela lui arrive régulièrement, est dans un moment de repli isolationniste. Il ne s’agit pas que de Trump, c’est un phénomène beaucoup plus large dans la société américaine. Mais cela revient à ignorer la volonté des autres acteurs, donc la troisième dialectique de la stratégie.La France est la seule puissance militaire capable d’organiser une coalitionA quel point l’Otan était-elle la structure essentielle pour la défense de l’Europe ?On ne voit pas bien, en France, à quel point, pour une grande partie des pays de l’Otan, cette organisation incarnait d’abord la garantie américaine. C’est la raison pour laquelle ces pays achètent beaucoup de matériel américain, car ils ont le sentiment d’obtenir une garantie de protection américaine.Le revirement provoqué par Donald Trump, avec le doute sur la solidarité américaine vis-à-vis des pays alliés, voire du maintien américain au sein de l’Otan, est un tremblement de terre pour beaucoup de pays. Pourtant, ce n’est pas nécessairement surprenant. Machiavel avertissait déjà que quand on a un allié géographiquement trop éloigné pour pouvoir intervenir efficacement, il ne faut pas trop compter sur lui. Il a écrit cela au XVIe siècle, mais cela résonne de manière très actuelle.Que doivent maintenant faire la France et l’Europe ?Parmi les pays de l’Union européenne, la France a une responsabilité historique : elle est la seule puissance militaire capable d’organiser une coalition. Une opération multinationale ne peut fonctionner que si le pays leader de l’opération est capable de conduire cette opération de manière raisonnablement autonome, certes avec des moyens plus faibles. Cela a été le cas des Etats-Unis pendant toutes les campagnes internationales dans les Balkans, en Irak en 1990 et 2003 ou en Afghanistan. Cela a aussi été le cas, de manière beaucoup plus modeste, de la France dans le Sahel. Une coalition ne peut en tout cas pas fonctionner avec une sorte de comité, c’est-à-dire en agrégeant des pays tous placés sur un pied d’égalité et de dépendance mutuelle : il faut un intégrateur à la fois militaire et politique.Pour la France, la première question à se poser, ce n’est pas celle du pourcentage de PIB, c’est celle de la stratégie que nous souhaitons adopter. Par exemple, faut-il renforcer la réassurance, avec la présence de forces françaises dans les pays les plus proches de la Russie, avec des volumes dépassant le cadre du symbolique, c’est-à-dire qui se compteraient en brigades ? En fonction de ces objectifs, il faut ensuite réfléchir au calendrier, et seulement dans un troisième temps en tirer des conclusions politiques sur le budget nécessaire.La Russie peut-elle vraiment s’en prendre à un pays de l’Otan ?Ce serait présomptueux de l’exclure. Si les Etats-Unis induisent dans l’esprit de Vladimir Poutine qu’ils n’interviendraient pas en Europe pour soutenir un allié de l’Otan, cela renforce l’incitation pour la Russie à s’en prendre à tel ou tel pays de l’Otan, et notamment ceux qui semblent des cibles faciles, comme les pays Baltes qui ont des capacités militaires restreintes. En tout cas, je crains que ce scénario soit bien moins impossible qu’il y a dix ans.Par ailleurs, en relisant Machiavel, je suis tombé sur un passage dans lequel il avertissait que quand un pays se retrouve face à une alliance de nombreux pays ligués contre lui, s’il résiste un peu, il finira toujours par l’emporter, car ces nombreux pays finiront mécaniquement par se diviser entre eux. C’était le pari russe et l’attitude américaine tend à le rendre gagnant…Les Maîtres de la stratégie, dirigé par Benoît Durieux et Olivier Wieviorka. Seuil, 528 p., 20,90 €.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-03-06 10:50:00
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Général Benoît Durieux : “L’arme nucléaire ne dissuade pas d’une attaque conventionnelle”
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