Faut-il sauver General Motors ? La question s’est posée à la fin des années 2000. Secoué par le double effet de la crise économique et de la concurrence, le dinosaure américain frôle la banqueroute. Après avoir bénéficié de 25 milliards de dollars d’aides étatiques, le constructeur automobile du Michigan, né en 1851, réclame à l’Etat américain un prêt de 50 milliards de dollars. A défaut, GM déposera le bilan et emportera dans sa chute quelque 240 000 emplois.A l’époque, d’aucuns estiment même à plusieurs millions le nombre de salariés touchés par la faillite de l’entreprise. Présentée ainsi, la réponse à cette question semble évidente : oui, l’Etat doit servir de béquille à son canard boiteux. Sous l’insistance de Barack Obama, alors sénateur de l’Illinois, le prêt est accordé et permet à “GM” de sauver sa peau et celle de ses milliers de salariés. Mais pour l’historien et économiste Ben Landau-Taylor, ce “quoi qu’il en coûte” avant l’heure, était, sur le long terme, une erreur.A L’Express, l’analyste au Bismarck Institute explique comment l’intervention de l’Etat pour empêcher les entreprises de dépérir freine la croissance économique et retarde l’amélioration du niveau de vie général de la population. Tout comme “l’obsession” de nos dirigeants pour le plein-emploi. Entretien.L’Express : En quoi les périodes de dépression seraient-elles bénéfiques à l’industrie ?Ben Landau-Taylor : L’économie fonctionne comme un vaste réseau d’entreprises et de projets, dont certains sont plus performants que d’autres. Le marché repose en grande partie sur la réallocation des ressources : les entreprises les plus prospères se développent, tandis que celles en difficulté, concurrencées par des acteurs capables de proposer de meilleurs produits ou des prix plus attractifs, périclitent. Prenons un exemple concret : à une époque, tout le monde utilisait des téléphones fixes. Puis les téléphones portables sont arrivés sur le marché, rendant les premiers obsolètes. Les entreprises qui n’ont pas su s’adapter ont perdu des parts de marché, réduit leur activité et, dans certains cas, ont dû fermer.Vous parlez de la grande dépression qui a lieu entre 1850 et 1945. A quoi ressemblerait un tel phénomène aujourd’hui ?Lors d’une dépression économique, tout s’accélère brutalement. Un secteur clé s’effondre – l’immobilier, par exemple, a souvent joué ce rôle ces dernières années – et entraîne dans sa chute toute une chaîne d’entreprises et d’emplois. Ce choc provoque des réactions en cascade : des entreprises ferment, des salariés perdent leur travail, ce qui fragilise encore plus l’ensemble du système économique. Mais il faut bien comprendre que ces ressources – les machines, les locaux, les travailleurs qualifiés – ne disparaissent pas. Elles finissent par être réaffectées à des entreprises plus dynamiques, plus innovantes. En quelque sorte, c’est un processus naturel d’évolution économique : les structures vieillissantes, parfois inefficaces ou dépassées, laissent la place à de nouveaux acteurs qui portent la croissance. Regardez ce qui se passe actuellement avec Boeing : l’entreprise connaît de graves difficultés, et on voit émerger des concurrents plus performants. Le problème, c’est lorsque l’Etat intervient pour ralentir ce mouvement en soutenant artificiellement des entreprises en déclin. Bien sûr, cela permet d’éviter des faillites à court terme, mais en bloquant cette réallocation des ressources, on freine aussi l’essor des entreprises qui innovent et tirent l’industrie vers l’avant. A terme, c’est toute l’économie qui en pâtit.Vous déplorez que l’Etat américain ait dépensé autant d’argent pour sauver General Motors, qui emploie quelque 162 000 salariés. Au vu des conséquences socio-économiques qu’une banqueroute occasionnerait, ne doit-on tout de même pas se réjouir de ce soutien ?A court terme, l’intérêt est indéniable. Cette aide a permis de préserver de nombreux emplois, non seulement chez General Motors, mais aussi dans toutes les entreprises qui dépendaient de cette activité. Pensez aux restaurants à proximité des usines, aux fournisseurs situés à l’autre bout du pays… Sans cette intervention, la crise financière de 2008 aurait été encore plus violente. Mais si l’on regarde à moyen terme, je pense que le bilan est plus mitigé. L’intervention de l’Etat a freiné la croissance économique. Le problème ne se limite pas à une seule entreprise : cette initiative a envoyé un signal à d’autres sociétés, qui ont pu se sentir protégées par l’idée qu’elles étaient “too big to fail” (“trop grandes pour faire faillite”) et qu’elles pourraient compter sur un sauvetage public en cas de difficulté. Depuis 2008, on a malheureusement vu ce phénomène se répéter.En fin de compte, si ces aides ont permis de maintenir l’activité pendant quelques années, elles ont aussi eu des effets négatifs sur le bien-être économique global des Américains. Une meilleure approche aurait été de diriger ces aides non pas vers les entreprises, mais vers les individus directement touchés par la crise. Il n’existe pas de moyen d’éviter totalement la souffrance liée à la perte d’un emploi – même avec un soutien financier, l’impact psychologique reste important. Mais un Etat-providence qui accompagne mieux les travailleurs dans cette transition, tout en laissant les entreprises en déclin disparaître, permettrait de préserver les bénéfices de la croissance à long terme. Cela ne supprimerait pas les difficultés, mais rendrait la crise bien moins brutale pour ceux qui la subissent.L’Etat devrait-il mieux anticiper les secteurs d’avenir afin d’orienter les investissements dans la formation ?C’est justement là que réside la difficulté. Il est très compliqué pour un Etat d’identifier avec précision quels secteurs seront prospères à long terme et quelles compétences seront réellement nécessaires. De plus, même lorsqu’il parvient à déterminer ces besoins, il doit être capable de former les bonnes personnes aux bons métiers. Aux Etats-Unis, on a souvent vu des politiques publiques visant à inciter les jeunes à se diriger vers certaines professions : l’Etat identifie un secteur en tension et cherche à orienter un maximum de personnes vers ces métiers. Mais le diplôme ne reste qu’un bout de papier. Les étudiants auront-ils suivi les bons cours ? Les contenus de ceux-ci leur auront-ils permis d’acquérir les compétences nécessaires aux métiers de demain ? Rien n’est moins sûr. Si l’Etat est capable d’organiser cela efficacement, alors c’est une excellente initiative. Mais en pratique, ces dernières années en tout cas, les Etats-Unis n’ont pas su relever ce défi. D’autres pays, comme le Japon, semblent avoir un bien meilleur bilan en la matière.En France, le gouvernement a instauré une surtaxe sur les grandes entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard d’euros. Des entreprises comme LVMH ou Dassault seront concernées. Est-ce une erreur ?Les grandes entreprises ont un rôle majeur à jouer dans le financement des dépenses de l’Etat. Dans certains pays, elles paient bien moins d’impôts qu’elles ne le devraient, tandis que d’autres sont taxées à l’excès, comme si l’argent y était planqué en quantité infinie. Historiquement, les Etats n’ont pas toujours su identifier quelles entreprises méritaient un soutien particulier. Une fiscalité uniforme, avec un taux d’imposition identique pour les entreprises de taille équivalente permettrait de laisser la concurrence jouer son rôle : les plus efficaces prendraient l’avantage, tandis que celles qui le sont moins auraient plus de difficultés à survivre.Bien sûr, il peut être pertinent d’adapter la fiscalité en fonction de la taille des entreprises. Mais sauf exceptions, l’Etat ne devrait pas chercher à favoriser certains acteurs plutôt que d’autres par des avantages fiscaux ciblés. Mettre en place une politique de taxation différenciée qui produise plus de bénéfices que de distorsions est un exercice extrêmement complexe. Certains pays d’Asie, comme la Chine, le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud, ont su le faire avec succès en combinant une politique industrielle solide et des mesures fiscales adaptées. Mais dans la plupart des pays occidentaux, cette approche semble aujourd’hui beaucoup plus difficile à maîtriser.Vous relativisez les bienfaits du plein-emploi. Expliquez-nous pourquoi.Que ce soit aux Etats-Unis, en France ou dans le reste de l’Europe, le plein-emploi est l’un des principaux objectifs poursuivis par les décideurs économiques. L’idée est simple : maximiser le nombre de personnes en activité. A court terme, c’est évidemment une priorité légitime et bénéfique. Mais si l’on prend du recul et que l’on observe l’histoire économique sur plusieurs siècles, on se rend compte que la prospérité d’un pays ne vient pas du seul fait qu’il ait atteint le plein-emploi à un moment donné. Ce qui rend le monde plus riche en 2025 qu’en 1925, et ce qui a fait que 1925 était déjà plus prospère que 1725, ce n’est pas simplement le taux d’emploi, mais l’innovation, l’expansion industrielle, l’accumulation de machines et d’usines. C’est ce qui a drastiquement transformé nos conditions de vie.De fait, ce qui garantira la prospérité aux générations futures, c’est bien notre capacité à innover : à inventer des voitures plus performantes, à développer des énergies plus propres, à bâtir des infrastructures plus efficaces. Le plein-emploi, bien sûr, est un enjeu crucial à court terme. Mais il reste un objectif conjoncturel, tandis que le véritable moteur du progrès réside dans l’innovation et l’industrialisation.Vous vous réjouissez que les Etats-Unis soient “le seul endroit où la culture dominante et l’Etat n’étranglent pas les nouvelles industries à la demande des anciennes”. Quel regard portez-vous sur cette Europe souvent accusée de freiner l’innovation par une régulation anticipée, au risque d’entraver l’émergence de nouvelles industries ?Le rôle de la régulation est surestimé aux dépens de celui joué par la culture et la mentalité. Prenons l’exemple d’Uber : lors de l’émergence des services de transport à la demande, il y a eu à Paris des émeutes avec des chauffeurs de taxi détruisant les voitures des conducteurs Uber. Si j’ai bien compris, la police a largement laissé faire. Cela reflète une mentalité propre à l’Europe, où l’on a une réticence à bouleverser les choses et à perturber les modes de vie établis. On cherche à préserver un ordre qui, selon certains, ne doit pas être dérangé.Aux Etats-Unis, l’approche est différente. Lorsqu’Elon Musk a menti au sujet du prix des actions de Tesla, il a été condamné à une amende de 50 millions de dollars mais on lui a permis de continuer à diriger l’entreprise. En Europe, je pense que les régulateurs auraient agi beaucoup plus sévèrement, voire auraient détruit sa réputation. Aux Etats-Unis, le modèle est plus nuancé : on sanctionne, mais on laisse aussi une place à la réhabilitation. Il y a cette idée que ceux qui sont à l’origine des innovations les plus transformatrices sont souvent des personnalités subversives, qui ne respectent pas les règles et qui renversent tout sur leur passage. C’est justement en acceptant ces excès que ces derniers permettent à l’innovation de progresser. L’Europe est moins prête à accepter ces mauvais côtés. Raison pour laquelle de nombreux entrepreneurs viennent s’installer outre-Atlantique.Dans son ouvrage De zéro à un que vous citez, Peter Thiel distingue l’innovation radicale (0 to 1), qui consiste à créer quelque chose de totalement nouveau, de l’innovation incrémentale (1 to N), qui repose sur l’amélioration ou la reproduction de modèles existants. Comment l’Etat peut-il encourager les entreprises à adopter une approche 0 to 1 plutôt que de simplement optimiser des concepts déjà établis ?Je pense qu’il faut surtout laisser les gens faire. La plupart d’entre eux n’aboutiront jamais à quelque chose de totalement nouveau. C’est extrêmement difficile, et la plupart des idées innovantes finissent par devenir de mauvaises idées. Prenons l’exemple de San Francisco, où de nouvelles entreprises émergent constamment. La majorité échouent, et c’est normal. Il est en revanche essentiel de permettre aux entrepreneurs d’essayer. Ceux-ci sont souvent jeunes, optimistes, et prêts à prendre des risques pour tester de nouvelles idées. Parfois, ces idées fonctionnent, parfois non, mais c’est le processus qui compte. Ce que je pense, c’est qu’il devrait y avoir beaucoup moins de bureaucratie et de lourdeur administrative. On parle beaucoup de l’Europe, mais aux Etats-Unis cet excès ralentit aussi le progrès. L’important reste néanmoins qu’il n’y ait pas de pénurie de personnes prêtes à essayer des idées complètement loufoques. La plupart échoueront, c’est certain, mais quelques-unes trouveront des solutions qui amélioreront la société dans son ensemble. En fin de compte, il faut juste leur laisser de l’espace pour agir.Quel regard portez-vous sur la politique industrielle américaine conduite ces dernières années ? Celle de Donald Trump sera-t-elle différente de celle de Joe Biden ?Il est certain que l’administration actuelle adoptera une approche différente de celle de Biden. Pour l’heure, j’ai du mal à voir où cette administration va. Il y a beaucoup d’interrogations autour de ces droits de douane. La suppression de certaines régulations environnementales aux Etats-Unis, qui avaient paralysé de nombreux projets, est une grande victoire pour beaucoup.Ne craignez-vous pas que Donald Trump fasse une erreur en supprimant toutes les normes environnementales et en donnant la priorité aux investissements dans les énergies fossiles, plutôt que dans les technologies bas carbone alors même que la Chine investit massivement dans ces dernières ?C’est une erreur de se concentrer uniquement sur les énergies fossiles, car il y a un potentiel énorme, en particulier dans le nucléaire, qui est une technologie sans émissions de carbone et qui ne rencontre pas les problèmes d’intermittence que l’on observe avec l’éolien ou le solaire. La France est d’ailleurs un leader mondial dans ce domaine et fait bien mieux que la plupart des pays européens, notamment depuis que la guerre en Ukraine a perturbé une grande partie des importations de combustibles fossiles en provenance de Russie. L’inconvénient de cette énergie reste le coût de construction d’une centrale nucléaire.Un mix énergétique équilibré semble être la solution la plus efficace pour soutenir une expansion industrielle, comme on peut le voir avec la Chine. Pékin suit clairement la bonne stratégie en ce moment. Ils construisent massivement dans toutes sortes de secteurs énergétiques : solaire, nucléaire, et même combustibles fossiles. Bien que le solaire soit plus compétitif par rapport au gaz naturel, il conserve un handicap majeur : l’intermittence. Nous nous rapprochons des batteries capables de résoudre ce problème, mais nous n’y sommes pas encore. Je suis un peu inquiet que certains de ces projets stagnent. Le gaz naturel est un excellent complément au solaire, car il peut être allumé ou éteint selon les besoins. Si l’on pousse pour l’utilisation des combustibles fossiles, il faut le faire en parallèle du développement du solaire.Les Etats-Unis consacrent-ils assez d’investissements aux énergies de demain ?Les Etats-Unis sont très bons dans la recherche et le développement. Si l’on se penche sur les progrès réalisés dans la fusion nucléaire, on voit que beaucoup d’avancées ont été financées par le gouvernement américain. Cependant, le problème survient lors de la phase de construction. Il y a une grande réticence à construire de nouvelles centrales nucléaires et des retards considérables dans l’obtention des permis nécessaires. Ce qui est assez ironique, c’est qu’en ce qui concerne la construction de fermes solaires, ce sont souvent les écologistes qui s’y opposent, ou encore des habitants qui ne veulent pas voir ces projets chez eux. Ces personnes utilisent des lois d’obstruction bureaucratique, mises en place par les écologistes dans les années 1970. Cela devient ainsi un obstacle majeur à la construction de nouvelles sources d’énergie zéro carbone. Les Etats-Unis sont vraiment doués pour inventer des technologies, comme le premier panneau solaire, par exemple. Mais quand il s’agit de les déployer massivement, l’équation devient plus compliquée.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/ben-landau-taylor-le-plein-emploi-ne-rendra-pas-nos-societes-plus-riches-IYMCVKJQTVHDBEGXLYVN4OALUM/
Author : Ambre Xerri
Publish date : 2025-03-06 17:00:00
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