La récente décision du CNRS de distinguer une élite parmi ses laboratoires – discréditant ainsi implicitement ses autres scientifiques considérés comme moins méritants – s’est manifestée par une appellation étrange : les Key Labs. Frappant d’incertitude le locuteur français réticent à prendre l’accent anglais, semant le doute chez l’anglophone qui ne sait s’il s’agit d’une référence aux Florida Keys ou au citron vert (key lime), le nom a sans doute été pensé pour faire moderne. Il illustre surtout la tendance à croire que la modernité scientifique doive se décliner en simili-anglais, manie commerciale du managériat de la recherche consistant à parasiter son discours de mots inventés par des communicants qui ne font ainsi qu’afficher leur maîtrise chancelante de la langue dont ils se servent pour imposer leur supériorité de caste.Ainsi, dans sa communication, le CNRS aime mentionner les “Top stories”, baptiser ses programmes pour start-up “open” et “rise”, parler de “One Health” ou développer un imprononçable centre nommé “AI for Science-Science for AI (AISSAI)”. Ce jargon managérial aux tics de langage entre éthique, commerce et ostension de vertu, parlant de science “engagée”, où l’on “co-construit” au gré des “i-Lab” et des “i-Nov” et de politiques de “licensing”, ne cesse de se revendiquer de la “science ouverte” tout en créant les conditions linguistiques d’une sidération du brave citoyen francophone, locuteur d’une langue qu’il ne reconnaît plus…Le CNRS donne le ton, mais c’est tout le champ de la recherche, influencé par les dénominations européennes (et les financements qui vont avec…), qui s’est persuadé que la science devait parler anglais. Pour “relooker” la recherche, on a ainsi inventé des rencontres éclair avec le personnel scientifique en le nommant “speed searching”, ce qui ne veut rien dire en anglais : le calque sur speed dating tombe à plat car, en anglais, search ne fait aucunement référence à la science mais simplement au fait de “chercher” dans son sens le plus banal et non scientifique.Le mot “laboratoire” est systématiquement réduit non au français “labo” mais à l’anglais “lab”, qu’on décore d’apostrophes jetées au hasard (à Aix-Marseille : “Lab’Citoyenneté”, “Lab’Engagement”…) ou qu’on accole à des acronymes comme les “open labs CIVIS”, forcément “ancrés au cœur de leur territoire”, car “ces espaces de travail permettent d’explorer et de développer conjointement des solutions pour répondre aux défis locaux et régionaux”.Jeunesse, labellisation, idéologieA Nanterre, on parle de “Sciences in Cité” car l’université est “impliquée dans l’élaboration d’un Work Package dédié à la sensibilisation sociétale (WP4 : Societal Outreach Agenda)” et “pilote notamment la tâche 4.2 Youth Integration Lab” pour “appliquer les savoirs co-produits dans le Jeunes Hub, dans une approche’learning by doing'”.A Aix-Marseille, quand il est question de jeunesse, il va de soi qu’il faut adopter une langue d’influenceurs aux accents “street” : le projet “Vénères & Solidaires” est “porté par Citizens Campus” pour mettre en place des “ateliers d’intelligence collective via une plateforme d’expression créée pour et par les jeunes sur Discord”. On se demande même s’il ne s’agit pas d’incitation à la rébellion quand on voit une jeune femme voilée illustrer “la mise en action échelonnée” visant à “faire émerger les causes qui mobilisent, trop souvent commentées par d’autres”. On y parle un anglais allusif, avec un ensemble d’associations nommé “Get lit”, maladroit et illisible jeu de mots pouvant désigner aussi bien l’ébriété ou les effets de la drogue que la literacy, manifestée par les “soft skills” (comprendre savoir mettre une vidéo sur les réseaux). Une autre association s’appelle “Smart & Civic Port” et entend mettre en œuvre des “solutions innovantes dans un Think/Do Tank pour transformer le Grand Port Maritime de Marseille”. Les dénominations européennes, évidemment, sont en anglais – labels HRS4R : HR excellence in research ; alliance European Digital UniverCity, EDUC, RIS4CIVIS (Research & Innovation Strategy for CIVIS) – formant un foisonnant taillis de ténébreuses dénominations.Une bonne partie du champ de la recherche en sciences humaines et sociales a également importé le vocabulaire de la militance et ses néologismes parfois à peine adaptés, comme “empouvoirement” (empowerment), queer, “agentivité” (agency), et tout le champ des studies (des porn studies aux video game studies). A Aix-Marseille, on parle ainsi du “WE4LEAD” (Women’s Empowerment For LEADership and Equity in Higher Education Institutions) et l’on s’y intéresse au “renforcement de mécanismes d’évaluation et de recrutement non-discriminatoires” au sein des universités, posant ainsi au passage comme a priori que les recrutements universitaires seraient discriminatoires.Cette adoption du vocabulaire et des pratiques d’affichage idéologiques américaines sert à l’exhibition des “valeurs” de l’établissement. L’anglais bancal cherche à tout prix à caser des mots comme “inclusif”, “civic”, “young”, se revendiquant comme à Paris 3 de “la stratégie de YUFE (Young Universities for the Future of Europe) en matière d’équité, diversité et inclusion (EDI)”.A lire ces discours énigmatiques, le travail universitaire semble se résumer à des acronymes valorisant la moindre activité, fût-elle en définitive une simple page aboutissant, au détour de ces sites labyrinthiques, à un “bad gateway” ou à l’adresse mail d’un responsable de l’éthique…Opacité bureaucratiqueLa tendance au franglais rejoint une autre dimension du jargon administratif de la recherche : sa propension à la langue de bois. Quiconque s’aventure sur un site institutionnel se verra assommé, en plus des anglicismes, par les acronymes et les tics de la prétention bureaucratique. Dans la recherche française, férue d’”innovation à impact”, il faut “impulser une politique de site partagée” avec des “cellules opérationnelles”, développer le “mapping des projets financés”, des “graduate schools” et des “poc” (proof of concept, c’est-à-dire une étude de faisabilité d’un projet).Quand on ne parle pas franglais, c’est pour s’adonner à un jargon sociétal omniprésent : “enjeux de demain”, “mettre l’écologie au cœur des formations”, “stéréotypes de genre”, “l’émergence d’un écosystème d’acteurs transitionnels”… Le tout arrimé à l’espoir de voir quelques picaillons tomber dans l’escarcelle locale en comptant sur les subventions européennes (par exemple, en matière d’obligation liée à la promotion de l’égalité femmes-hommes — nouveau critère sur la prise en compte du genre).La production de textes bureaucratiques est impressionnante : les projets déclinés sur des pages remplies de tableaux où l’on définit des axes et des postes de responsabilités, des missions et des “phases d’implémentation dans un processus structurant menant à une labellisation” sont plus complexes que les contenus scientifiques eux-mêmes !La production de discours promotionnels devient une activité à part entière de la recherche et se manifeste comme fabrique de stéréotypes bureaucratiques, de proclamations grandiloquentes (aucune thématique qui ne soit “un défi pour notre société”), de listes de formules obligatoires (“synergies”, “excellence”, “impactant”). L’université devient alors non un lieu de savoirs mais une usine à clichés en phase avec les orientations politiques du moment. La quête de la reconnaissance administrative, la production d’un mille-feuille d’entités impénétrables, l’obscurcissement des objectifs et des résultats semblent devenus les raisons d’être des “labs'”.Les mots de l’exclusionIdéologie managériale, idéologie intersectionnelle, idéologie bureaucratique : le vocabulaire trahit des allégeances mais aussi des cohérences de caste. Les sciences du langage utilisent le terme de “sociolecte” pour désigner les habitudes langagières des groupes sociaux : ces pratiques verbales contribuent à la cohésion d’un groupe social, mais aussi à en établir les frontières. Ainsi, ceux qui n’ont pas adopté les codes langagiers en usage restent-ils extérieurs au groupe. La convergence de la bien-pensance vertueuse, du bavardage en franglais, de l’empilement d’acronymes justifiant de prouesses administratives et d’un internationalisme factice est contenu dans le style opaque, creux et arrogant de la science franco-européenne. C’est bien ainsi que, paradoxalement, le vocabulaire de la fameuse “science ouverte” est celui qui œuvre à l’exclusion des non-initiés…*Jean Szlamowicz est professeur des universités, linguiste et traducteur. Il a notamment publié Les moutons de la pensée (Cerf, 2022), Les Humanités attaquées. Discours militants et sciences humaines (PUF, 2024, avec Pierre-André Taguieff) et Le sexe et la langue (Intervalles, 2023).
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Publish date : 2025-03-03 15:00:00
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