Auguste Comte disait quelque chose comme : “l’humanité se compose de plus de morts que de vivants, et ce sont les morts qui dirigent les vivants.” Par le dialogue intérieur que nous entretenons avec eux, par la volonté que nous avons en quelque sorte de les prolonger, les disparus nous guident, et inspirent l’Histoire. Le grand disparu de Richard Malka se nomme Voltaire. Pour la collection “Une nuit au musée” (Stock), l’avocat s’est enfermé au Panthéon, où il a demandé audience auprès du plus célèbre de nos philosophes des Lumières. Pour L’Express, Richard Malka, infatigable défenseur de la laïcité, évoque la nécessité de débattre sans se laisser intimider par les tabous de la conversation publique, parle des sujets sur lesquels il a lui-même évolué, revient sur l’assassinat de Salwan Momika, en Suède, exécuté parce qu’il avait brûlé le Coran, et pointe les responsabilités de ceux qui, à gauche, sont devenus des “anti-voltairiens primaires”, “collaborateurs du fanatisme religieux”.L’Express : Vous faites de ce dialogue imaginaire avec Voltaire un livre de réflexions sur la place de la religion dans la cité. Et l’on sent, dans ces pages, une certaine angoisse – voire une urgence…Richard Malka : Cette urgence me motive depuis déjà plusieurs années. Notre génération a vécu comme par surprise le retour du fanatisme religieux, qui avait jusque-là largement disparu. Et disons les choses clairement : s’il existe encore quelques chapelles chrétiennes ou juives intégristes – j’en ai affronté devant les tribunaux, avec Charlie –, c’est surtout le fanatisme islamiste qui s’est exprimé, ces dernières années, de manière ô combien violente. Nous avons assisté au retour d’un fait religieux qui exprime chaque jour davantage son ambition politique, qui empiète sur l’espace public, remet en cause la laïcité, veut imposer des dogmes, d’abord à ceux qu’il considère comme ses propres “adhérents”, mais aussi au reste de la société. Face à cela, je ressens le besoin de renouveler mon discours, de trouver de nouveaux angles, parce que j’ai le souci, la volonté, la détermination d’aller plus loin, de continuer ce combat, de parler aux jeunes, d’intégrer leurs arguments, d’y réfléchir, de douter… Pour y parvenir, un dialogue imaginaire avec Voltaire était un bon véhicule.Depuis que vous travaillez ces questions, y a-t-il des sujets sur lesquels vous avez changé d’idée ou de façon de voir ?Bien sûr. Tout le temps. Ma religion, c’est le doute. Au départ, je restais optimiste. J’essayais de ménager, de ne pas “aller trop loin”, j’étais précautionneux. Mais, vu l’ampleur de la progression du fait religieux, je suis obligé de m’adapter et de dire les choses plus clairement. D’année en année, je vais plus loin parce que la pression religieuse elle-même gagne un terrain considérable.Qu’entendez-vous par “aller plus loin” ? Est-ce sur des sujets en particulier ? Par exemple, sur l’interdiction du voile à l’université, que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a récemment remise sur la table ?Non. Je suis toujours contre l’interdiction du voile à l’université : ma boussole, c’est d’abord la liberté. De plus, je ne pense sincèrement pas que l’on puisse résoudre cette problématique par une interdiction à l’université pour des jeunes femmes majeures. En revanche, pour la première fois, je parle longuement dans ce livre de la question du voile, devenue fondamentale, parce que les islamistes l’ont investie. J’essaie de l’évoquer sans excès, avec nuance et complexité. Mais sans me dégonfler. Il faut aller dans les endroits “qui font mal”, et ne pas se laisser intimider par les tabous de la conversation publique. Enfin, je tâche aussi de ne pas perdre espoir ; de ne pas perdre de vue ce qu’il y a de positif. A chacun de mes déplacements, notamment dans les universités, je vois qu’il y a une intégration qui réussit comme les précédentes vagues d’intégration. Mais pour mettre en avant ces réussites républicaines, il faut sortir d’un discours victimaire, et c’est comme si l’on n’osait pas. Cela demande une mobilisation de toute la société… journalistes compris.Certains, notamment à droite, accusent désormais la laïcité de nous avoir “désarmés” face à l’islamisme. Ils disent qu’elle n’est pas notre solution au problème mais “une partie du problème”. Que leur répondez-vous ?Leur idée, en fait, c’est que la disparition du christianisme aurait laissé la place vacante à l’islam. Mais ils se trompent. Car la France s’est déchristianisée bien avant l’arrivée de l’islam et les deux phénomènes n’ont pas grand-chose à voir. La déchristianisation s’est opérée sur un temps long – elle débute d’ailleurs au siècle des Lumières, avec la Révolution française. Ce n’est pas en abandonnant la laïcité que la France va soudain se rechristianiser ! On ne combat pas les prétentions politiques d’une religion en cherchant à en armer politiquement une autre. Donc, oui, ils font fausse route. Au reste, notre laïcité continue de fonctionner et de nous protéger. C’est grâce à elle que la France résiste beaucoup mieux, culturellement, que d’autres pays comme le Royaume-Uni, la Belgique et même la plupart des pays européens : on l’a bien vu après le 7 octobre avec des manifestations plutôt calmes et respectueuses en France, là où elles étaient ouvertement antisémites, islamistes et haineuses ailleurs. Mais une fois ces choses dites, précisons que la laïcité peut toujours être questionnée, améliorée. On peut notamment réfléchir à la loi de 1905 ; se demander s’il n’y a pas des adaptations, des modifications à lui apporter. Il n’y a pas de tabou, précisément car la laïcité n’est pas une religion. Par exemple, je pense qu’il y a un vrai sujet concernant le financement de l’islam de France…Rappelons que la loi de 1905 a, en quelque sorte, “gelé” les choses telles qu’elles étaient au début du siècle dernier…Ce qui fait que beaucoup d’églises et de synagogues sont encore financées par de l’argent public. Mais, comme en 1905 l’islam n’était pas du tout implanté en France, il n’y a aucun financement pour les mosquées. Je suis un pragmatique. C’est-à-dire que je suis pour poser la question : est-ce que cela fonctionne ? La vérité est que l’islam de France a été très largement financé par des Etats étrangers, ce qui pose un problème d’influences extérieures et d’importation d’un islam souvent extrêmement rigoriste. Il a fallu des décennies avant que le diagnostic n’émerge. La “loi contre le séparatisme” d’août 2021 encadre ces financements étrangers, mais n’en invente pas. Les responsables du culte musulman avec qui j’échange me disent ne plus savoir comment faire. Ce manque de moyens et de structure accroît la puissance des “influenceurs” en tous genres, qui se prétendent imams sur TikTok. Donc, oui, on doit réfléchir à cela, sans tabou.Si vous pouviez aujourd’hui poser une question à Voltaire, quelle serait-elle ?Il y en a une qui m’obsède. Voltaire combattait les religions mais il était farouchement déiste (il croyait au Grand Horloger) : il pensait que l’humanité sans Dieu, c’est la barbarie. Est-ce qu’aujourd’hui en l’état des connaissances et de la science qui le passionnait, il croirait encore ? Ou serait-il devenu athée, comme je le suis ? Ce serait ma première question. Et pourtant, ce n’est pas celle que je lui pose dans le livre. A savoir : par quelle transcendance pourrait-on remplacer la religion ?Vous dédiez notamment votre livre aux apostats. C’est un sujet dont on parle finalement assez peu, et qui pourtant demeure une question épineuse aujourd’hui dans la religion musulmane…Il y a douze pays dans lesquels l’apostasie est punie de mort, et bien d’autres où elle vous envoie en prison. Mais, même dans nos contrées sécularisées, cela reste un tabou dans l’islam. Souvenez-vous qu’en janvier 2000, le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, qui avait lancé une large consultation auprès des principales fédérations musulmanes et des grandes mosquées, avait dû renoncer à inclure dans le “pacte” final le “droit de toute personne de changer de religion ou de conviction”. Trois ans plus tard, Nicolas Sarkozy reculait sur le même sujet lors de l’élaboration de la charte du Conseil français du culte musulman (CFCM). Or c’est tout de même un droit fondamental que celui de ne plus croire ! Je ne vois pas pourquoi les musulmans en seraient privés. Partout en Europe – et notamment en France – se sont constitués des mouvements d’ex-musulmans. Il faut être à leurs côtés. Les apostats de l’islam sont les voltairiens de notre époque ! Ils sont extrêmement courageux. C’est un mouvement qui prendra certainement beaucoup d’ampleur. Les femmes, notamment, n’en peuvent plus du poids de la communauté, de la surveillance sociale, de l’enfermement mental qu’on veut parfois faire peser sur elles. Dans les salles d’audience, on entend leurs témoignages. Et si un musulman n’a pas envie de faire le ramadan, pourquoi y serait-il obligé ? Est-ce que l’on oblige les chrétiens à faire le carême et les Juifs à faire Kippour ? Non, on fait ce que l’on veut et on pratique la religion comme on le veut. Voire : on la renie si on veut. Ce n’est pas trahir, c’est au contraire être fidèle à soi-même plutôt qu’hypocrite.La 29 janvier, en Suède, Salwan Momika, un réfugié et militant irakien, qui avait brûlé le Coran à plusieurs reprises en public, a été abattu dans son appartement. Il était par ailleurs poursuivi pour “incitation à la haine raciale”. Qu’est-ce que cela vous inspire ?Rappelons d’abord que les deux pays où ont eu lieu ces autodafés de Coran, le Danemark et la Suède, se sont laissés intimider “en amont”. Il y a quelques mois, le Danemark a fait voter une loi anti-sacrilège pour interdire ce geste – qui, disons-le clairement, est stupide, mais ne doit en aucun cas être criminalisé. Quant à la Suède, elle a poursuivi Salwan Momika et son acolyte pour incitation à la haine. Quelle régression ! Je le redis, brûler un symbole religieux n’a aucun sens : il y a plus intelligent à faire que de brûler des livres, quels qu’ils soient. Mais on ne va quand même pas faire des lois à chaque fois qu’un provocateur provoque ! Alors pourquoi pas une loi pour ceux qui brûlent les œuvres de Voltaire ? Pourquoi ce à quoi je crois, moi, ne serait pas protégé autant que les croyances des autres ? C’est absurde. Faire des lois sur ces sujets-là, c’est une régression démocratique colossale. Et poursuivre au nom de l’incitation à la “haine raciale”, alors qu’il s’agit de religion, c’est une régression aussi. A chaque fois, on rejoue la même pièce : on pense qu’on va acheter la paix, mais nos reculs ne font qu’inciter les fanatiques à passer à l’acte. Je trouve qu’on a très peu parlé du meurtre de Salwan Momika. On s’y habitue. Un nouveau mort en Europe pour cause de blasphème. Voilà quelqu’un qui s’est réfugié chez nous pour être protégé des fanatiques, et qui a été rattrapé. Il ne faut pas se laisser intimider comme ça. On ne peut pas laisser s’installer cette intimidation par l’assassinat. Il faut réagir, être solidaire, ne pas laisser une poignée de courageux prendre tout le risque sur leurs épaules.L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est aujourd’hui incarcéré à Alger pour ce qu’il a dit et écrit. Malgré tout, certains, notamment à la France Insoumise, rechignent à demander sa libération…Cela devrait pourtant être une évidence, surtout quand on est de gauche ! Mais il semble que, maintenant, on puisse se prétendre de gauche radicale et s’essuyer les pieds sur les droits de l’homme. Pour certains, même, cela va ensemble. Cette attitude, c’est ce qu’il y a de pire dans la condition humaine : la lâcheté, le mensonge, l’hypocrisie, la tartuferie, le calcul politique, l’abandon de toute dignité, de toute éthique. Au-delà même de la gauche et de la droite, c’est l’inverse des principes humanistes. Ces gens de LFI qui ont refusé de voter la demande de libération de Boualem Sansal au Parlement européen sont des anti-voltairiens primaires. Des anti-liberté. Des collaborateurs du fanatisme religieux. C’est impardonnable de laisser croupir en prison un écrivain de 80 ans en raison de ses simples opinions. C’est impardonnable.Leur refus relève-t-il du clientélisme ou de l’idéologie ?De la bêtise, je crois.En page 14 de votre livre, ironisant sur le choix que vous avez fait de passer votre nuit au Panthéon (pour parler à Voltaire), alors que vous auriez pu choisir n’importe quel autre musée, vous écrivez : “J’ai renoncé aux Titien et aux Goya du Prado. D’accord, je n’ai pas fait histoire de l’art mais je me serais documenté. J’aurais fait ça bien, j’ai tellement peur de décevoir.” Qui avez-vous peur de décevoir ?Hélas, beaucoup plus que mes proches : c’est le monde entier que je crains de décevoir. Ce qui est un peu lourd (il rit). Mais surtout, je ne supporte pas de voir des jeunes hommes et femmes renoncer à la vie libre par un lavage de cerveau religieux et communautaire, de génération en génération. Alors tant pis si cela est vain, mais j’essaierai toujours de créer une brèche de doute. Si je n’y arrive pas, c’est moi et eux que je décevrai, qu’ils le sachent ou pas.
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Author : Anne Rosencher
Publish date : 2025-02-16 11:00:00
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