C’est un lieu riche d’histoire, qui a vu passer les plus grands spécialistes du genre humain, de Claude Lévi-Strauss à André Leroi-Gourhan, préhistorien ayant bousculé les méthodes des fouilles archéologiques. Le Musée de l’Homme, composante du prestigieux Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), est depuis sa création en 1937 un acteur incontournable de la connaissance et de sa diffusion, qui emploie 150 enseignants-chercheurs en préhistoire, ethnologie ou anthropologie biologique. Alors, quand l’institution scientifique a noué un partenariat avec le magazine féminin ELLE, et a été rebaptisée pour l’occasion “Musée de la femme” les 11, 12 et 13 décembre dernier, plusieurs chercheurs se sont étranglés.”Ce changement de nom, placardé en grand dès l’entrée du musée, est un contresens. Il donne l’impression que nous faisons un travail genré ou sexiste, alors que l’Homme, avec un grand H, désigne l’ensemble de l’espèce humaine présente et passée étudiée dans ces murs”, explique Arnaud Hurel, historien et ingénieur de recherche au MNHN. Mais le plus grave, selon lui, réside dans le contenu de ces trois soirées : aux côtés d’ateliers maquillage et musculation du périnée, le public a assisté à des conférences d’une “coach spirituelle et maître Reiki”, une médecine alternative jamais démontrée scientifiquement, ou d’un astrologue, une pseudoscience très prisée par la presse féminine, mais non sans danger.Très vite, les syndicats du personnel, qui ont découvert la programmation sur le tard, ont condamné cet “événement mondain, sans concertation ni transparence”. En l’organisant, “la direction du Musée de l’Homme va à l’encontre d’une des valeurs cardinales du muséum : la scientificité”, dénoncent-ils dans un communiqué. Car le comité consultatif d’éthique de l’établissement est clair : celui-ci “ne peut endosser, ni promouvoir, ni s’associer à des discours pseudoscientifiques, spiritualistes, religieux ou sectaires lorsque ceux-ci tentent de statuer sur le monde réel”, peut-on lire dans une charte consacrée aux partenariats.Auprès de L’Express, Jérôme Gestin, directeur général adjoint du MNHN, reconnaît que ces conférences ont “échappé” à sa vigilance. “Si on l’avait su avant, on aurait eu une discussion avec ELLE pour leur dire que cela ne correspondait pas à notre ligne”, assure-t-il. Emeline Parent, directrice générale déléguée aux Musées, rappelle également que “certains chercheurs avaient initialement été approchés pour participer à ce partenariat”, sans que cela ne se soit finalement concrétisé. “Une organisatrice de chez ELLE m’avait contacté pour que je réalise une conférence sur un sujet de mon choix, en lien avec les femmes, confirme Samuel Pavard, démographe et professeur au MNHN. Je lui avais proposé de parler de l’évolution de l’obstétrique et comment elle se traduisait aujourd’hui, avec la forte mortalité maternelle qui existe encore dans une partie du monde. Selon le magazine, c’était toutefois trop “triste”, et je n’ai jamais été relancé”, relate-t-il. Interrogé par L’Express, ELLE n’a pas souhaité réagir.Une quête de rentabilitéAu Musée de l’Homme, ces événements ne sont néanmoins pas nouveaux, et s’inscrivent dans une politique de “développement des ressources”, concède Jérôme Gestin. Car le MNHN, malgré ses 24 millions d’euros de recettes de fréquentation et des subventions importantes de l’Etat, est déficitaire depuis deux ans. Dans le cas du partenariat avec ELLE, la contrepartie n’était pourtant pas financière : le magazine a pu bénéficier de la gratuité des locaux – frais techniques exceptés -, en échange d’un portrait laudatif de la directrice du Musée de l’Homme publié dans leurs colonnes – “5 clés pour trouver sa place en tant que femme leader” -, auxquels s’ajouteront bientôt ceux de chercheurs de l’institution, promet Emeline Parent. “Cela nous permet d’avoir de la visibilité et d’aller chercher des publics différents”, soutiennent les deux dirigeants.L’affaire pourrait prêter à sourire, mais elle illustre toute la difficulté, pour la vénérable institution, à s’ouvrir à un plus large public et à trouver de nouvelles ressources, sans renier ses fondements et la place de la science, sa raison d’être. De quoi générer des tensions récurrentes. Passons sur les petites crispations quotidiennes – ces espaces de travail souvent peu accessibles aux chercheurs, car loués par des entreprises ou pour des événements privés. La première levée de boucliers est arrivée avec ces balades nocturnes dans le Jardin des plantes, au milieu de sculptures illuminées d’animaux disparus, proposées depuis 2018 au public parisien. Un succès populaire… qui a scandalisé une partie des chercheurs de la maison. “On se croyait dans un parc d’attractions. Non seulement aucun scientifique n’a été sollicité pour y contribuer, mais il y avait surtout des aberrations, comme des mammouths qui côtoyaient des tyrannosaures, alors que ces deux espèces n’ont jamais coexisté !”, s’emporte une enseignante-chercheuse.Le 16 avril 2019, lors d’une réunion avec la direction du MNHN, un élu syndical déplore également que le discours scientifique soit “proche du néant avec cet événement”, et s’inquiète de l’absence d’étude d’impact sur le bien-être des animaux présents dans “la ménagerie”, un espace du Jardin des plantes par lequel passe l’exposition. Les flamants roses, en pleine période de gestation, ont en effet donné naissance deux mois avant leur terme, et les soigneurs ne souhaitaient pas que le parcours soit maintenu à cet endroit. Pourtant, l’un des directeurs du muséum élude : “Cette manifestation revêt un certain nombre de points positifs, y compris en termes de recettes pour l’établissement.”Une mission de diffusion des connaissancesLes chercheurs n’ont cependant pas renoncé à faire pression, et la direction a fini par reculer : outre la réalisation d’un diagnostic sur les animaux de la ménagerie, les illuminations, qui en sont à leur sixième édition, associent désormais “complètement” les scientifiques du muséum, rassure Gaël Clément, professeur de paléontologie, trois fois commissaire de l’événement. Denis Audo, spécialiste des arthropodes aquatiques fossiles, appuie : “Les artistes en charge des structures lumineuses m’ont demandé de choisir des espèces de crustacés à représenter, et j’ai participé à l’écriture des textes pour expliquer leurs spécificités au public.” “Ce qui est dommage, c’est que la direction ne nous ait pas consultés avant le début du projet. Elle a souvent tendance à oublier que nous avons aussi une mission de diffusion des connaissances”, résume un chercheur.Comme ce jour où elle a proposé à Philippe Charlier, un médecin-anthropologue extérieur à l’établissement et dont le travail sur l’identification du crâne d’Henri IV est contesté, de devenir commissaire scientifique d’une exposition sur les momies… alors même que plusieurs chercheurs du muséum sont spécialistes du sujet. Très en colère, ces derniers ont là encore forcé la direction à faire marche arrière. Mais une autre exposition en cours de validation, consacrée à des photographies de Nikos Aliagas, l’animateur de la Star Academy sur TF1, suscite de nouveau l’incompréhension. “Esthétiquement, ce qu’il fait est plutôt joli. Mais ne me demandez pas ce que cela a à voir avec le Musée de l’Homme”, ironise un scientifique, qui y voit “une stratégie pour attirer le grand public”. Emeline Parent, directrice générale déléguée aux Musées, s’en défend : “L’idée du projet ne vient pas d’un chercheur, c’est vrai. Mais son travail de photographie a été reconnu par d’autres institutions, et on réfléchit avec le comité de programmation, évidemment, à l’adosser à de l’ethnologie ou de l’anthropologie culturelle.”Une exposition très artistiqueMême quand les chercheurs sont associés en amont d’une exposition, la situation n’est pas forcément meilleure. Quatre scientifiques, qui ont travaillé sur Migrations, une odyssée humaine, une exposition en cours au Musée de l’Homme, en gardent un mauvais souvenir. A l’origine, la cheffe de projet de l’exposition leur demande un synopsis pour décrire dans une vidéo les déplacements d’Homo Sapiens, il y a 200 000 ans. Sans nouvelles ensuite pendant neuf mois, ils finiront par recevoir un film déjà finalisé et rempli d’erreurs, à l’image de ce passage où les concepteurs ont confondu Sapiens et Neandertal, deux espèces différentes. Une postdoctorante, d’abord mobilisée pour mettre en évidence les migrations polynésiennes – son sujet de thèse – a de son côté vu son travail… supprimé. “On a pu corriger in extremis la vidéo, quelques jours avant le début de l’exposition. Mais cela nous a donné l’impression de ne pas du tout être considérés”, souffle un membre de l’équipe. Ce débat, “pas nouveau” pour Antoine Balzeau, directeur de recherche au MNHN, a toutefois redoublé avec le recrutement de “concepteurs d’expositions au profil plutôt junior, issus pour leur majorité du milieu de l’art”, décrypte-t-il.La forme finale de Migrations, une odyssée humaine en témoigne : seul un tiers de l’exposition est consacré au travail des paléoanthropologues et généticiens, le reste étant composé d’œuvres d’art et de témoignages de migrants. “Cette exposition n’est-elle pas plus adaptée au Musée de l’histoire de l’immigration ?”, s’interroge une chercheuse du musée. Jérôme Gestin, directeur général adjoint du MNHN, relativise. “On mène les expositions comme des projets, avec des comités de validation. Il est très rarement arrivé que soient remontés des problèmes de ce type, souligne-t-il. La plupart du temps, il y a un dialogue constant entre les équipes muséologiques et le commissariat scientifique.”Des chercheurs invités au silencePlus étonnant encore, le 30 janvier 2024, le Musée de l’Homme a accueilli un séminaire coorganisé par Klara Boyer-Rossol, une historienne de l’Afrique convaincue depuis plusieurs années que le crâne d’un roi malgache pourrait être présent dans le musée. Dans la presse, certains de ses arguments surprennent par leur ésotérisme : “Les possédées royales [du peuple qui le réclame] affirment que les esprits l’ont désigné comme étant celui du roi”, soutient-elle par exemple. “Non seulement ce discours n’est pas scientifique, mais il contredit surtout notre travail. En 2018, des analyses ADN par des chercheurs du musée avaient démontré qu’on ne pouvait pas l’attester !”, rectifie un professeur du MNHN, qui rappelle que l’établissement avait par ailleurs interdit à ses scientifiques de s’exprimer sur le sujet, pour des raisons diplomatiques.Interrogée quelques jours avant la conférence, lors d’un comité social d’administration, la présidence du MNHN n’y a pourtant vu aucun problème : “Nous sommes une maison hospitalière, et pouvons tout à fait accueillir une réunion scientifique, même si elle est coorganisée par une chercheuse qui n’est pas salariée d’un établissement public de recherche”, peut-on lire dans le procès-verbal, que L’Express a consulté. Concernant la demande de restitution de restes humains par l’Etat malgache, “le muséum rendra un avis scientifique, mais la décision finale sera prise par l’Etat français”, indique-t-elle. A l’écoute d’une telle réponse, un enseignant-chercheur se désole : “Au fond, est-ce que la science a encore une voix à porter au Musée de l’Homme ?”
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Author : Alexis Da Silva
Publish date : 2025-02-16 15:30:00
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Wednesday, February 19