Alors que le président de la République vient d’annoncer 109 milliards d’euros d’investissements privés dans des data centers dédiés à l’intelligence artificielle en France, certaines réactions se sont montrées sceptiques. On entend hélas trop souvent dire que l’Europe devrait éviter de copier la folie des grandeurs américaine et privilégier une logique “small is beautiful” : une intelligence artificielle frugale, exclusivement fondée sur de petits modèles, sans gros investissements.L’intention est louable, mais la solution nous paraît erronée. Ce n’est pas en abandonnant aux États-Unis et à la Chine les moyens d’entraîner et d’utiliser les modèles d’IA les plus puissants que nous parviendrons à imposer nos propres valeurs. Si nous voulons garder notre indépendance politique et économique pour les décennies à venir, il nous faut un effort d’investissement massif dans les infrastructures de l’IA.Rappelons quelques chiffres. Les meilleurs des grands modèles de langage (LLM), à la frontière technologique, voient chaque année doubler leur coût d’entraînement. Ce coût implique principalement la mobilisation de grands jeux de données et de processeurs graphiques toujours plus nombreux et puissants. Or, tandis que les Etats-Unis détiennent 70 % de la puissance de calcul mondiale disponible pour l’intelligence artificielle, la part de l’Europe s’élève à seulement… 4 %. D’après nos calculs, se mettre au niveau des capacités américaines, en proportion de nos PIB respectifs, impliquerait pour la France de dédier à des data centers spécialisés dans l’IA sur son territoire 5 à 6 gigawatts d’ici 2028, soit un investissement de 250 à 300 milliards d’euros d’ici 2028.Garantir notre indépendance technologiqueMais alors, pourquoi un tel investissement est-il nécessaire ? D’abord parce que l’IA s’apprête à devenir une infrastructure centrale de nos économies, comme le sont l’électricité ou Internet. Dans les prochaines années, nous allons assister à une automatisation massive des tâches cognitives qui va concerner tous les secteurs, des plus évidents (sciences, éducation), aux plus éloignés du numérique (artisanat, construction) en passant par les plus critiques (défense, santé). Une transformation équivalente à une nouvelle révolution industrielle, qui pourrait nous permettre de réaliser d’importants gains de productivité. Or, si nous ne voulons pas que se perpétue le décrochage économique entamé depuis une vingtaine d’années avec les États-Unis, gravir rapidement ce nouvel étage technologique apparaît comme indispensable à la croissance de la productivité et du niveau de vie en Europe.Cela signifie également que nous ne pouvons pas nous permettre d’en laisser à des puissances étrangères la maîtrise physique. Si nous dépendons des serveurs et fournisseurs américains pour l’entraînement et l’utilisation des meilleurs modèles d’intelligence artificielle, et que ceux-ci supportent une large part de notre économie future, nous perdrons tout pouvoir de négociation et serons vulnérables à de futurs chantages géopolitiques. Il ne s’agit pas d’être autosuffisants – personne ne l’est – mais de disposer des supports essentiels de la puissance de demain. Et bien qu’il implique des arbitrages difficiles, l’effort d’investissement nécessaire dans les infrastructures de l’IA est réalisable. Les récentes annonces sont la preuve que les lignes bougent.Pour aller plus loin, il nous faudra créer des dispositifs spéciaux afin d’orienter l’investissement privé vers la création de data centers, mais également mobiliser l’épargne européenne disponible et accélérer l’implantation de ces infrastructures par une application intelligente des régulations industrielles dont les délais actuels de construction en France dépassent les cinq ans ! Cela implique aussi d’accorder une priorité au raccordement électrique de ces installations, et de continuer notre effort en faveur de l’énergie nucléaire, décisive pour leur alimentation.L’Europe comme la France ne doivent pas faire de la protection des données individuelles un totem qui confine parfois à l’absurde et manque souvent son butEnfin, un tel objectif requiert une régulation mesurée du secteur, qui évite le maximalisme d’estrade. La protection des données individuelles a bien entendu toute sa place dans une régulation intelligente du secteur de l’IA, et du numérique en général. Néanmoins, l’Europe comme la France ne doivent pas en faire un totem qui confine parfois à l’absurde et manque souvent son but, par exemple quand elle conduit à décourager l’innovation et l’entrée de start-up sur le continent, au profit des plus gros acteurs existants qui seuls peuvent faire face à une charge réglementaire toujours plus tentaculaire.Les processeurs, la cléPlus qu’un investissement dans une innovation technologique, ce chantier doit être appréhendé comme la sécurisation de la ressource cruciale du XXIe siècle : la puissance de calcul. La course à l’IA est déjà lancée et nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas y participer. L’optimisation du modèle développé par l’entreprise chinoise DeepSeek a certes impressionné, mais elle ne doit pour autant pas faire croire qu’une approche minimaliste de l’IA serait la voie à suivre. D’autant que ce modèle repose sur des infrastructures et des investissements de grande ampleur. DeepSeek comme Google opèrent leurs propres data centers, ce qui leur permet d’innover à tous les niveaux, notamment en remontant dans la chaîne de valeur : programmation bas niveau des processeurs, construction de data centers, conception de processeurs spécialisés, etc.Les avancées majeures en IA naissent souvent de la combinaison entre progrès logiciels (algorithmes, modèles d’IA) et innovations matérielles (puces, data centers). Les opérateurs américains misent plus que jamais sur une croissance continue des investissements requis pour repousser la frontière technologique. Faire le pari contraire en Europe serait désastreux, car en 2030, la liberté aura un prix concret : celui des processeurs.* Raphaël Doan, Haut fonctionnaire et écrivainAntoine Levy, Assistant Professor at UC Berkeley Haas School of BusinessVictor Storchan, Ingénieur en machine learning et directeur scientifique de la série “Puissance de l’IA” publiée par Le Grand Continent.
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Publish date : 2025-02-16 12:00:00
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