Taïwan, que Pékin revendique comme l’une de ses provinces, fait face à une pression permanente de la part de la Chine. En plus des incursions quasi quotidiennes d’avions chinois dans sa zone d’identification aérienne ou de bateaux à proximité de ses côtes, l’île, qui mène de facto une politique autonome, est également l’un des pays au monde les plus ciblés par les cyberattaques.De passage à Paris à l’occasion du sommet pour l’IA, Audrey Tang, cyber-ambassadrice itinérante de Taïwan et ancienne ministre du Numérique, est en première ligne de ce conflit hybride. Son expérience sur la façon de lutter contre une désinformation accélérée par l’IA est précieuse. L’Express l’a rencontrée.L’Express : Selon vous, quelle est l’IA la plus dangereuse pour l’avenir : l’IA américaine ou l’IA chinoise ?Audrey Tang : La plus dangereuse serait une IA guidée par son ego, qui se considère comme une espèce à part, avec un instinct de survie. Cela ressemble à de la science-fiction, mais de nombreuses personnes pensent qu’il y a une possibilité non négligeable pour que quelque chose de ce genre se produise d’ici une dizaine d’années. Bien sûr, le consensus n’est pas à une probabilité très élevée. Mais prendre ce risque revient à jouer à la roulette russe. C’est très dangereux.Il y a en réalité deux courses différentes à l’IA en cours. La première est verticale : on cherche à augmenter les capacités, à obtenir plus de données et à développer des modèles de langage plus grands, plus performants. Mais il y a aussi une autre course, horizontale, celle de la diffusion et de la distribution de l’IA en open source [ou source ouverte].Il est temps qu’au lieu d’envisager l’IA comme un cerveau surpuissant, capable de tout faire, nous la concevions de manière qu’elle s’oriente davantage vers des tâches précises (comme la traduction ou le résumé de document). Pour moi, la réponse passe par la création de modèles de langage [NDLR : les systèmes permettant de faire fonctionner les applications d’intelligence artificielle] compartimentés et plus petits, qui peuvent apporter des réponses très intelligentes, mais sans ego. Bref, il faut imaginer une IA avec un esprit bouddhiste [Rires.]. La question n’est pas tant de savoir si les Etats-Unis ou la Chine gagneront la course à l’IA, mais d’éviter que les machines ne la gagnent. Ce serait le pire des scénarios.Comment expliquez-vous l’essor rapide de l’acteur chinois DeepSeek, qui a réussi à émerger en si peu de temps et à un coût bien inférieur à celui d’OpenAI et d’autres modèles ?C’est simplement une brique Lego posée au sommet d’une tour entièrement construite sur les précédents travaux de scientifiques. Beaucoup de gens disent que cette brique n’a pas coûté cher, mais elle repose sur une technique appelée “mixture of experts” [NDLR : qui permet de faire des calculs plus rapides], développée en partie par Mistral, et Mistral s’appuie lui-même sur LLaMA de Meta [un modèle linguistique rendu publiquement accessible], et ainsi de suite. Derrière DeepSeek, il y a tout un écosystème open source dont R1, leur dernier modèle de langage, n’est que la dernière brique. Ce n’est même plus la dernière, car, depuis, Perplexity a pris cette base et en a fait sa propre version. On ne peut donc pas vraiment dire que DeepSeek n’a pas coûté cher, car cette IA s’appuie sur cette tour, réalisée par d’autres personnes.Dans quelle mesure DeepSeek peut-il devenir un outil d’influence pour la Chine ?Si vous ne voulez pas utiliser le modèle R1, de DeepSeek, il existe désormais de nombreuses autres options, équivalentes, voire meilleures, et à moindre coût. Donc, même si pendant une semaine, c’était “la dernière brique Lego”, la dernière innovation en date, ce n’est plus le cas maintenant. Il n’y a donc pas de raison de paniquer à ce sujet.Il faut par ailleurs faire la distinction entre la brique Lego, qui est le modèle R1, et l’application qu’est DeepSeek. Le modèle de base peut répondre à certaines questions, mais ce service est censuré [NDLR : le massacre de Tiananmen de 1989 n’apparaît jamais dans les réponses, par exemple, et Taïwan est décrit comme une partie “inaliénable” de la Chine]. Une dépendance excessive à cette application est donc assez dangereuse, ce qui explique pourquoi le gouvernement de Taïwan et son secteur public interdisent son utilisation. Mais si vous voulez télécharger cette brique Lego et l’étudier, il n’y a pas de problème.La Chine utilise-t-elle l’IA pour déstabiliser Taïwan et lancer des cyberattaques ?Nous subissons des millions de tentatives de cyberattaques par jour à Taïwan : depuis plus d’une décennie, nous sommes le pays le plus touché par ce type d’attaques. Depuis 2022, lorsque la présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Nancy Pelosi, s’est rendue à Taïwan, nous observons aussi des actions hybrides, avec des cyberattaques et de la désinformation. Par exemple, une cyberattaque qui bloque l’accès au site ou aux services de certains ministères afin de créer un vide propice aux fake news, suivie d’une attaque informationnelle qui a pour but d’alimenter des panneaux publicitaires avec des messages haineux [NDLR : ce qu’il s’est produit en 2022, durant la visite de Nancy Pelosi]. L’accès aux résultats d’une élection peut aussi être paralysé, pour y substituer toutes sortes de fausses rumeurs. Mais il existe d’autres tactiques hybrides, comme la coupure “accidentelle” [en 2023] des câbles sous-marins entre Taïwan et les îles Matsu [qui font partie de l’archipel taïwanais].Comment définiriez-vous la stratégie chinoise de désinformation et la menace qu’elle représente pour la démocratie taïwanaise ?Les régimes autoritaires ont toujours le même discours : “La démocratie ne marche pas.” Ils disent que “la démocratie ne mène qu’au chaos et à la polarisation”, ou encore que “seuls les régimes autoritaires peuvent contrôler une pandémie”. A l’époque, notre réponse a été de mettre en place encore plus d’outils démocratiques, et de montrer que nous avions de meilleurs résultats dans la lutte contre le Covid.Comment vous défendez-vous ?Nous avons aussi organisé des solutions de repli, comme des satellites en orbite basse pour assurer la connexion Internet même si les câbles sont coupés. Contre les cyberattaques, nous avons créé des équipes de détection et surveillance des menaces. Nous utilisons aussi l’IA pour les repérer le plus tôt possible.Côté désinformation, nous faisons du “prebunking” afin que les citoyens soient informés et préparés. Avant une élection, nous avertissons ainsi la population qu’elle va être confrontée à des fake news prétendant qu’il y a de la violence dans certains bureaux de vote, ou bien que les résultats sont truqués. Ces fake news finissent par être diffusées, mais comme nous en avions parlé en amont, elles ne prennent pas vraiment.Nous avons mis en place une base de données que les citoyens peuvent consulter lorsqu’une rumeur devient virale pour la comparer à d’autres fake news qui ont déjà été débunkées [NDLR : réfutées]. On peut ensuite générer très rapidement une réponse en utilisant de l’IA, mais nous comptons aussi sur les journalistes, notamment, pour effectuer la vérification finale.Enfin, l’Institut national de cybersécurité est chargé de défendre les infrastructures critiques. Dans ce domaine, nous collaborons également avec des acteurs du secteur privé, y compris des entreprises taïwanaises comme Trend Micro, mais aussi des entreprises internationales comme les grands fournisseurs de services cloud : Microsoft, Google, Amazon Cloud, et bien d’autres. Nous organisons des exercices avec ces groupes, avec des simulations d’attaques.L’élection de Donald Trump, dont on ne sait pas s’il défendrait Taïwan, rend-elle plus probable une attaque chinoise contre l’île ?Taïwan considère tous ses alliés démocratiques comme des pairs dans la défense de la démocratie. Si l’un de nos alliés est gangrené par des divisions, ce n’est pas une bonne nouvelle pour Taïwan. Or si l’on compare la dernière élection américaine à celle d’il y a quatre ans, ou même à celle de 2016, le résultat est plus clair, il y a moins de conflits internes sur les résultats. Et c’est plutôt une bonne chose pour Taïwan.Trump a déjà annoncé qu’il voulait que les Taïwanais paient davantage pour leur défense, et il menace de taxer les semi-conducteurs, n’est-ce pas inquiétant ?Notre ministre de l’Economie et notre président ont tous les deux indiqué qu’il y avait une communication renforcée entre le gouvernement taïwanais et les Etats-Unis, car nous dépensons déjà beaucoup, et de plus en plus, pour la défense. Notre partenariat sur les semi-conducteurs a toujours été un accord gagnant-gagnant, car leur conception se fait aux Etats-Unis et la fabrication à Taïwan. C’est un accord bénéfique pour les deux parties, donc nous devons nous fonder sur les excellentes relations que nous entretenons déjà.Face aux Etats-Unis et à la Chine, l’Europe a-t-elle pris un retard irrattrapable ?Si vous construisez votre IA à partir d’une source ouverte, il vaut mieux arriver en retard parce que beaucoup de choses ont déjà été construites et que vous pouvez utiliser à votre guise les composants existants.Est-il possible de créer une IA saine ?Le moment est venu pour ceux qui sont très attachés à l’éthique d’en imprégner l’IA. Pour corriger le mouvement qui s’est imposé depuis 2016, lorsque des plateformes comme YouTube ou Instagram ont modifié leurs algorithmes afin que les utilisateurs passent le plus de temps possible sur les écrans. Ils ont créé des systèmes d’apprentissage automatique destinés à inciter les gens à regarder en continu de courtes vidéos. C’est devenu un problème de santé mentale dans le monde entier, et un parasite pour les sociétés, qui ont malheureusement adhéré à cette logique.Aujourd’hui, les gens s’éveillent collectivement à l’idée que l’IA peut être régulée. Nous voyons partout dans le monde des lois, des règlements, des normes pour encadrer l’utilisation des réseaux sociaux par les plus jeunes ou dans les salles de classe. Nous devons imprégner ces algorithmes avec une éthique différente, en prenant en compte les traditions morales de l’Antiquité ou en ayant pour objectif que les gens se comprennent mieux les uns les autres.Parallèlement, avec ces technologies, de nouvelles menaces apparaissent : les criminels créent des techniques de phishing [ou hameçonnage : technique consistant à se faire passer pour un organisme pour obtenir des données bancaires, NDLR] ou d’autres escroqueries de plus en plus efficaces.C’est pourquoi les moyens de se défendre contre ses arnaques doivent aussi être en open source. Il faut se lancer dans une course à la sécurité : plus nous travaillons sur cette diffusion de l’IA de manière sûre, en l’intégrant à chaque culture et à chaque société, moins il sera probable que de grands laboratoires ou pays monopolisent cette technologie.L’IA peut-elle être au service de la démocratie ?Il y a en réalité deux courses différentes à l’IA en cours. La première est verticale : on cherche à augmenter les capacités, à obtenir plus de données et à développer des modèles de langage plus grands, plus performants. Mais il y a aussi une autre course, horizontale, celle de la diffusion et de la distribution de l’IA.La façon la plus simple de mettre l’IA au service de la démocratie est de s’assurer que les gens aient accès à de l’intelligence artificielle spécialisée, avec des petits modèles de langage, qu’ils puissent maîtriser. Je travaille par exemple avec le projet d’intelligence collective cip.org. Nous lançons un dialogue international sur l’IA afin que les gens du monde entier puissent poser des questions sur la manière dont ils veulent que l’IA se comporte. L’objectif est que l’IA puisse s’adapter aux besoins de différentes communautés en fonction de leur culture et de leurs normes.Il ne peut pas exister d’IA universellement alignée sur la démocratie, car celle-ci a une signification très différente dans chaque pays démocratique. C’est pourquoi, au lieu d’une IA universelle qui coloniserait le reste du monde, nous avons besoin de pluralisme, de sorte que les personnes qui s’accordent sur certaines valeurs très fondamentales, puissent les traduire en différentes applications en fonction de leur culture, de leur législation, des normes locales.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/audrey-tang-ambassadrice-de-taiwan-il-ne-faut-pas-laisser-les-machines-gagner-la-course-a-lia-GOQHK4EIWZEUDIF52W4JY5QHZA/
Author : Aurore Gayte, Cyrille Pluyette
Publish date : 2025-02-16 07:30:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
Trending
- Sarwar admits Starmer’s time in power has been tough – but he’s confident Scottish Labour will oust SNP
- Fury over Donald Trump’s ‘pure Disney’ Ukraine rants that ‘will have pleased Russia’
- Fury over Donald Trump’s ‘pure Disney’ Ukraine rants that ‘will have pleased Russia’
- Aston Villa vs Liverpool LIVE: Premier League result and reaction after four-goal thriller
- ‘It’s definitely not moving’: another bear makes evacuated LA home its own
- Marvellous Mbappe sends Man City crashing out of Europe
- Starmer compares Zelensky to CHURCHILL as he defends Ukrainian leader from Trump’s ‘dictator’ jibes: UK PM says ‘perfectly reasonable’ to suspend elections during war – like Britain did in WWII – but urges ‘everyone to work together for peace’
- Denise Richards und Charlie Sheen: Ihre Ehe war “eine Achterbahnfahrt”
Wednesday, February 19