En histoire, il est des assertions populaires entendues dans l’enfance que l’on perpétue devenu adulte sans jamais les interroger. C’est à l’une d’entre elles, et non des moindres, que s’attaque Appartements témoins, fruit d’un travail de recherche de plus de dix ans, publié à La Découverte le 20 février. Qui n’a pas en tête l’image de ces appartements parisiens occupés par des “collaborateurs”, que les juifs ne peuvent récupérer à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? L’idée que ces logements ont été investis par des Parisiens compromis avec l’occupant, grâce à la complicité d’une concierge bien informée ? La représentation, enfin, d’une “spoliation” identique à celles ayant frappé les commerces, les meubles ou les œuvres d’art dans le cadre de la politique d’aryanisation menée par les Allemands et le régime de Vichy ? Dans Appartements témoins, Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric le Bourhis, tous trois chercheurs, démontent une à une ces croyances. Et relatent dans un raisonnement implacable, fondé sur des documents inédits, une spoliation d’un genre différent : celle des baux locatifs juifs.Lorsqu’ils quittent la capitale pour la zone libre, la province ou, plus tard, qu’ils sont déportés, la très grande majorité des 200 000 juifs de la région parisienne laissent derrière eux des appartements dont ils sont locataires. Comme la plupart des Parisiens : “En 1941, seulement 7 % des immeubles abritent des propriétaires occupants et eux uniquement. Tous les autres abritent pour l’essentiel des locataires”, indiquent les auteurs. Or, entre 1940 et 1942, les premières mesures d’aryanisation économique portent sur les biens, les meubles, les œuvres d’art, les commerces, mais pas sur les baux d’habitation personnelle. Les juifs restent donc détenteurs de leur bail. Et ce, d’autant plus qu’une grande partie d’entre eux continue à payer leurs quittances, une pratique facilitée par le faible niveau des loyers de l’époque, qui représentent moins de 5 % du salaire. Paradoxalement, le droit, très favorable aux locataires durant la guerre, s’applique aussi aux juifs, alors même qu’ils sont par ailleurs victimes de persécutions. Les propriétaires protestent, ils voudraient récupérer leurs appartements, ils n’y parviennent pas. En revanche, en 1943 lorsque la préfecture a besoin de reloger les sinistrés de bombardements, la machine administrative permettant en toute illégalité la réattribution des appartements juifs se met en place.Appartement TémoinsLe fonds 133W recèle bien des secretsLes trois chercheurs ont fait cette découverte presque par hasard. Aucun d’eux ne consacre l’essentiel de ses travaux à ce sujet. Sarah Gensburger est sociologue de la mémoire au CNRS-Sciences Po, même si elle a travaillé sur les spoliations en parallèle de sa thèse. Isabelle Backouche est historienne (EHESS), elle explore les relations entre la ville et l’homme, mais sans lien avec la période de la guerre. C’est pourtant elle qui découvre des archives inédites en travaillant sur “l’îlot 16” un quartier de Paris, dans le Marais, insalubre, dont les habitants ont été expulsés avant qu’il fasse l’objet d’une rénovation urbaine. Aux Archives de Paris, elle tombe sur un fonds – le 133W – étiqueté comme “dossiers de réquisition de logements vacants en faveur de particuliers classés par ordre alphabétique, 1942‑1944”. 66 cartons, des liasses de papiers classés par noms de rue, puis par numéro et “nom du Juif”. Cette dernière mention attire son attention, elle en parle à Sarah Gensburger, qui ne comprend pas ce dont il s’agit. Intriguées, elles se mettent au travail avec Eric Le Bourhis, à l’époque postdoctorant, désormais historien à l’Inalco, qui les aide à explorer ces données. Durant des années, ils s’attachent à comprendre, puis à reconstituer cette histoire inconnue, qui se déroule en marge de la politique d’aryanisation.Formulaire de déclaration, mis en circulation en mai 1944Sollicité à de multiples reprises par des propriétaires ou des gérants qui veulent récupérer leurs logements vacants, le Commissariat général aux questions juives a, en effet, rappelé qu’il ne s’occupe que des biens appartenant à des juifs et qu’il “n’a pas à connaître les litiges entre propriétaires aryens et locataires juifs”. A partir de 1943, c’est donc sous la houlette de la préfecture de la Seine que se met en place un “service de relogement”. Le bombardement de Boulogne à l’été 1943 a fait céder les dernières hésitations. L’administration “classique” s’emploie à trouver un habillage pour rendre légale une opération qui ne l’est pas : installer des locataires dans des appartements dont les baux courent toujours. Les sinistrés seront les premiers relogés, suivront des fonctionnaires comme les gardes républicains de la caserne de la place de la République réquisitionnée par les Allemands, puis des fonctionnaires perdant leur logement de fonction pour cause de départ à la retraite, puis des familles sur critères sociaux. Par cercles concentriques, le “2 rue Pernelle”, où est installé le service du relogement, devient une agence où les Parisiens viennent demander une HBM parce qu’ils veulent améliorer leurs conditions de vie. La préfecture garde la main sur le processus, elle n’autorise les propriétaires à relouer qu’à condition de leur imposer les futurs occupants.Car, lorsqu’à la fin de la guerre les juifs parisiens ayant survécu reviennent, nombreux découvrent leurs appartements occupés. Ils tiennent à les récupérer, ils savent que les membres de leur famille qu’ils ont perdus de vue durant les années d’occupation tenteront de les retrouver à leur dernière adresse. Certains en appellent à la justice qui, systématiquement, leur donne raison : ces occupations sont illégales et doivent cesser. Mais ces décisions sont peu appliquées. Les autres font confiance à l’administration pour voir leurs droits reconnus. A tort. Une ordonnance de novembre 1944 les réintègre dans leurs droits, mais en apparence seulement : dans son article 2, elle liste une série de catégories de relogés qui ne peuvent être expulsés, précisément ceux que la préfecture avait choisis à partir de 1943. Puis, en 1946, une loi rend quasi impossible l’expulsion des locataires. « En moins de deux ans, alors même que les familles sont encore dispersées, les lois de la République ont tourné le dos aux familles juives évincées de leur logement”, notent les auteurs. Un temps, ils ont hésité à employer le terme de “spoliation” qui, dans l’imaginaire collectif, renvoie à la notion de propriété. Peu à peu, leur opinion s’est forgée, il ne s’agit de rien d’autre. D’où le sous-titre de leur passionnant ouvrage.Car, lorsqu’à la fin de la guerre les juifs parisiens ayant survécu reviennent, nombreux découvrent leurs appartements occupés. Ils tiennent à les récupérer, ils savent que les membres de leur famille qu’ils ont perdus de vue durant les années d’occupation tenteront de les retrouver à leur dernière adresse. Certains en appellent à la justice qui, systématiquement, leur donne raison : ces occupations sont illégales et doivent cesser. Mais ces décisions sont peu appliquées. Les autres font confiance à l’administration pour voir leurs droits reconnus. A tort. Une ordonnance de novembre 1944 les réintègre dans leurs droits, mais en apparence seulement : dans son article 2, elle liste une série de catégories de relogés qui ne peuvent être expulsés, précisément ceux que la préfecture avait choisis à partir de 1943. Puis, en 1946, une loi rend quasi impossible l’expulsion des locataires. “En moins de deux ans, alors même que les familles sont encore dispersées, les lois de la République ont tourné le dos aux familles juives évincées de leur logement”, notent les auteurs. Un temps, ils ont hésité à employer le terme de “spoliation” qui, dans l’imaginaire collectif, renvoie à la notion de propriété. Peu à peu, leur opinion s’est forgée, il ne s’agit de rien d’autre. D’où le sous-titre de leur passionnant ouvrage.Appartements témoins. La spoliation des locataires juifs à Paris, 1940-1946 par Isabelle Backouche, Sarah Gensburger, Eric Le Bourhis. La Découverte, 448 p. , 23 €.
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Author : Agnès Laurent
Publish date : 2025-02-16 10:30:00
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“Appartements témoins”, le livre qui bouscule l’histoire de la spoliation des juifs
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