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A Trosly-Breuil, près de Compiègne (Oise), l’usine de WeylChem Lamotte tourne à la moitié de sa capacité. Ce producteur d’acide glyoxylique – utilisé dans la fabrication d’antibiotiques – est le dernier de son genre en Europe. “Si on tombe, toute notre chaîne de valeur deviendra à 100 % dépendante de la Chine”, prévient son patron, Alix Deschamps. Depuis plusieurs mois, l’entreprise souffre de l’offensive chinoise sur son produit phare. Le départ d’un client clé sur un autre composé a accentué ses difficultés. “Nous perdons plus de 40 % de chiffre d’affaires, poursuit le dirigeant. Il n’y a pas d’autre choix que la restructuration pour assurer la pérennité du site.”Le cas de WeylChem Lamotte est symptomatique de la crise que traverse la chimie en Europe. En 2023 et 2024, les capacités de production du continent ont chuté de 11 millions de tonnes. Outre-Rhin, le géant BASF se sépare de plusieurs unités de production à Ludwigshafen, berceau de la chimie allemande. Les belges Solvay et Syensqo réduisent la voilure dans l’Hexagone. Le syndicat France Chimie tire la sonnette d’alarme : la menace plane sur près de 15 000 emplois. Cette filière irrigue de nombreux pans de notre quotidien. Automobile, plastique, textile, médicaments… La “mère de toutes les industries” était le quatrième secteur européen à l’exportation en 2023. Que s’est-il passé ? ” On voit aujourd’hui les effets d’un processus à l’œuvre depuis des années, avec la politique industrielle de la Chine, la mise en place de l’Inflation Reduction Act aux Etats-Unis…”, constate Ilham Kadri. La directrice générale de Syensqo faisait partie des 73 patrons réunis à Anvers en février 2024, appelant l’Europe à agir d’urgence pour son industrie. Un an plus tard, les problématiques restent les mêmes.”Une chaîne de non-compétitivité”La facture énergétique, d’abord, pèse lourd sur ce secteur dont les besoins sont immenses pour transformer la matière, la refroidir et la chauffer. Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, le prix du gaz – à la fois comme matière première et comme source d’énergie – a flambé par rapport à son équivalent américain. Un écart de coûts amplifié par les prix des quotas de CO2.Mais les industriels européens ont une autre bête noire : la régulation. Face au mille-feuille administratif, certains d’entre eux confient consacrer à leur mise en conformité des moyens financiers et humains comparables à ceux alloués à l’innovation ! “En Europe, on se retrouve dans une chaîne de non-compétitivité, se désole Thierry Le Hénaff, le PDG d’Arkema. On nous promet des allègements réglementaires depuis dix ans, ils n’arrivent pas. Il n’est pas tenable dans la durée de continuer avec de tels écarts de prix sur l’énergie et les matières premières, et de réglementation vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Asie.”D’autant que, dans le même temps, la demande se tasse – certains acheteurs, en particulier dans la construction et l’automobile, traversent eux-mêmes une crise – et la chimie “durable” peine à trouver son public. “Nos donneurs d’ordre sont rarement prêts à payer une prime pour une chimie décarbonée, constate Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégique et RSE du spécialiste de la chimie minérale Humens. Ils exigent une forte performance environnementale, mais ils peinent ensuite à faire passer des hausses de tarifs, dans un contexte où ils sont, eux aussi, confrontés à une concurrence forte sur les prix.”“Quand un atelier tombe…”Quand la chimie vacille, c’est tout l’édifice industriel qui est ébranlé. “A court terme, la fermeture de sites perturbe les chaînes de nombreux secteurs. Cette configuration les oblige à trouver de nouveaux fournisseurs rapidement, et comme il y en a de moins en moins en Europe, leurs coûts logistiques augmentent”, explique Arnaud Aymé, directeur général France de Sia Partners.Les difficultés de Vencorex et de ses plateformes du Pont-de-Claix et de Jarrie, près de Grenoble, en donnent une illustration. Cette entreprise fournissait du sel à Arkema, que ce dernier transformait en chlore. Le géant français de la chimie le livrait à Framatome, qui s’en servait pour produire du zirconium. Le placement en redressement judiciaire de Vencorex, suivi d’une grève de plusieurs semaines, a entraîné des conséquences en cascade. Arkema a décidé de se séparer de ses activités de chlore et de soude, qui servaient notamment au traitement de l’eau et au blanchiment de la pâte à papier. L’incertitude s’est propagée jusqu’aux acheteurs finaux. Interrogé par L’Express, Framatome indique être “mobilisée pour étudier avec Arkema toutes les options pour garantir la continuité de l’approvisionnement en chlore de son usine de Jarrie, importante pour sa chaîne de fabrication”.En cas de fermeture de Vencorex, l’effet de contagion serait immédiat. “Nos activités sont très imbriquées. Différents sites sont réunis sur la même plateforme industrielle. Quand un atelier tombe, les autres doivent supporter un coût qui était jusqu’ici partagé, cela les fragilise”, explique Magali Smets, directrice générale de France Chimie. Sur le site du Pont-de-Claix, 80 % de la facture est réglée par Vencorex. “Les autres ne veulent pas prendre ce coût à leur charge – on parle de 15 millions d’euros par an. Cette fermeture risque donc de mettre la plateforme à l’arrêt”, alerte Christophe Ferrari, maire du Pont-de-Claix et président de Grenoble Métropole. Les répercussions se font sentir à plusieurs centaines de kilomètres, en Lorraine, où l’usine Ineos Polymers est alimentée en éthylène par un tuyau passant par le site de Vencorex. Durant la grève, la vanne a été coupée, laissant une partie du site à l’arrêt. Prudent, Ineos chercher aujourd’hui des solutions alternatives pour assurer son approvisionnement.Lente agonie de la pétrochimieProduits de base ou à plus forte valeur ajoutée ne sont pas affectés pareillement. En dépit d’une rentabilité sous pression, la chimie de spécialités résiste encore. C’est le créneau choisi par Arkema, qui mise sur des matériaux innovants. Sans garantie sur l’avenir. “Pour être fort dans la durée, il faut que nos fournisseurs en amont soient forts. Sinon, la chimie de spécialités va progressivement se détourner de l’Europe”, prévient Thierry Le Hénaff.La pétrochimie, elle, subit de plein fouet la tempête. Le pétrolier américain Exxon Mobil a décidé de se séparer de ses activités de vapocraquage en Normandie au printemps dernier. De son côté, l’énergéticien Eni va abandonner plusieurs sites en Italie, évoquant un “déclin irréversible” de la chimie de base. “Les fermetures de vapocraqueurs que nous observons en Europe affecteront aussi la production de polyéthylène, de polypropylène et d’autres chaînes de valeur en aval”, prévient Alexander Keller, directeur et expert sur la chimie chez Deloitte, en Allemagne, qui redoute un “effet domino”.D’ores et déjà, “face à des coûts additionnels sur leurs matières premières – liés aux fermetures de sites européens de chimie de base – et à un désavantage sur le prix de l’énergie par rapport à leurs concurrents, de plus en plus de plasturgistes décident de produire hors d’Europe ou simplement d’arrêter leurs activités”, observe Jean Moragues, à la tête de Jémo Plastic, une société de conseil spécialisée dans les polymères.Les fabricants de plastique recyclé sont en première ligne. “Avec la pression concurrentielle venant de Chine, qui rend le plastique vierge moins cher que le recyclé, ils sont de plus en plus nombreux à mettre la clé sous la porte”, constate Jean-Yves Daclin, directeur France de Plastics Europe. Et face à cette contraction de l’offre, la filière de l’emballage, pour laquelle la législation européenne fixe des objectifs en termes de plastique recyclé, se retrouve confrontée à un véritable casse-tête. “En Europe, les prix augmentent. Et si on se tourne vers l’Asie, on doit ajouter les prix du fret et du transport. Les industriels sont obligés de répercuter ces hausses sur leurs clients, ou de baisser leurs marges. Cette situation nous place en situation de dépendance à l’égard de la Chine et va à l’encontre des objectifs environnementaux puisque l’offre en matière recyclée tend à se délocaliser”, déplore Gaël Bouquet, délégué général de l’association d’emballages plastiques Elipso.La filière des emballages est indispensable pour pléthore de secteurs, des produits d’entretien à l’alimentaire, en passant par la cosmétique. Emmanuel Guichard, délégué général du syndicat des acteurs de la beauté, s’inquiète : “Si l’emballage ne devait plus être produit en France et en Europe, l’approvisionnement deviendrait plus complexe. Le risque serait qu’une partie du conditionnement de nos produits, actuellement réalisé dans nos usines, se fasse dans d’autres pays.”Dumping chinoisLe sujet de la concurrence chinoise revient inexorablement dans les préoccupations des industriels. Pékin déverse ses excédents de production à bas prix, tout en augmentant leur qualité, et étouffe le marché européen. “Il y a trois ans, pour un conteneur de produits chimiques qui partait d’Europe, il y en avait 2,5 qui arrivaient de Chine. Aujourd’hui, il y en a quatre. La Chine multiplie les innovations, elle est performante aussi bien dans la chimie de base que dans celle de spécialités”, alerte Ilham Kadri. Une vague difficile à endiguer. WeylChem Lamotte a porté plainte à Bruxelles pour protéger son acide glyoxylique. Syensqo, qui a suspendu l’activité de son usine de vanilline de synthèse à Saint-Fons en 2024, a fait de même pour sa molécule. Ces dossiers se sont ajoutés à la pile d’enquêtes antidumping lancées par l’UE – à ce jour, on en compte 39 en cours d’instruction pour les produits chimiques, d’après France Chimie.Sur certains composants, la Commission européenne a déjà imposé des droits de douane. Des mesures censées protéger les producteurs en amont. Mais le remède est amer pour les acheteurs finaux, ces taxes à l’importation les privant de matières premières bon marché.Une décision a récemment mis le feu aux poudres : la taxation du dioxyde de titane chinois, un composant essentiel à la fabrication de la peinture. Sur le continent, les producteurs de cette molécule se comptent sur les doigts d’une main. Les industriels sont donc dépendants de la Chine. “On confond souvent compétitivité et protectionnisme, s’emporte Christel Davidson, directrice exécutive du Cepe, l’Union des industriels de la peinture et de l’encre. Le dioxyde de titane est essentiel à beaucoup d’applications, on ne peut pas le remplacer. Si on en trouve suffisamment en Europe, tant mieux, sinon on se fournit ailleurs.”Ces barrières douanières menacent tout le secteur : les géants AkzoNobel et PPG ont annoncé des arrêts de sites dernièrement. Nicolas Dujardin, directeur des opérations du fabricant de peinture Océinde, s’inquiète. “L’Europe se tire une balle dans le pied : les taxes à l’import des produits finis, comme une peinture dans son pot, sont de 4 ou 5 % à l’entrée dans l’Union européenne. Alors que nous, fabricants de peinture établis en Europe, nous sommes taxés à plus de 25 % pour le dioxyde de titane.” D’où la nécessité de penser à l’ensemble de la chaîne de valeur pour éviter que des produits déjà transformés – qui contiennent les composants de base soumis aux droits de douane – n’entrent en Europe, plombant la compétitivité en aval.Même spirale pour la lysine, un acide aminé utilisé dans l’alimentation animale. L’usine d’Amiens de Metex, rebaptisée Eurolysine, est la dernière à produire en Europe ce composé. Placée en redressement judiciaire en 2024, elle a été reprise par le groupe agroalimentaire Avril.Or Bruxelles a mis en place des mesures tarifaires sur la lysine mi-janvier. Pour les acheteurs, c’est la double peine. Comme avec le dioxyde de titane, il n’y a pas assez de producteurs en Europe pour répondre aux besoins. “Nos approvisionnements en lysine dépendent de 70 à 80 % de la Chine. Notre industrie n’a pas les moyens d’absorber ces taxes, dont le coût sera répercuté tout au long de la chaîne”, explique François Cholat, président du syndicat de la nutrition animale SNIA. Eurolysine compte faire remonter sa production. Mais ces volumes seront-ils suffisants pour répondre à la demande ? “On va continuer à importer, c’est sûr, et toujours de Chine car c’est le premier exportateur mondial, poursuit François Cholat. L’avenir ne peut pas se traiter par des taxes, il faut que l’on retrouve de la souveraineté en Europe.”Un défi pour toute la filière. “Les acheteurs ne sont pas forcément affectés par la fermeture de lignes de production en Europe, car ils peuvent trouver ailleurs ce dont ils ont besoin. Mais la période Covid a montré que se mettre entre les mains d’un fournisseur lointain pose un problème de sécurité d’approvisionnement et peut aggraver les pénuries”, signale Magali Smets, de France Chimie. Surtout dans le contexte actuel où le commerce mondial se tend.Ivan Castro Campos, analyste principal à l’agence de notation Scope Ratings, est formel : “Dans un monde où le protectionnisme va croissant, les produits chimiques européens de base, qui luttent déjà contre des coûts élevés, sont à la croisée des chemins. Sans allègement énergétique ni soutien politique forts, la désindustrialisation du secteur se poursuivra.” La “boussole pour la compétitivité”, ce plan stratégique annoncé par Bruxelles fin janvier, a suscité quelques espoirs. Il y a urgence.



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Author : Tatiana Serova

Publish date : 2025-02-12 07:00:00

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