Vendredi 31 janvier, les coups de fil pleuvent, les éditeurs s’inquiètent, Jordan Bardella serait invité lui aussi au déjeuner des best-sellers de L’Express organisé au Royal Monceau, avenue Hoche, et, “pire”, présent sur “la photo de famille” traditionnelle, celle qui compte, nous disent-ils, aux yeux de leurs auteurs, celle qui vient confirmer la qualité de leur œuvre plébiscitée par le grand public. Oui, Jordan Bardella est bien convié, nous ne trafiquons pas le palmarès de l’année délivrée par Edistat (que nous dévoilons toujours le jour du déjeuner), et le livre du président du Rassemblement national, Ce que je cherche (Fayard), publié le 9 novembre, se situe à la 18e place des meilleures ventes de l’année avec près de 190 000 exemplaires à ce jour (175 000 en 2024).C’est un fait, nous ne censurons aucun best-seller, essai comme fiction. En 2015, Éric Zemmour était bel et bien présent lui aussi à nos agapes de l’édition pour Le Suicide français (Albin Michel)- faut croire qu’à l’époque il sentait moins le soufre. Tout comme Philippe de Villiers, invité pour Le moment est venu de dire ce que j’ai vu (Albin Michel) en 2016, Christiane Taubira en 2017 pour Murmures à la jeunesse (Philippe Rey) ou encore François Hollande en 2019 pour Les Leçons de pouvoir (Stock). Etre sur la photo avec Bardella alors que l‘élection présidentielle est dans deux ans, nos auteurs ne vont jamais l’accepter, clament en substance quelques éditeurs.Lundi 3 février. La nouvelle tombe, le député européen sera bel et bien sur le cliché, le climat ne s’apaise pas. Les désistements se multiplient, entre celui qui ne viendra pas du tout et celui qui se restaurera sans passer par la case photo. En tout état de cause, le phénoménal Philippe Boxho, auréolé de ses trois best-sellers (Les Morts ont la parole, Entretien avec un cadavre, La Mort en face, Kennes), pourra prêter main-forte… on a toujours besoin d’un médecin légiste belge. Il sera épaulé par sa compatriote Amélie Nothomb, recordwoman absolue des déjeuners de L’Express, et présente cette année avec L’Impossible retour (Albin Michel). Exit, donc, Kamel Daoud, Joël Dicker, Gaël Faye, Philippe Collin, les premiers de notre liste, dont les ventes en 2024 se sont envolées à plus de 240 000 exemplaires, auxquels se rajoutent, mardi 4 février, Mélissa Da Costa, Valérie Perrin, Thomas Schlesser, Miguel Bonnefoy… Dans l’après-midi, nouvelle alerte rouge, sur le site de Libération, surgit un article évoquant les renoncements de certains auteurs. C’est fou comme ce papier et l’épidémie de grippe font des ravages en cette fin de journée. Reste plus qu’à déchirer les plans de table, minutieusement dosés, et à les recomposer, tout aussi minutieusement, avant de les recombiner…”C’est merveilleusement intime”Mercredi 5 février : Après Libération, France Inter et La Lettre tiennent à informer leurs lecteurs des désistements des écrivains. On n’a jamais autant parlé (en amont) du déjeuner des best-sellers de L’Express ! Finalement, la photo, si elle a lieu, s’effectuera dans un petit salon, la direction du Royal Monceau refusant, “par mesure de sécurité” la prise de vue en bas du grand escalier de l’entrée. 12h20 : sur le pavé, les journalistes de BFMTV et de Quotidien affûtent leurs caméras et micros. Pas sûr qu’ils récoltent beaucoup de grain à moudre. De notre côté, on compte les présents. La décision est prise, il n’y aura pas de photo de groupe, qui, vu le nombre de participants, ressemblerait à un petit regroupement familial autour de Jordan Bardella – ce que ne souhaiteraient, certainement pas, Amélie Nothomb, Maxime Chattam, Philippe Boxho, Jean-Baptiste Andrea, David Foenkinos et Laura Swan.Petit à petit, les éditeurs apparaissent, après avoir grimpé à l’étage du palace parisien. Chacun y va de son mot : Denis Olivennes, le président d’Editis, rigolard, “Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”, Olivier Nora, le patron de Grasset, plus sombre, “Il y a tellement de choses plus graves dans ce monde, comme les déclarations de Trump sur Gaza”.A propos du président américain, Amélie Nothomb joue de son humour belge : “Vous auriez invité Trump, c’était pareil, je serais venue ; cela fait vingt-cinq ans que je participe au déjeuner, ce n’est pas Bardella qui va m’empêcher d’assister à celui-là”. Et de poursuivre, coupe de (très bon) Moët à la main et sourire aux lèvres, “c’est merveilleusement intime.” Tout en nous confiant que le matin même, son éditeur Albin Michel a reçu moult mails de ses lecteurs la pressant de ne pas se rendre avenue Hoche. Une fois à table, l’auteure de Stupeur et tremblements se fait plus tranchante : “Quelle faiblesse ! On n’est pas libre, si l’on n’est pas capable de croiser quelqu’un qu’on déteste. Mon père était diplomate, il a reçu Mao Zedong ou encore Berlusconi à la maison, cela fait partie de la vie. Bande de chochottes !” David Foenkinos surgit alors, s’esclaffant, “vous avez vu le nom du Côtes-du-rhône servi, ‘Chute Libre !'” et de repartir à sa table.Avant que la cinquantaine de convives s’attaquent au saumon fumé, suivi d’un suprême de volaille et d’une tartelette à la poire, le directeur de la rédaction Eric Chol rappelle l’historique du déjeuner, les différentes personnalités politiques conviées les années précédentes… et salue la mémoire de la très regrettée Sophie Charnavel, l’éditrice de Robert Laffont, décédée le 16 septembre 2024 à l’âge de 47 ans. Anne Rosencher, la directrice déléguée, rend hommage au franco-algérien Boualem Sansal : “Le 16 novembre, le régime d’Alger a emprisonné un écrivain pour ce qu’il avait dit. Face à cet énoncé simple, qui devrait faire se dresser n’importe quel esprit libre, certains se taisent ou chipotent. Ils n’aiment pas Boualem Sansal, libre à eux. Ils n’aiment pas qu’il ait employé tel terme, défendu tel concept, parlé dans tel média, qu’ils le combattent, en homme libre. Mais quand un écrivain est emprisonné, on ne chipote pas. Quand sa voix est tue, on parle pour lui.”On est aussi sérieux à la table de Jordan Bardella, composée de son éditeur, Nicolas Diat, et de journalistes de L’Express. Ses lectures du moment ? La Femme de ménage (J’ai lu), de Freida McFadden, dont il a d’ailleurs jugé le début “vraiment pas mal” avant de conclure qu’il s’agissait plutôt d’un roman pour adolescent de 17 ans. “Mes écrivains à moi sont morts”, fanfaronne-t-il. Et quid de ce monde littéraire qui le dédaigne ? Il “s’en contrefout”. Lui n’a pas connu le temps de la diabolisation de son parti ; à 29 ans, le président du Rassemblement national assure qu’il peut échanger avec des grands patrons comme avec un ancien Premier ministre, donc ces auteurs qui le fuient… “Ils sont snobs”, évacue-t-il. Et compte tenu du nombre de lecteurs et d’électeurs qu’il a rassemblés lors des dernières élections européennes, il suppose qu’il a, avec ces romanciers qui refusent de le croiser, un public commun. Jordan Bardella fait de la politique, il sait que ces défections, ces absences, lui serviront à nourrir le discours sur son appartenance à la marge. Ni lui, ni Marine Le Pen, n’appartiennent au “système”, qu’il soit politique ou médiatique. Et pouvoir en faire la démonstration reste essentiel, c’est la clef de leur succès.”C’est quelqu’un de très bien élevé, en fait”A proximité, certains éditeurs ne peuvent pas s’empêcher de glisser un œil sur la table de Jordan Bardella. Leur conversation tourne autour de cette question centrale : faut-il publier ces figures d’extrême droite ? Un éditeur raconte qu’il a eu entre les mains les mémoires de Jean-Marie Le Pen mais qu’il n’a pas trouvé le texte suffisamment intéressant pour donner suite. Une autre se souvient d’un coup de téléphone pour lui proposer le livre de Marine Le Pen, qu’elle a refusé sans même le regarder parce que ce n’était pas sa ligne éditoriale. Un dernier narre avoir voulu publier un personnage sulfureux d’un autre genre et d’en avoir été retenu par les gens de sa maison d’édition. “Quand vous avez 90 % des gens contre vous, c’est impossible”, lâche-t-il, un brin dépité mais résigné. Et la discussion de se poursuivre, déjà, sur la rentrée de septembre et sur ces auteurs qu’ils se disputent d’une maison à l’autre.Manuel Carcassonne, le directeur général de Stock, ne voit pas si loin, tout excité qu’il est par la parution en avril de L’Invention de Tristan d’Adrien Bosc, récit-enquête sur Tristan Egolf qui devait sortir chez Gallimard mais a été déprogrammé – Tristan Egolf, l’auteur remarqué du Seigneur des porcheries s’est suicidé en mai 2005, à l’âge de 33 ans. Le patron d’Albin Michel Gilles Haéri parle d’économie et de télétravail avec Denis Olivennes, qui est aussi son auteur puisqu’il vient de publier La France doit travailler plus… Susanna Lea, la coéditrice de Marc Levy, couve des yeux sa nouvelle poule aux œufs d’or, Philippe Boxho, dont elle est depuis peu l’agente et dont les droits ont été cédés dans une trentaine de pays dont la Chine ! Un médecin qui ne sera pas sollicité, le déjeuner s’écoulant somme toute très calmement. A tel point qu’en fin de repas, un éditeur confie à son voisin de table à propos de Jordan Bardella : “C’est quelqu’un de très bien élevé, en fait. Il n’a pas cherché à attirer l’attention”. Non, juste à faire de cette 26e édition la plus chaotique et la plus médiatisée de la décennie.
Source link : https://www.lexpress.fr/culture/livre/ce-nest-pas-bardella-qui-va-mempecher-de-venir-dans-les-coulisses-du-dejeuner-des-best-sellers-de-D62WV6A7MJDPNPI3W4H57BHI5Q/
Author : Marianne Payot, Laureline Dupont, Agnès Laurent, Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-02-05 19:29:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
Trending
- «Personne ne soutient François Bayrou»: alors pourquoi le Premier ministre n’est-il pas censuré?
- Non-censure du gouvernement Bayrou : LFI prêt à acter la rupture avec le PS
- Intelligence artificielle : les entreprises chinoises en manque de professionnels
- Guadeloupe : Une œuvre exposée le montre décapité, Emmanuel Macron dépose plainte
- Explosion à Saint-Laurent-du-Var : des images et un dispositif spectaculaires, que s’est-il passé ?
- A Bobigny, l’agression d’un collégien de 15 ans ravive de mauvais souvenirs
- L’UE veut taxer le « tsunami » de petits colis venus du reste du monde et commandés en ligne
- Charges en augmentation, financements en baisse : veut-on la mort des universités françaises ?
Wednesday, February 5