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A l’heure où l’Union européenne cherche sa boussole, Enrico Letta est une figure très écoutée. Pendant plusieurs mois, l’ancien président du Conseil italien a sillonné l’Europe, de capitale en capitale, à la rencontre des responsables politiques et entrepreneurs du Vieux Continent. Avec un objectif : trouver les clés pour réinventer le modèle européen. En avril 2024, il a remis à la Commission européenne son rapport sur le marché intérieur.De ses pérégrinations, l’ex-eurodéputé a sorti un livre, Des idées nouvelles pour l’Europe, publié aux éditions Odile Jacob. Et reprend son tour d’Europe pour présenter ses solutions et défendre ses idées, d’Athènes à Berlin en passant par Dublin. L’élection de Donald Trump, la réponse attendue de Bruxelles, la stratégie à adopter vis-à-vis de la Chine, le bouleversement de l’intelligence artificielle… Pour L’Express, Enrico Letta analyse les grands sujets de préoccupation du moment et expose ses solutions. Offensives.Donald Trump vient d’annoncer qu’il imposerait des droits de douane de 25 % à ses voisins, le Mexique et le Canada. Il compte aussi relever de 10 % ceux appliqués à la Chine. L’Union européenne attend de connaître son sort… Comment doit-elle réagir pour défendre son marché et éviter un affaiblissement de ses entreprises face aux velléités protectionnistes du président américain ?Enrico Letta Il faut entrer tout de suite dans cette nouvelle réalité, celle d’une situation d’affrontement avec les Etats-Unis en matière commerciale et industrielle, ainsi que sur les questions de défense. Il faut donc que l’Union européenne identifie rapidement les instruments qui vont lui permettre de se défendre et de réagir. Trump peut être arrêté, ou du moins devenir un interlocuteur, seulement s’il fait face à un partenaire fort. S’il voit de la faiblesse, c’est la fin. C’est le grand problème pour l’Europe, toujours mesurée. Il faut une véritable réflexion sur la façon de réagir durant les quatre prochaines années, savoir quoi faire en termes de communication mais aussi disposer des bons instruments. Soyons créatifs. Face à la guerre commerciale imposée par Trump, on ne doit pas se limiter à une réaction s’appuyant sur des droits de douane, qui ne seraient qu’une réponse de défense. Il faut d’autres instruments de dissuasion, en matière de finance par exemple, le sujet qui ferait le plus de mal aux Etats-Unis.Quelle forme cela pourrait-il prendre ?Le levier fiscal est le plus évident, on peut imaginer par exemple une hypertaxation des entreprises financières américaines qui opèrent en Europe. Donald Trump veut appliquer des taxes à l’importation sur nos produits, que ce soit le camembert ou le parmesan. Il n’y a rien de tel aux Etats-Unis. Il faut donc s’attaquer aux activités où ils dominent. J’espère qu’on n’aura pas à l’employer, mais il faut montrer que l’Europe est ferme et refuse d’être traitée comme une colonie des Etats-Unis.L’Europe arrivera-t-elle à parler d’une même voix dans ce sens ?Si Trump met en place des droits de douane, tout le monde sera concerné. L’Europe doit s’organiser et sa réponse doit être rapide sans être timide. Il faut trouver le bon équilibre car les Etats-Unis restent notre principal allié.La stratégie de Trump est résolument pro business. On observe déjà des flux de capitaux importants de l’Europe vers les Etats-Unis. Faut-il craindre une accélération ?La fragmentation de l’Europe en 27, en particulier dans les services financiers, les télécoms et l’énergie, bénéficie aux Américains, comme aux Chinois d’ailleurs. La clé sera d’être intégré pour être attractif. Déjà, les mesures prises par Biden ces dernières années, notamment l’Inflation Reduction Act, ont encouragé un flux très important de capitaux et d’entreprises européennes vers les Etats-Unis. Le risque aujourd’hui est énorme, en particulier avec les projets de dérégulation de Trump. L’Europe peut simplifier sa réglementation, et les annonces d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, vont dans la bonne direction. Mais l’Europe ne peut pas suivre la voie de la dérégulation, qui mène à la loi du plus fort, ce qui est contraire à ses principes.En parallèle de ses démêlés avec les Etats-Unis, l’Europe doit aussi trouver la bonne stratégie face à la Chine. Comment éviter une trop forte dépendance sans entrer dans une logique de confrontation ?Face aux excès de Trump vis-à-vis de l’Europe, nous devons être prêts à nous rapprocher de Pékin. Le sujet n’est d’ailleurs plus seulement la Chine, mais les Brics. Or, ce qui relie ces pays, ce ne sont pas des valeurs ni des stratégies commerciales mais un sentiment anti-occidental. Je ne pense pas que l’Europe s’aligne avec les Etats-Unis contre les Brics.L’Union européenne a récemment pris des mesures contre la Chine en imposant de nouveaux droits de douane. Etait-ce la bonne réponse ?Evidemment, il y a un sujet de protection de notre structure industrielle, surtout dans les deux domaines clés que sont l’automobile et les énergies renouvelables. C’est une bonne chose que nous devenions moins naïfs. Il ne s’agit pas d’une guerre commerciale mais d’une stratégie défensive.Le défi majeur de l’Europe est de gagner en compétitivité. Après votre rapport, puis celui de Mario Draghi sur le sujet, avez-vous le sentiment d’un déclic qui permette enfin d’avancer dans ce sens ?Il y a deux ans encore, on ne parlait pas de ce sujet. J’observe une prise de conscience et la boussole de compétitivité présentée il y a quelques jours par la Commission va encore dans la bonne direction. Maintenant, il s’agit de passer à l’action, de cibler des objectifs et d’être en mesure de trouver les bons accords. Parce que, à 27, on se retrouve toujours dans un marchandage compliqué où chacun défend ses intérêts.Ce qui m’a beaucoup frappé ces dernières années, dans le cadre des présentations que je fais sur le thème du marché unique, d’Athènes à Dublin, c’est de voir les participants pointer la nécessité du vote à l’unanimité comme le plus gros frein de l’Europe. Ils appellent en conséquence à supprimer le droit de veto. En réalité, si le droit de veto existe en matière de politique étrangère et de défense, les décisions qui ont trait au marché unique se prennent à la majorité. Le problème, ce sont donc les comportements des responsables politiques, qui cherchent toujours le consensus. Et même si le 27e est un très petit pays, on ne lui force pas la main parce qu’on sait que dans un autre domaine, plus tard, on peut se retrouver à son tour en minorité. Avec ce principe du plus petit dénominateur commun, on n’avance sur rien.Dans quels domaines pourrait-on alors œuvrer en faveur d’une meilleure compétitivité ?Je vois deux domaines où des avancées rapides et efficaces sont possibles : les services financiers et les télécoms. Tout est déjà en place pour y parvenir. Dans nos rapports, nous avons proposé des feuilles de route détaillées, avec des mesures applicables immédiatement, sans changer de traités ni aucun débat politique ou institutionnel. En trois ou quatre ans, nous pourrions faire en sorte que le marché unique des services financiers et celui des télécoms soient pleinement intégrés.Aujourd’hui, nous avons 27 marchés nationaux des télécommunications, avec chacun son propre préfixe et ses propres contraintes. J’ai un téléphone italien depuis toujours, un autre français car je vis en France depuis dix ans, et depuis deux mois, j’ai dû prendre un appareil espagnol parce que, sans cela, il m’était impossible d’obtenir un contrat d’électricité en Espagne. Pourquoi avons-nous encore ces différences de préfixes téléphoniques ? Nous devrions avoir un véritable marché unique des télécoms. Aujourd’hui, nous avons environ 80 opérateurs en Europe, alors qu’une dizaine suffirait. Cette fragmentation est un non-sens total. Elle nuit à la compétitivité européenne et profite aux marchés étrangers, notamment américains.Dans les années 1980-1990, l’Europe était leader dans les télécommunications. Nous avons développé le GSM et la 3G. Nos marques dominaient le marché mondial. Aujourd’hui, nos opérateurs sont devenus trop petits face aux Chinois et aux Indiens qui sont montés en puissance. Tout ça parce que chaque pays a voulu garder le contrôle de son propre marché. Il s’est passé la même chose pour les services financiers.Nos banques européennes sont très saines aujourd’hui, compte tenu de toutes les régulations mises en place depuis la crise financière. Faut-il leur permettre de prendre davantage de risques pour financer les investissements européens ?Plutôt que d’augmenter leur prise de risque, je pense qu’il faut leur permettre de monter en puissance en favorisant les fusions. Le problème n’est pas réglementaire, il est avant tout politique. Les fusions sont possibles, mais les gouvernements s’y opposent, car ils veulent conserver le contrôle de leurs “champions nationaux”. Résultat : ces banques ne deviennent jamais des champions européens.Par le passé, les Européens ont été beaucoup plus clairvoyants et ambitieux, notamment lorsqu’ils ont créé Airbus. Quand ce projet a été lancé, personne ne s’est demandé si cette alliance était plus française ou plus allemande : c’était un projet européen. Et aujourd’hui, Airbus est plus fort que Boeing. Nous devons appliquer la même logique aux banques, aux assurances, à la gestion d’actifs et aux banques d’affaires. Le véritable enjeu, c’est la taille. Les géants chinois et indiens ont bouleversé les dimensions du monde. Un pays européen est désormais plus proche d’une région de la Chine que de la Chine elle-même. Il faut monter en puissance et cela passe par la fusion de nos entreprises.Donc ce n’est pas tant un problème de réglementation que de volonté politique ?Il faut que les dirigeants européens acceptent que certaines banques ou assurances ne soient plus strictement nationales, mais européennes. Oui, certaines règles doivent évoluer. Un pont est nécessaire entre l’épargne et l’investissement.De la même façon, peut-on imaginer des champions industriels européens et une politique industrielle plus intégrée ?Oui. C’est compliqué, mais nous observons déjà des mouvements dans cette direction. Et l’objectif n’est pas de rivaliser avec les Américains, mais bien de les surpasser, ainsi que les Chinois. Avoir des champions européens est aussi une chance pour les PME qui travaillent avec eux et bénéficient de leur succès.L’UE est en retard sur les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. Comment peut-elle revenir dans la course dans ces secteurs stratégiques ?D’après les données de la Banque centrale européenne, entre 2013 et 2023, les investissements dans l’intelligence artificielle ont atteint 330 milliards d’euros aux Etats-Unis, 100 milliards en Chine et seulement 20 milliards en Europe. Il est vrai que nous jouons dans des championnats différents.Jusqu’à présent, le marché européen s’est construit autour de quatre libertés : la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Mais aujourd’hui, c’est l’intangible qui l’emporte. L’enjeu est donc d’instituer une cinquième liberté : celle de l’innovation, de la recherche et des compétences. C’est ce qui doit devenir le véritable moteur de la prochaine législature européenne. Ursula von der Leyen l’a d’ailleurs repris dans son programme en confiant cette mission à la commissaire aux Start-up, à la Recherche et à l’Innovation.La question clé est : comment la financer ? Mon rapport propose d’abandonner le projet, jusque-là infructueux, d’union des marchés de capitaux – qui est resté enfermé dans le cercle du monde financier – pour créer une “Union de l’épargne et de l’investissement”. Trois grands biens publics européens doivent être les priorités : la transition énergétique, l’innovation et la défense. Sans un engagement fort dans ces domaines, l’Europe restera coincée dans la décennie qui est derrière nous.Ces jours-ci, les discussions autour d’une simplification réglementaire en Europe concernent plus particulièrement les domaines environnementaux et sociaux. Est-ce nécessaire ?Evidemment, mais uniquement dans les domaines où elle sert à favoriser la croissance et à nous faire grandir. Elle ne doit pas intervenir dans les secteurs où elle pourrait nuire à l’environnement ou aux droits des individus. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les pays scandinaves sont parmi les plus compétitifs d’Europe. Or ce sont des pays où les droits des travailleurs sont les mieux protégés et les mieux régulés. Il n’y a donc pas de contradiction entre des règles qui protègent les travailleurs et la compétitivité.Le principal obstacle à une simplification administrative au niveau européen réside dans ce que l’on appelle en France le “mille-feuille”, un terme que j’adore. Cela signifie qu’on ajoute une couche supplémentaire au niveau européen, mais qu’on conserve toutes les autres. Il faut en éliminer pour uniformiser, ce qui est très difficile à faire.Quelle solution suggérez-vous ?Parmi toutes les suggestions que j’ai formulées dans mon rapport, je peux vous dire que la proposition qui suscite le plus d’intérêt et qui réunit un large consensus est celle de la création du 28e Etat virtuel. Il s’agit d’une idée fondamentale : le mille-feuille est le problème. Et pour le résoudre, il ne s’agit pas de nier les droits des affaires de chaque pays. Cela ne fonctionnerait pas, chacun souhaitant conserver son cadre juridique, car il fait partie de son histoire. La vraie solution serait d’introduire un système qui facilite la gestion des entreprises au niveau européen.Le fait d’avoir 27 droits des affaires, ainsi que des spécificités régionales dans certains pays, comme l’Espagne qui en compte 16 à elle seule, ou l’Allemagne et ses 18 règlements sur la protection des données personnelles, compliquent la situation. L’enjeu, donc, n’est pas de vouloir tout effacer, car cela n’est pas réalisable. La montée des forces souverainistes rend cette option encore plus improbable.Cette solution d’un 28e Etat virtuel, optionnel, offrirait un droit des affaires européen servant de passe-partout. Une petite ou moyenne entreprise pourrait choisir ce droit, qui serait valable dans toute l’Europe. Si ce mécanisme est mis en place, il pourrait facilement obtenir un consensus qui ferait tomber les résistances souverainistes. Ce n’est d’ailleurs pas une idée complètement nouvelle. Les Etats-Unis ont procédé de façon similaire avec le Delaware, qui a joué ce rôle d’Etat au statut particulier.Au regard de tout ce qui s’est passé ces derniers mois, faites-vous partie des optimistes qui estiment que l’Europe peut en sortir renforcée, plus unie ?A chaque fois que l’on posait cette question à Jacques Delors, après avoir traversé tant de crises, il répondait toujours : “Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je suis activiste.” Pour lui, l’essentiel était d’agir. Et c’est exactement ce que je pense. Si on est capable d’agir de manière intelligente, en se concentrant sur les véritables enjeux, en utilisant les bons outils, les choses finiront par avancer.Beaucoup de ces sujets demandent simplement d’appliquer les bons réglages. Il s’agit de trouver le bon point d’intervention, là où il faut mettre le tournevis pour que le système fonctionne mieux. Il faut juste le faire. Donc, oui, il faut être activiste.



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Author : Muriel Breiman, Thibault Marotte

Publish date : 2025-02-03 05:15:00

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