170 morts, dont 54 Français. L’explosion du McDonnell Douglas DC-10 reliant Brazzaville à Paris, le 19 septembre 1989, était au cœur du procès dit libyen de Nicolas Sarkozy, vendredi 24 janvier. “Imaginez-vous devant un cercueil quasi vide, et on vous dit, ‘c’est papa, chéri’. Monsieur Sarkozy, ce jour-là, j’avais l’âge qu’a votre fille aujourd’hui”, a déclaré Christophe Raveneau, fils de Maryvonne, une des victimes. En réponse, l’ancien président de la République a tenu à clamer son innocence auprès de tous les témoins : “Quatre mots me viennent à l’esprit, a-t-il dit. La dignité, dans les témoignages, et ce n’était pas facile. La douleur, je la respecte, je la comprends. La colère, comment ne pas la comprendre ? Et le doute. Je suis là pour lever le doute, je n’ai jamais trahi les victimes”.Depuis 2012, les juges se demandent ce qu’a fait la Libye en faveur de la réhabilitation d’Abdallah Senoussi, ex-directeur du renseignement militaire libyen et beau-frère du colonel Kadhafi, condamné à la prison à perpétuité en 1999 pour avoir commandité cet attentat dit du “DC-10”. Le sort judiciaire de l’officiel libyen aurait pu constituer une contrepartie majeure en échange du financement de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. L’Assassin qu’il fallait sauver (Robert Laffont), le livre-enquête de Karl Laske, journaliste à Mediapart, et de Vincent Nouzilles, ex-grand reporter à l’Express, explore justement cette piste. L’assassin, c’est Senoussi, des documents inédits obtenus par les auteurs auprès d’un intermédiaire libyen attestent de son rôle clé dans l’explosion du DC-10, attentat dirigé contre la France. Le sauvetage, ce serait le début des démarches effectuées par deux avocats proches de la sarkozie, Francis Szpiner et Thierry Herzog, en faveur d’une réouverture du dossier. Senoussi a aussi rencontré Claude Guéant et Brice Hortefeux ; ses services ont discrètement versé six millions d’euros à Ziad Takkieddine, intermédiaire prisé de la droite française. En échange de quoi ? Les deux journalistes dévoilent les ramifications d’une affaire d’Etat, où il est question de services secrets français, de marchandage et de gros billets.L’Express : Que nous apprennent les documents que vous révélez dans L’assassin qu’il fallait sauver ?Vincent Nouzille : On y découvre comment la Libye a préparé deux attentats par l’explosion d’avions : le premier, un Boeing de Pan Am, au-dessus de Lockerbie, en Ecosse, le 21 décembre 1988, tuant 270 personnes ; l’autre étant le DC-10 d’UTA, le 19 septembre 1989 au-dessus du Niger, tuant 170 personnes. La Libye n’a jamais reconnu officiellement avoir commandité et commis ces attentats. Elle a signé en 2003 et 2004 des accords internationaux avec le versement de dommages-intérêts aux victimes, avec les Etats-Unis et avec la France, mais dans ces documents, il est toujours question d’une “explosion” ou d’un “incident”. La thèse selon laquelle le coupable serait à chercher ailleurs continue à infuser. Dans Lockerbie, un documentaire récent diffusé sur la chaîne britannique Sky, plusieurs témoins, dont le père d’une des victimes, continuent à avancer cette théorie.Les documents du renseignement libyen apportés par Samir Shegwara, que nous révélons, ne laissent aucun doute. On apprend que ces deux attentats ont été préparés par la même équipe libyenne, dans une officine servant de couverture au renseignement extérieur. On découvre que pendant plusieurs mois, les Libyens cherchent le bon mode opératoire, testent les explosifs. Au départ, ils projettent de faire exploser en même temps deux avions à destination de la France.Karl Laske : Ce que montrent aussi ces documents, c’est qu’Abdallah Senoussi, le beau-frère de Kadhafi, qui a été condamné à Paris en 1999, est présent lors d’une démonstration des explosifs qui serviront aux attentats, et qu’il est en copie de plusieurs documents clés, faisant état des projets et des cibles. Il faut rappeler que Senoussi est actuellement toujours détenu à Tripoli, et sous le coup d’un mandat d’arrêt français. L’autre révélation, c’est que les noms de deux agents impliqués dans l’attentat de Lockerbie – et de l’homme qui a été condamné – apparaissent dans les préparatifs de l’attentat du DC10, ainsi que le nom de l’artificier des services libyens, dont le procès doit s’ouvrir en mai prochain à Washington. Nous pensons qu’avec l’apparition de ces noms dans ces archives, il y a matière à rouvrir l’enquête à Paris sur l’attentat du DC10.Sait-on pourquoi la Libye veut alors frapper la France et les Etats-Unis ?Karl Laske : L’action terroriste répond à des logiques qui ne sont pas nécessairement rationnelles. C’est d’abord un épisode de la guerre secrète menée par la Libye contre l’Occident. A cette époque, l’armée de Kadhafi a subi de cuisantes défaites face au Tchad, alors soutenu par la France. Et la Libye vient de subir un bombardement américain, le 15 avril 1986, dans lequel Mouammar Kadhafi y a perdu une fille adoptive. Dix jours plus tôt, les services secrets libyens avaient fait exploser une bombe dans la discothèque La Belle à Berlin faisant trois morts et de nombreux blessés.Vincent Nouzille : Depuis le début des années 70, la Libye protège, arme et finance de nouveau groupes terroristes propalestiniens. L’ombre de la Libye apparait dans de nombreux attentats et détournements d’avions commis en Europe. Cette fois, comme le prouvent les documents que nous révélons, la Libye organise elle-même deux attentats d’envergure.Comment vous êtes-vous assurés de l’authenticité des archives auxquelles vous avez eu accès ?Karl Laske : Samir Shegrawa nous a contacté en 2018, via un intermédiaire. Nous le rencontrons dans un pays étranger, avec Fabrice Arfi. C’est un imprimeur, élu local en Libye, qui nous explique vouloir documenter les crimes du régime de Mouammar Kadhafi. Il a été incarcéré, torturé pendant un mois, au moment du soulèvement de 2011. Nous avons pu vérifier sa crédibilité auprès de plusieurs sources, et consulter les originaux des documents. Par ailleurs, à la suite d’une première publication de deux de ces documents par Mediapart, la DGSI est entrée en contact avec lui, dans le cadre de l’enquête sur le DC-10.Notre hypothèse est que ces documents ont été emportés par Abdallah Senoussi dans sa fuite et qu’il en a perdu le contrôle. Ces archives couvrent une période allant de 1987 à 2011. Lors de l’enquête, nous avons pu recouper de nombreux faits, de nombreux déplacements cités dans ces documents.Quand survient l’attentat du DC-10, les soupçons se portent-ils immédiatement sur la Libye ?Vincent Nouzille : Non, pendant des mois, la justice tâtonne. Les premières pistes sont iraniennes, irano-syriennes, palestiniennes. Le Quai d’Orsay affirme que la piste libyenne est improbable, que le pays a renoncé au terrorisme.Karl Laske : Pendant longtemps, cette piste libyenne aura des adversaires au sein même du gouvernement. Il y a alors un gros lobby pro-libyen qui est incarné par Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères. Il veut absolument renouer des relations diplomatiques, commerciales avec la Libye, en dépit des premières informations sur la responsabilité libyenne dans l’attentat. Selon les archives du Quai d’Orsay que nous avons consultées, des projets de voyages, de contrats sont sur la table. L’affairisme finalement tente de faire obstacle aux suites judiciaires qui s’imposent.Quel est le tournant de l’enquête judiciaire en France ?Karl Laske : L’enquête établit la responsabilité libyenne en mettant en évidence l’envoi d’une équipe à Brazzaville, au départ du DC10 d’UTA vers Paris, l’implication d’un diplomate libyen dans cette ville, et l’embarquement d’un sympathisant kadhafiste, qui va introduire la valise piégée à bord. Peu après, en 1990, les Libyens vont donner un indice clé à la France. En cherchant à incriminer l’opposition libyenne, Abdallah Senoussi montre aux Français une valise piégée supposément saisie lors la perquisition d’un opposant. Or elle semble en tous points identique à celle qui a servi pour l’attentat du DC-10. Les Libyens autorisent la France à faire des prélèvements. A Paris, le laboratoire de la préfecture de police confirme que ce sont les mêmes valises. Cet élément confirme la responsabilité libyenne au lieu de l’écarter.Vincent Nouzille : Ce qui frappe, c’est le rôle de la DST. Le contre-espionnage français est au cœur de l’enquête. Jean-François Clair, le directeur adjoint, reçoit l’ordre de sa hiérarchie de flairer, de renifler les pistes dans plusieurs pays. Trois dirigeants de la DST, dont lui, se rendent plusieurs fois en Libye pour rencontrer des responsables, notamment Abdallah Senoussi, l’ordonnateur des attentats. Tout ça est retranscrit dans les documents que nous a transmis Samir Shegrawa et nous avons pu le recouper auprès des intéressés.Mais tout cela est hors procédure. La valise ne sera réintégrée à la procédure judiciaire que plus tard. Ce qui est étrange, c’est qu’ensuite, la DST se rend de nouveau en Libye, et cette fois, selon les archives libyennes, la DST propose qu’Abdallah Senoussi soit laissé en dehors des poursuites si deux autres suspects des attentats sont transférés en France pour y être jugés.Au final, aucun accusé libyen ne se rend au procès de l’affaire du DC10 en 1999. Pourquoi ? Vincent Nouzille : Dans les notes que nous avons consultées, les services secrets libyens évaluent les risques de se rendre au procès. Et il semble qu’Abdallah Senoussi n’a pas voulu lâcher ses hommes dans l’affaire française.Une autre phase s’ouvre après la condamnation à la perpétuité, prononcée par contumace à Paris en mars 1999, d’Abdallah Senoussi : la campagne libyenne pour sa réhabilitation…Karl Laske : Au sein du pouvoir libyen, la réhabilitation d’Abdallah Senoussi, qui occupe une place déterminante auprès de Kadhafi, devient une priorité. Nicolas Sarkozy, a lui-même expliqué que lors de sa venue en Libye, le 6 octobre 2005, Mouammar Kadhafi lui avait demandé de faire quelque chose pour Senoussi.Il a déclaré avoir refusé toute intervention mais ce que montre le procès en cours [NDLR : des financements libyens], c’est qu’au sein de son équipe, Claude Guéant, et Brice Hortefeux, deux de ses plus proches collaborateurs, ont rencontré secrètement Senoussi, avant et après la visite officielle, accompagné de l’intermédiaire Ziad Takieddine qui lui aussi était proche du responsable de l’attentat du DC10.Les magistrates instructrices ont vu dans ces échanges les éléments d’un possible “pacte de corruption”.Karl Laske : Le pompon, c’est le rôle de Me Thierry Herzog, un avocat très proche de Nicolas Sarkozy, qui de son côté, en novembre 2005, va s’entretenir avec Azza Maghur, l’avocate libyenne de Senoussi, à Tripoli, pour échafauder l’annulation de la condamnation de Senoussi et des autres agents libyens responsables de l’attentat du DC10. Quelques mois plus tard, en juillet 2006, Abdallah Senoussi adresse un mandat de représentation à Thierry Herzog pour le représenter dans cette affaire. Rappelons que courant 2006, le même Senoussi coordonne l’envoi de 6 millions d’euros vers Ziad Takieddine, dont 2 millions à partir des comptes de son service de renseignement.Thierry Herzog aurait dit à Nicolas Sarkozy avoir mis le mandat d’Abdallah Senoussi “à la corbeille”.Karl Laske : Il a surtout opposé le secret professionnel s’agissant de son rôle. Mais de nombreux documents examinés par le tribunal prouvent que les échanges et les réunions se sont poursuivies dans la sphère sarkozyste pour trouver une solution, ou en tous cas faire croire aux Libyens qu’une révision de la situation pénale de Senoussi était possible. Et ce jusqu’en mai 2009, lorsque Claude Guéant, de son propre aveu à l’audience, organise une réunion destinée à la clôture du dossier Senoussi. Preuve qu’il était bien ouvert. Inutile de dire combien ces seules promesses ont scandalisé, à juste titre, des familles de victimes de l’attentat du DC10, qui sont d’ailleurs présentes et, pour certaines, parties civiles au procès.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/des-attentats-libyens-a-laffaire-sarkozy-les-services-secrets-ont-fait-du-hors-procedure-KVS5UUS6TNE6FAZ5KN2CVDWYRY/
Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-02-03 16:00:00
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Monday, February 3