De quoi le “rééquilibrage” voulu par Emmanuel Macron dans les relations françaises avec le Maroc et l’Algérie est-il le nom ? Professeur émérite des universités et ancien directeur à l’Ecole Normale supérieure de la chaire Moyen-Orient, Gilles Kepel a analysé dans Le Bouleversement du monde (Plon) les conséquences du 7 octobre sur le monde. Pour L’Express, il revient sur les complexités de la relation franco-algérienne, et analyse les changements d’alliance qui, au Moyen-Orient et au Nord de l’Afrique, bouleversent la région. Entretien.L’Express : Quel regard portez-vous sur le très large vote du Parlement européen (533 voix pour, 24 contre et 48 abstentions) en faveur de la résolution demandant la libération de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal ?Gilles Kepel : Ce vote massif est évidemment une flèche dans le jardin du régime algérien. Ce dernier pensait conserver cette arrestation dans le cadre du contentieux franco-algérien, lequel s’étend désormais à l’ensemble de l’Union européenne. Alger ne peut pas se permettre de nourrir un antagonisme à un tel niveau.Revenons un instant sur le vote contre de l’eurodéputée Rima Hassan, et l’abstention de sa camarade Manon Aubry. Ces gestes interrogent sur les relations entre La France insoumise et le régime des généraux algériens. Il est paradoxal que ceux qui composent un mouvement politique se réclamant du Sud global ne semblent pas désireux de faire la différence entre les autocraties militaires et les sociétés civiles.Interrogé le 24 janvier sur BFMTV, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, a exprimé son désaccord au sujet de cette résolution, évoquant notamment sa propre binationalité – il est franco-algérien. Que pensez-vous de cette position ?D’abord, commençons par une image. Pendant cet entretien, le recteur arborait la rosette d’officier de la Légion d’honneur que lui avait remise personnellement Emmanuel Macron lors d’une cérémonie fastueuse à la Grande Mosquée de Paris. Chems-Eddine Hafiz se trouve embarrassé par la situation actuelle. Toute la politique de normalisation qu’il avait entreprise envers Paris, et dont la symbolique culmine dans la prière pour la France qu’il fait désormais dire par les imams de son obédience le vendredi, le place désormais en porte-à-faux par rapport à la stratégie des secteurs de la sécurité militaire algérienne qui ont décidé du bras de fer avec la France à l’occasion de l’incarcération de Boualem Sansal. A présent, en raison des liens de la GMP avec Alger, le recteur doit donc répondre à des polémiques à l’origine desquelles il n’est pas. Il se trouve contraint d’expliquer le rôle des influenceurs algériens qui conspuent la France sur TikTok, alors même qu’il fait prier pour elle.Il faut probablement voir dans ce grand écart l’expression des conflits à l’intérieur du pouvoir algérien. D’un côté, ceux qui font de la haine de la France une rente mémorielle de base, quitte à encourager des mouvements subversifs sur le territoire français. De l’autre, ceux qui, au contraire, s’efforcent de maintenir une position plus équilibrée, notamment dans le rejet commun d’un extrémisme qui nuit aux deux pays. Les conflits entre les différentes factions qui se partagent la décision politique sont accentués par l’ascendant que prend le voisin marocain sur Alger dans la relation de complémentarité entretenue avec l’Europe.Comment analysez-vous la dégradation de la relation franco-algérienne depuis la fin du mois de juillet ?Il me semble que l’une des raisons principales de la volonté très forte d’Emmanuel Macron d’établir une relation intense avec l’Algérie était liée en réalité à des enjeux de politique intérieure. Il y a dans l’Hexagone une diaspora d’origine algérienne très importante. Une grande partie d’entre elle est intriquée à la société française d’une manière quintessentielle – elle fait partie de nous. Néanmoins, une minorité de sa jeunesse, contrairement à la génération précédente, semble dans une procédure de “désintégration volontaire”, depuis le slogan “N’a bou la France” [NDLR : maudits soient les pères de la France, en dialecte] jusqu’aux références idéologiques du mouvement des Indigènes de la République. Sa figure tutélaire Houria Bouteldja est d’origine algérienne, et ils ont préparé le terrain au décolonialisme puis au wokisme. A ce militantisme séparatiste s’est ajouté le legs des terroristes jihadistes d’origine algérienne qui ont sévi dans l’Hexagone, depuis la décennie noire de 1990 jusqu’à Mohammed Merah en 2012 et aux frères Kouachi en 2015. S’adjoint désormais la rupture de certains territoires des banlieues populaires, notamment à Marseille, avec l’Etat et la société, à cause de l’emprise du narcotrafic, dont le principal cartel s’appelle DZ Mafia, DZ renvoyant au sigle al-DjeZaïr [Algérie en arabe]. La symbolique nationaliste étant ici sollicitée comme une manière de légitimer ces comportements et de dénigrer la France.Or, face à cela, il y avait eu une forte volonté, au sommet de l’Etat français, d’approcher Alger pour contribuer à faire passer les messages afin d’atténuer ces problèmes de fracturation identitaires croissants, à recréer du commun entre les deux Etats, les deux sociétés, et les populations issues de l’émigration. Du reste, Emmanuel Macron, lors de son voyage à Alger et Oran en 2022, s’est aussi beaucoup adressé aux jeunes. Or tout ça n’a finalement pas abouti. Le président Abdelmadjid Tebboune a pu lui-même être sensible à ses paroles, mais le système reste basé sur la gestion de deux rentes. La première est gazière, même si les dysfonctionnements de l’Etat inhibent le développement social – et aujourd’hui la politique de puissance régionale. La seconde, mémorielle, fait de l’abomination de la France un socle de légitimité du pouvoir. Cela lui a permis notamment d’écraser le Hirak, le soulèvement de la jeunesse en 2019. Ce processus délétère s’est désormais exacerbé dans la prise en otage de Boualem Sansal, dans le contexte de la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental – perçu depuis Alger comme le viol d’un tabou ainsi qu’un désaveu existentiel par Paris.Cette poussée de fièvre n’est pas venue ex nihilo de la partie algérienne. Elle est manifestement une réaction à la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental.En effet, et le prétexte à l’incarcération de Boualem Sansal, comme Algérien, est d’avoir rappelé dans un titre de presse français que l’Ouest algérien faisait autrefois partie du Maroc : cela a été considéré comme un crime de haute trahison. En dépit des efforts de Paris pour nouer des relations équilibrées avec le Maroc et l’Algérie – les deux principales diasporas nord-africaines de notre pays – le contentieux algéro-marocain semble indépassable. Le rapprochement avec l’Algérie après l’élection d’Emmanuel Macron s’était du reste traduit par une très forte mauvaise humeur marocaine. Puis le monde industriel français a estimé que la dégradation des relations avec le royaume était préjudiciable. Le Maroc est aujourd’hui en plein dynamisme économique. Les entreprises françaises y sont bien implantées. Par ailleurs, il y a une circulation des élites très importante, des relations culturelles profondes. En termes démographiques, l’Algérie aurait 46 millions d’habitants, le Maroc 38 – mais la société civile y est vivante, et cela a induit des pressions sur le pouvoir français lorsque à l’automne 2021, Paris a décidé de restreindre la délivrance de visas en Algérie, au Maroc et en Tunisie pour inciter les autorités à faire des efforts en matière de lutte contre l’immigration illégale en accordant des laissez-passer consulaires à leurs ressortissants expulsés du territoire français – mais qui s’étaient délestés de leurs papiers. En Algérie, cette situation a surtout pénalisé le régime. Mais au Maroc, ce sont les classes moyennes francophiles qui ont été les plus impactées. Aujourd’hui l’équilibre a été retrouvé avec Rabat, mais le contentieux est devenu très lourd du côté algérien. C’est aussi très présent en arrière-plan de l’affaire Sansal.Cela signifie-t-il qu’apaiser les rapports avec le Maroc conduit inévitablement à crisper ceux que nous entretenons avec l’Algérie, et vice versa ?On n’arrive pas à rompre ce cercle vicieux, et c’est regrettable pour le Maghreb comme pour la France et l’Europe. Dans le monde fracturé qu’annonce le retour de Donald Trump au pouvoir, on voit bien quel avantage il y aurait à favoriser les complémentarités entre les deux rives de la Méditerranée occidentale.Comment interprétez-vous un durcissement aussi sévère de l’attitude algérienne ? L’explication est-elle à trouver du côté d’une fragilisation du régime, de son isolement dans la région ?L’Algérie est aujourd’hui effectivement en difficulté, parce qu’elle s’est toujours appuyée sur la Russie, son principal allié depuis l’époque soviétique. Mais Moscou est désormais accaparé par l’Ukraine, et a récemment favorisé des coups d’Etat militaires dans l’Afrique subsaharienne francophone dont les putschistes sont aussi distants de Paris que d’Alger. Sa diplomatie d’influence, qui fut sa grande fierté, est aujourd’hui à la peine. Elle subit un isolement africain, européen, et arabe : en revanche Rabat, grâce aux accords d’Abraham qu’il a signés en 2020 – un traité de paix entre Israël et les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan – bénéficie de technologies militaires très avancées alors que l’Algérie est dépendante de fournitures russes : certaines sont obsolètes et leur exportation est contrainte aujourd’hui par les nécessités de la guerre en Ukraine.Nous évoluons dans une espèce d’univers post-westphalien où ceux-ci remplacent les diplomaties.Gilles KepelLe soutien affiché d’Alger à la cause palestinienne peut-il les faire revenir dans le jeu diplomatique ?Il y a un assez large consensus en Europe aussi pour l’établissement d’un Etat palestinien, sur la base d’une solution à deux Etats. Le soutien d’Alger ne pèse pas d’un poids majeur. Toute la région moyen-orientale est aujourd’hui impactée par les soubresauts de l’attaque du 7 octobre. Le rôle traditionnel des Etats est relativisé par celui des Gafas. Nous évoluons dans une espèce d’univers post-westphalien où ceux-ci remplacent les diplomaties, dans lequel Donald Trump a utilisé son réseau Truth Social et son envoyé spécial, agent immobilier new-yorkais, pour contraindre Netanyahou à négocier pour la libération des otages et le cessez-le-feu. Je ne suis pas sûr qu’Alger dispose de ce type de soft power dans le dossier palestinien : en revanche, la prise en otage d’un écrivain franco-algérien s’inscrit autant dans l’intrication complexe des sociétés en immigration dans l’Hexagone, dans la pression des “influenceurs” francophobes sur TikTok, que dans la relation entre Etats.En mai se tiendra le prochain sommet de la Ligue arabe, auquel participent aussi bien le Maroc que l’Algérie. Pensez-vous qu’un tel événement pourrait être un moment de clarification concernant l’évolution des alliances régionales ?Je ne crois pas que la Ligue soit un acteur majeur. Aujourd’hui, dans le monde arabe, ce sont d’abord les pétromonarchies qui comptent : l’Arabie saoudite, principalement, les Emirats et le Qatar, du fait de leurs immenses ressources financières. Leurs positionnements géopolitiques ne sont pas dictés par un consensus de la Ligue arabe, mais s’inscrivent plutôt dans leurs stratégies d’investissement face à l’Amérique, à la Chine, à l’Union européenne. La question qui va se poser est celle de la capacité de Donald Trump à prolonger la dynamique des accords d’Abraham en incluant l’Arabie saoudite – laquelle met la reconnaissance d’un Etat palestinien comme condition non négociable à sa participation.Vous citiez la pression exercée par Donald Trump sur Benyamin Netanyahou ces dernières semaines. Pensez-vous que ces négociations contribuent à un changement et à un apaisement durable dans la région ?Trump a obtenu de justesse la libération de trois otages israéliens la veille de son investiture. Cela lui a permis de sauver la face et de se présenter comme un faiseur de paix. Mais c’est très en deçà de ce qu’il avait exigé au début en menaçant de l’enfer ceux qui mettraient obstacle à la libération de l’ensemble des otages. On voit là la différence entre effet d’annonce et traduction réelle en politique. Netanyahou, d’un côté, et le Hamas, de l’autre, ont procrastiné car aucun des deux n’a intérêt au processus de paix.Le Hamas, car sa survie est liée à sa capacité à faire traîner les négociations. Netanyahou parce que la fin de la belligérance le renverra devant ses juges – il est poursuivi devant le tribunal de Tel-Aviv pour corruption, fraude et abus de confiance – sans parler du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Il est frappant que le chef d’Etat-major, Herzi Halevi, et Yaron Finkelman, chef du commandement de la région Sud, aient démissionné le lendemain de l’échange des otages contre les prisonniers et du cessez-le-feu. Ils considèrent que l’offensive est achevée à ce stade, et ont présenté leurs excuses à la population pour avoir failli à leur rôle de protection d’Israël, n’ayant pas été capables d’anticiper le 7 octobre. Mais tout le monde sait, dans le pays, que par-delà les haut gradés, le premier responsable de cette impéritie est Netanyahou. Ces démissions sont une manière assez explicite de lui suggérer la voie de la sortie…
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/gilles-kepel-en-algerie-le-pouvoir-fait-de-labomination-de-la-france-un-socle-de-legitimite-6WWAZUCEEJAXVPKT2CJALOMJJU/
Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-01-29 04:45:00
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Thursday, January 30