Jean-François Feuillette a l’assurance gourmande du vainqueur. Physique de jeune premier, regard bleu des mers du sud, sourire Colgate, la mèche nonchalamment repoussée en arrière. Chemise d’un blanc immaculé, évidemment. Manches retroussées, forcément. Dans les salons discrets d’un palace parisien où il reçoit L’Express, le trentenaire pourrait passer pour l’un de ces jeunes loups de la tech. De la trempe de ceux qui ont gagné leurs premiers millions dans les cryptodevises ou l’intelligence artificielle. La réalité est plus prosaïque. Son domaine à lui, c’est le pétrin. De la farine, de l’eau, une pincée de sel. Parfois une touche de levain. Tout dépend de la recette. Et puis, il y a ses pâtes à choux joufflues, ses sablés croustillants, ses babas moelleux…Le jeune homme est la tête de Feuillette, l’une des plus belles réussites des dernières années dans la cour très concurrentielle des boulangeries et pâtisseries de quartier. Pas le très haut de gamme des concours de grands chefs. Non, le quotidien de la France qui se lève tôt et achète sa baguette encore chaude en rentrant du boulot. Que le temps a filé vite depuis son apprentissage à la boulangerie Rusconi de Jarny, en Meurthe-et-Moselle. Son CAP en poche, il rejoint la capitale et peaufine sa technique chez Pierre Hermé, puis dans les cuisines prestigieuses du George V. “Je n’aimais pas trop l’esprit de compétition du milieu”, raconte-t-il aujourd’hui. L’envie irrépressible d’être son propre patron le tenaille. Une première boulangerie à Blois, puis une deuxième et une troisième… Quinze ans après, le trentenaire savoure : près de 80 boutiques dans toute la France, deux bouillons, un restaurant, un livre de recettes. Des projets plein sa cuisine. Et un rêve américain. Pas à New York, trop vu, trop commun. Ce sera le Texas et Houston, là où l’Amérique de Trump est en train de s’écrire. Très loin de la mégapole texane, c’est à Châteauroux (Indre), dans la zone commerciale Cap Sud, coincée entre l’autoroute A20 et la prison de haute sécurité de Saint-Maur, que le jeune homme a ouvert l’une de ses dernières enseignes. Tout autour, une succession de concessions automobiles, un Jardiland, un grand magasin de bricolage et un hypermarché Leclerc. Des parkings à perte de vue. Les retraités du coin viennent ici le dimanche à l’heure du thé. Le mercredi, ce sont les mères de famille qui traînent les bambins pour le goûter. C’est toujours mieux que le McDo. Feuillette n’est pas une boulangerie à la papa. Plutôt un lieu de vie de 500 mètres carrés au décor léché, précise le patron. Fauteuil en cuir, table en bois clair, photos sépia et papier peint Liberty sur les murs.21 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel cumuléJean-François Feuillette fait partie du club discret de ces chefs d’entreprise qui sont en train de révolutionner un secteur que l’on croyait fossilisé mais qui pèse tout de même 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel cumulé, d’après les estimations du cabinet Xerfi. Il est le seul boulanger de la bande. Les autres ont fait leurs gammes dans la grande distribution, la banque ou la finance. En une quinzaine d’années, ils ont créé des marques devenues incontournables dans le paysage. La plus puissante ? Marie Blachère, avec ses 800 points de vente et ses quelque 12 000 salariés. Mais aussi Ange, Louise, Sophie Lebreuilly… Les marketeurs ont planché : les noms féminins, ça rassure. Toutes affichent des surfaces de vente comprises entre 300 et 500 mètres carrés. On y vient pour grignoter une salade composée au déjeuner ou acheter le gâteau dominical. Ne les cherchez pas à Paris ni dans les centres-villes des grandes agglomérations françaises. Plutôt sur un rond-point, la galerie commerçante d’un hypermarché, une zone commerciale en périphérie. Des endroits aseptisés où les mêmes enseignes se côtoient dans un théâtre urbain standardisé. A Châteauroux, comme à Morlaix où Périgueux. Partout, la voiture est reine. “Le succès d’une boulangerie, c’est le flux. Or, dans ces zones périphériques, le passage est énorme. D’autant que beaucoup de maires ont eu tendance ces dernières années à bouter les voitures hors des centres-villes, pour des raisons écologiques”, observe Hervé Vallat, l’ancien directeur général de Prosol, à l’origine du succès de Grand Frais. Et puis, il y a les changements de modes de consommation. Le culte du “fait maison”, la hantise du “tout industriel”. Tant pis si derrière ces nouvelles enseignes, des mastodontes tirent les ficelles. “Le Covid a eu aussi un effet accélérateur. Les boulangers sont restés ouverts pendant les confinements successifs alors que les restaurants avaient fermé le rideau. Résultat, ils se sont métamorphosés. Ils sont devenus traiteur, barista…”, décortique Serge Papin, l’ancien patron de Système U et fin observateur des tendances du commerce.Une libéralisation du marché Pour mesurer l‘ampleur de la révolution en cours, il faut refaire le film de ces quarante dernières années. Presque une leçon d’économie sur la manière dont la concurrence et la libéralisation du marché ont sauvé un secteur qui s’étiolait lentement avec près de 3 000 fermetures de boulangeries par an au milieu des années 1980. Le tout sur fond de chute drastique de la consommation de pain : quasiment un kilo par jour et par personne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout juste 100 grammes aujourd’hui. Dans un pays ou la baguette a été érigée en symbole national, le blocage des prix pendant des décennies a eu des effets dévastateurs. Pour regagner de la marge, les boulangers, aiguillonnés par les grandes surfaces, ont limé tous les postes de coûts, sélectionnant des farines de plus en plus blanches, de piètre qualité, bourrées de gluten et qui avait besoin de peu de temps de “pousse”. L’apogée de ce système, c’est la baguette blanchâtre et insipide vendue sous plastique par les hypermarchés. Molle un jour, en béton le lendemain. Dans les années 1990, deux décrets changent la donne. Celui de 1993 qui fixe le cahier des charges de la baguette dite de tradition. Et le décret Raffarin de 1996 qui précise qu’une enseigne ne peut prétendre au titre de boulangerie que si le pain est fabriqué, pétri et cuit sur place. Une attaque en règle contre les terminaux de cuisson qui recevaient tous les jours des tonnes de pâtons industriels, crus et surgelés, qu’ils se bornaient à cuire. Avec les boulangeries Paul, Francis Holder donne un premier coup de pied dans la fourmilière et fait redécouvrir aux Français le goût du pain confectionné à partir de farines mûrement sélectionnées. Mais le visionnaire rate le virage des zones commerciales, s’accroche aux centres-villes, aux gares et aux aéroports.En 2004, déboule Bernard Blachère. Boule à zéro et accent chantant tout droit sorti d’un film de Pagnol. Lui vient du monde des primeurs, là où le prix est roi et où les promos rythment les saisons. Un melon offert pour trois achetés. Pour deux kilos de pêches, le troisième à moitié prix. Dans la boulangerie, personne avant lui n’avait joué à ce jeu-là. A Salon-de-Provence, Bernard Blachère tente l’aventure. Un premier échec. La deuxième tentative sera la bonne et donnera naissance à un empire. “Blachère, c’est le vrai boss. C’est lui qui donne le tempo, personne n’ose bouger sur les prix s’il ne l’a pas fait”, avoue Jean-François Feuillette. L’intéressé joue les modestes. “Les clients viennent chez moi pour la promesse de la marque. C’est vrai, je suis un peu une référence”, confesse-t-il. Si le rouleau compresseur Marie Blachère a tout renversé sur son passage, c’est que le patron a trouvé la formule magique. Une baguette offerte pour trois achetées, tout à 50 % dès la fin de l’après-midi pour écouler les invendus et l’ancrage à Grand Frais, la success-story de ces dernières années en matière de distribution. A la sortie des bureaux, la queue s’étire sur une dizaine de mètres devant les Marie Blachère de province. Une réussite spectaculaire, même si Bernard Blachère garde secret ses résultats financiers. Tout juste glisse-t-il que la marge brute de ses boulangeries approche en moyenne les 75 %. “Mais quand on a tout payé, il ne reste pas grand-chose”, jure le “parrain” du secteur.Un “pas grand-chose” suffisant pour attirer au fil des années de nouveaux entrants qui ont, eux aussi, repris les codes de la grande distribution. François Bultel, le fondateur d’Ange, est un ancien d’Auchan ; Olivier Lebreuilly, un ex-banquier. Pour ces cow-boys de la baguette, la guerre ne se joue pas vraiment sur les prix – ils se tiennent tous dans un mouchoir de poche – mais sur les emplacements. “C’est le véritable terrain d’affrontement”, avoue Olivier Lebreuilly. Car toutes ces enseignes – à l’exception de Louise – promettent de nombreuses ouvertures dans les années qui viennent. “On table sur une quarantaine de nouveaux magasins chaque année”, soutient François Bultel. “Nous, on veut tripler de taille dans les cinq ans”, surenchérit Olivier Lebreuilly. Sans compter les développements à l’étranger et la construction de “laboratoires” de fabrication de viennoiseries pour ne plus être dépendants des gros industriels comme Bridor.Les fonds d’investissement rôdentPour cela, il faut de l’argent. Cela tombe bien, les financiers et les fonds d’investissement rôdent dans les parages. Ainsi, Teract, cet ovni financier créé par Xavier Niel (Free), le banquier Matthieu Pigasse, Moez-Alexandre Zouari (Picard) et la coopérative agricole In Vivo, leader mondial du malt, a racheté les boulangeries Louise. Lov Group, la holding financière de Stéphane Courbit, l’un des papes de la production audiovisuelle, est entré au capital d’Ange il y a un an. Quant au fonds d’investissement FrenchFood Capital, il a avalé une grosse partie de Sophie Lebreuilly il y a deux ans et s’apprête à apporter de nouveau 15 millions d’euros à l’enseigne pour accélérer son développement.La financiarisation du secteur fait grincer les dents de certains petits artisans. “Cette nouvelle concurrence oblige les indépendants à sortir de leur zone de confort, à jouer davantage sur la qualité. Mais dans la réalité, ces chaînes ont surtout grignoté des parts de marché à la grande distribution”, veut croire Dominique Anract, le président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française. De fait, on compte aujourd’hui davantage de boulangeries – près de 34 000 – qu’il y a une décennie. Certains artisans voient même parfois d’un bon œil l’arrivée d’un Marie Blachère ou d’un Ange sur leurs terres. A Verdun, Nicolas Hergott, propriétaire d’Au Moulin des gourmandises a passé quelques nuits banches quand il a appris qu’une enseigne Marie Blachère allait ouvrir ses portes à deux pas de sa boulangerie. “Dans la réalité, depuis qu’ils se sont installés, notre chiffre d’affaires a quasiment triplé. Marie Blachère créé le flux de clients et, nous, on s’est spécialisé là où ils n’étaient pas bons, comme la pâtisserie. La concurrence, ce n’est pas forcément mauvais. La clé, c’est l‘innovation”, analyse-t-il, tel un capitaine d’industrie.Reste une inconnue : les Français ont-ils suffisamment faim pour accompagner la croissance de toutes ces enseignes ? Le sujet divise. “Il y a clairement un risque de saturation dans certaines villes moyennes et l’Etat pourrait être tenté de réguler les installations, comme il le fait avec les grandes surfaces”, redoute le patron d’une de ces grandes enseignes. D’autres craignent une consolidation du secteur. Un rapprochement entre Louise et Marie Blachère aurait été un temps étudié. Après tout, le “boss” de la baguette est le plus gros client de la coopérative In Vivo, principal actionnaire de Teract. “Marie-Louise, ça sonne pas mal comme nom pour des boulangeries de centre-ville”, s’amuse Bernard Blachère. Un rapprochement que le nouveau patron de Louise, Thierry Zandecki, balaie d’un revers de main.”Il y a de la place pour tout le monde car le marché reste énorme, rétorque Hervé Vallat, l’ancien patron de Grand Frais. La zone de chalandise d’une boulangerie est très étroite et le maillage du territoire est loin d’être terminé. Marie Blachère peut facilement doubler de taille dans les dix ans à venir.” Surtout, de nouveaux néoboulangers sont en train de peaufiner leur projet. Grand Frais, notamment, mise beaucoup sur un concept baptisé “Les boulangeries du marché”. Des magasins d’un nouveau genre où tout est en libre-service, le pain comme la viennoiserie. Le panier moyen des clients serait près de 50 % supérieur à celui d’une boulangerie classique. A la fin, la recette reste identique : du pain et des profits.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/entreprises/les-coulisses-de-la-guerre-du-pain-et-ses-cow-boys-de-la-baguette-blachere-cest-le-vrai-boss-XS4FSHFU4JGV5BA2THX2F22ZT4/
Author : Béatrice Mathieu
Publish date : 2025-01-25 11:00:00
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