Le quartier de Boucicaut, à Paris, tient du paradis pour malades et hypocondriaques : on y trouve, au bas mot, une demi-douzaine de pharmacies à la ronde. Voulant profiter de cette densité, L’Express s’y est rendu mi-janvier, cinq ans après le début du déremboursement progressif de l’homéopathie, dans l’espoir de rencontrer des pharmaciens qui n’en vendent plus. Et est reparti bredouille.Ce qui devait être une formalité s’est transformé en parcours du combattant : pas une seule officine du secteur n’a renoncé aux fameuses billes blanches, entièrement aux frais des malades depuis 2021. Même constat à Convention, à Beaugrenelle, à Commerce, autant de quartiers résidentiels du XVᵉ arrondissement de la capitale, particulièrement pourvus en devantures vertes et vendeurs en blouse blanche.Qu’il soit si difficile de trouver pareil établissement n’est pas anodin. Normalement, ce type de boutiques a l’obligation de ne vendre que des produits à l’efficacité étayée par des études scientifiques. C’est du moins ce qu’impose le Code de la santé publique, dans ces articles R4235-10 et R4127-39. Or ce n’est pas le cas de l’homéopathie, insuffisamment éprouvée, de l’avis de l’autorité en vigueur, la Haute Autorité de santé (HAS).Dispense de preuvesLe phénomène est d’autant plus étonnant qu’il n’est pas propre à la capitale. L’Express a compilé coupures de presse, postes sur les réseaux sociaux, communiqués officiels, sans jamais retrouver la trace d’une seule pharmacie ayant pris ce type d’initiative. Ni l’ordre des pharmaciens ni les syndicats n’ont eu vent d’une telle pharmacie. A croire qu’il n’existe en France aucune officine à jour du consensus scientifique.La réalité est plus complexe : si, en 2019, l’homéopathie a été déremboursée précisément parce qu’elle n’avait montré aucun bénéfice sur la santé au-delà du placébo, elle n’a jamais perdu son titre de médicament. De fait, les pharmaciens n’ont donc pas l’obligation de la retirer des rayons. Les voilà même étonnés qu’on leur pose la question : “Pourquoi je n’en vendrais pas ? C’est autorisé, et les gens en veulent”, s’agace l’un d’eux.Une situation rendue possible grâce à un décret datant de 1998. Il confère à l’homéopathie une place toute particulière dans l’arsenal médical. “Compte tenu de sa spécificité, le demandeur est dispensé de produire tout ou partie des résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques”, est-il indiqué. Autrement dit, ces produits sont exemptés d’études d’efficacité. Aucun autre “traitement” bénéficie d’un tel passe-droit.Légal, mais pas très médicalContactée, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) n’a pas souhaité commenter. Même son de cloche pour l’ordre des pharmaciens, tenu de faire respecter la déontologie professionnelle. En interne, un salarié de la juridiction reconnaît tout de même une “tension”. “Ce n’est effectivement pas évident de lutter contre le charlatanisme tout en vendant de l’homéopathie, dont les fondements, comme la mémoire de l’eau, sont considérés comme ésotériques par les scientifiques.”Hormis quelques spécialistes bien informés, peu de gens savent l’existence de cette anomalie. Elle est insensée d’un strict point de vue scientifique. “C’est un scandale”, s’offusque Mathieu Repiquet, membre du collectif No Fakemed, qui a lancé les débats sur le déremboursement en 2019. “Vendre des produits inefficaces en les présentant comme utiles pour diverses pathologies, sous l’appellation médicament, dans un lieu de dispensation de produits de soins, cela pose un véritable problème éthique.”Le militant et son collectif appellent à changer la loi pour mettre fin à cette “absurdité législative”. Mais, comme les petites billes blanches sont encore très demandées et pourvoyeuses d’emplois et de recettes, rares sont les voix à s’élever contre ce traitement de faveur. “Financièrement on pourrait s’en passer, d’autres produits sont bien plus rentables. Mais on doit bien satisfaire les patients”, regrette le Dr Gautier Blondin, de la pharmacie du Midi, avenue Félix-Faure, à Paris. Sceptique quant à ces produits, il s’en tient au strict minimum : une dizaine de références, pas plus.Des billes, vite des billesDe fait, la pression est forte sur les pharmaciens. Plus de 45 % des Français se “soignent” encore à l’homéopathie, selon un sondage réalisé par Odoxa pour l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) en 2023. Si bien qu’il s’en vend encore pour plus de 308 millions d’euros chaque année, selon des estimations exclusives obtenues par L’Express auprès du cabinet IQVIA PharmaOne. Si le déremboursement a provoqué une baisse de l’ordre de 42 % des ventes, il n’a donc pas tué le marché, contrairement à ce qui était évoqué en 2019.Une tendance prévisible : l’attrait pour les thérapies alternatives n’a cessé de progresser ces dernières années, tout comme la défiance envers les institutions. “Il reste beaucoup d’habitués, médecins et patients, qui ne jurent que par ça”, illustre un pharmacien à Cambronne, spécialisé dans l’homéopathie. Lui a profité du déremboursement : il fabrique lui-même ses produits, pour pallier la baisse de production des industriels, diluant et rediluant ses molécules dans de l’eau, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une quantité imperceptible.Comme ce pharmacien, nombreux sont les préparateurs en pharmacie à prendre les promesses des théoriciens de l’homéopathie pour argent comptant : “Cela a ses vertus, les gens se disent soulagés”, indique une préparatrice, rue Lecourbe. “On voit souvent passer des histoires d’animaux guéris par l’homéopathie, par exemple, c’est troublant”, pense savoir une autre, dans le même secteur.Les pharmaciens et la scienceUne position courante, même à la direction des instances de représentation des pharmaciens. “J’ai déjà vu des gens se remettre d’un cancer ou de troubles urinaires après en avoir pris”, défend ainsi le docteur en pharmacie Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officines (Uspo). Il sait pourtant qu’une simple corrélation n’a jamais suffi à démontrer l’efficacité d’un produit pharmaceutique.A ces croyances persistantes se mêle aussi le besoin de rassurer les patients les plus inquiets par leurs tracas du quotidien. “C’est la seule médecine non conventionnelle à ne présenter aucun effet secondaire. Face à un patient qui n’accepte pas qu’on ne peut rien faire pour lui, je préfère qu’on donne ça plutôt que des substances avec lesquelles il risque de s’empoisonner”, reconnaît Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France.”Si on leur refuse ce soin, ils seront plus enclins à se tourner vers des alternatives plus dangereuses”, abonde Milou-Daniel Drici, professeur de pharmacologie au CHU de Nice. Pour ce spécialiste, collaborateur de l’Agence européenne du médicament, impossible de vendre de l’homéopathie ailleurs qu’en pharmacie : “Si on supprime le statut de médicament, il n’y aura plus aucun contrôle sur la composition, les dosages. C’est la porte ouverte à des produits de mauvaise qualité”, défend-il.En finir avec la vente en pharmacie ?La question est délicate : “C’est utilisé comme un médicament par des personnes qui peuvent avoir une vraie pathologie. Pas sûr que le caissier de Carrefour les aiguille vers le médecin si elles en ont besoin”, traduit un pharmacien à Convention. Supprimer l’homéopathie des pharmacies pourrait ainsi aggraver les retards de soins, et in fine la perte de chances que peuvent représenter les médecines alternatives. Ou déporter les patients vers des pseudothérapies plus risquées.L’homéopathie a aussi l’avantage de susciter facilement un effet placebo. Une bonne chose, contrairement à ce que l’on pense d’ordinaire. “On croit à tort que placebo veut dire aucun effet. Mais le simple fait d’attendre des effets positifs d’un traitement entraîne des réactions bien réelles dans l’organisme, qui peuvent aider. En cela, l’homéopathie contribue à améliorer certains symptômes”, rappelle Nicolas Pinsault, professeur à l’université Grenoble-Alpes.Le spécialiste n’est pas pro-homéopathie pour autant : “Laisser entendre qu’un élément inconnu, quasi mystique et sans matérialité peut aider, met un coup de canif dans la démarche scientifique. Les patients risquent aussi d’être déçus, ou de se soumettre plus facilement à des arguments fallacieux. A terme, ils risquent d’éprouver plus de difficultés à faire le tri entre les thérapies justifiées et celles relevant de charlatans”, rappelle-t-il. Autant d’effets indésirables qu’il faudrait selon lui ajouter à la “balance bénéfices-risques” de l’homéopathie.Cultiver les placebosEn 2023, le chercheur a montré qu’il était possible de susciter autant d’effet placebo en expliquant le phénomène, sans pour autant mentir sur son origine. “Bien sûr, cela prend plus de temps, et cela ne convient pas à tout le monde. Il y a des gens qui ne veulent pas d’explications mais seulement une pilule. Mais, dans ce cas-là, pourquoi de grandes entreprises comme Boiron ou Weleda devraient en bénéficier ? N’importe quelle substance sans effet spécifique ferait aussi l’affaire, comme tous nos remèdes de grand-mère”, souligne le scientifique.Il y a là, selon Nicolas Pinsault, un compromis tout trouvé : ne pas bannir le principe du recours au placebo dans la pratique médicale, mais bâtir une véritable éthique et une “politique” autour de ces mécanismes. “Trop peu d’études sont réalisées sur la question, alors qu’elle est d’intérêt sanitaire. On sait par exemple que rien qu’en étant attentif à l’environnement du soin, en s’intéressant au patient, on potentialise les attentes du patient et l’amélioration des symptômes. Nous devrions prendre en compte ces résultats.”
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-01-25 08:00:00
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