« Une recherche prouve que le port du voile est un facteur discriminant à l’embauche ». Ce titre qui claque comme une vérité définitive et dénonce l’injustice qui frapperait certaines de nos concitoyennes a été repris par tous les médias, du Nouvel Obs à CNews. Mais cette recherche prouve-t-elle bien ce qu’elle annonce ?Sous le nom intimidant de « rapport d’étude : Discrimination à l’embauche des femmes voilées en France : un test sur l’accès à l’apprentissage » et derrière une dénomination faussement officielle pour mieux impressionner (« Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le supérieur »), quatre chercheurs, Denis Anne, Amynata Bagayoko, Sylvain Chareyron et Yannick L’Horty, rattachés à l’université Gustave Eiffel, ont diffusé le 9 décembre un travail académique mettant en avant que le port de voile diminue drastiquement les chances de décrocher un contrat d’apprentissage.L’enquête de ces économistes a consisté à procéder à un testing, selon une méthode largement pratiquée dans d’autres disciplines (sociologie ou sciences de gestion), à savoir l’envoi de CV d’étudiantes en première année de BTS de comptabilité, voilées et non voilées, à 2 000 entreprises tirées au sort. Après analyse des retours, ces chercheurs concluent que le port d’un voile « abaisse de plus de 80 % les chances de recevoir une réponse positive ». Le public ne peut que s’émouvoir et dénoncer une discrimination.Pour autant, la lecture du document révèle de nombreuses anomalies. En premier lieu, le nombre de CV est faible et les documents se différencient sur d’autres variables que la tenue, avec des erreurs formelles problématiques (nom et prénom différents dans un même CV, etc.), rendant la comparaison incertaine (quel facteur explique la réponse, positive ou négative ?). Le principe même du testing est inopérant. En outre, deuxième procédé atypique : il n’y a pas de groupe de contrôle avec une autre variable, permettant de mesurer l’éventuelle discrimination liée au voile (par exemple, des personnes avec ou sans casquettes ou tatouages apparents). Les auteurs utilisent en complément du voile un critère purement subjectif (la « suggestion d’une origine maghrébine »), par principe invérifiable. De plus, il s’agit de candidatures spontanées, sans poste identifié. Finalement, le taux de réponses est très faible.Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que la réaction principale des entreprises est de ne pas répondre aux candidates, voilées ou non. En clair, les réponses reçues forment un échantillon microscopique sur lequel les auteurs calculent ensuite des risques relatifs, sur des pourcentages non significatifs. Le seul résultat tangible, c’est qu’il n’y a pas d’effet du port du voile sur la probabilité d’obtenir une réponse. Voilées ou non, les candidates ne reçoivent pas de proposition d’embauche. Les auteurs notent que « le taux de réponse est de 8,5 % tous candidates confondues, celui des réponses non négatives est de 2,4 % et celui des réponses positives est de 0,5 % » – dans cette insignifiance, le voile a un effet de 1 %, avec un seuil de significativité à 5 % !En un mot, le traitement statistique et le vocabulaire hermétique des économistes masquent une absence de résultats probants. Mais il y a davantage encore.L’ignorance des pratiques de recrutementLe déroulé de cette recherche ne manque pas d’étonner. Car cette étude ne traite pas de ce qui est mis en avant auprès du grand public – l’éventuelle discrimination liée au port du voile – mais uniquement de la préférence pour une tenue conforme à la normalisation professionnelle.En proposant un testing de CV avec ou sans voile, les auteurs peuvent facilement alarmer un lecteur novice. Or, mal conçu, leur dispositif méthodologique ne teste aucune hypothèse concernant le voile : la tenue des candidates aurait pu être toute autre (religieuse ou non), les résultats auraient été identiques ou certainement plus défavorables encore. Pourquoi ? Parce que la comparaison avec une tenue d’apparence professionnelle tourne forcément au désavantage de la tenue incongrue au regard des critères des entreprises. En outre, la méconnaissance du droit par les auteurs leur fait oublier l’essentiel. La jurisprudence confirme les limites de la liberté vestimentaire dans le cadre professionnel. Les justifications sont nombreuses : les entreprises peuvent invoquer la sécurité, l’hygiène, l’image ou la décence pour imposer des tenues adéquates. Ces notions sont suffisamment englobantes pour permettre des rappels disciplinaires, des licenciements motivés ou des refus d’embauche. Par ailleurs, la normalisation managériale est extrêmement puissante, comme le montrent les recherches reconnues sur le sujet ou le fait que des cabinets de relooking proposent justement de revoir l’allure de personnes éloignées du marché de l’emploi pour en faciliter l’embauche. Dans ce contexte, le voile est aussi inadapté que les autres tenues qui ont alimenté la jurisprudence, ni plus, ni moins.Mais les chercheurs ont construit leur enquête pour obtenir la conclusion qu’ils désiraient.Les candidates n’ont pas reçu de réponses car elles ont envoyé des CV au petit bonheur la chance, à une époque où l’on recrute via des réseaux sociaux comme LinkedIn ou HelloWork. Le voile n’y change strictement rien. Et il est assez éloquent de lire, dans une note en fin de document, un timide aveu : « Dans les estimations présentées, toutes les offres testées ont été conservées. Cependant, pour une part importante des offres, aucun des candidats n’a reçu de réponses. Il est possible de considérer que ces tests n’apportent aucune information sur le comportement discriminatoire ou non de l’entreprise et qu’ils ne doivent pas être considérés dans l’estimation. »En somme, la recherche est mal construite, les résultats inexistants, mais les auteurs communiquent malgré tout sur les discriminations, avec une apparence de scientificité.Une médiatisation irresponsableAu moment où se tient le procès des instigateurs de l’attentat meurtrier contre Samuel Paty, dans un contexte de conflits internationaux liés en partie à la question islamiste, de menaces d’attentats djihadistes en France et de tensions nationales motivées par un communautarisme agressif de part et d’autre de l’échiquier politique, les chercheurs en sciences humaines et sociales ont une responsabilité particulière. Les auteurs de cette recherche sans aucune validité ont commis une faute. L’accroche retenue par les journaux, les télévisions et les réseaux sociaux est non seulement alarmiste mais, pire, s’avère constituer un boutefeu facilement instrumentalisable.Ce rapport propose des calculs justes sur des choses insignifiantes statistiquement et dangereuses politiquement. Il montre que les PME ne répondent pas aux candidatures spontanées, peu importe le type des candidates, rien d’autre. Peut-être que le voile constitue un facteur de discrimination à l’embauche. Nous n’en savons rien. Mais cette étude ne le montre pas. Et sa médiatisation est proprement irresponsable, signal inquiétant de la volonté chez certains de privilégier l’idéologie à la méthodologie.Les signataires : Joan Le Goff (professeur de sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil), Philippe Jourdan, (professeur de sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil), Jean-Claude Pacitto, maître de conférences HDR en sciences de gestion (Université Paris-Est Créteil), Dominique Schnapper (sociologue et politologue), Nathalie Heinich (sociologue), Pierre-André Taguieff (historien des idées, CNRS), Philippe d’Iribarne (économiste, CNRS), Céline Masson (professeur des universités, UPJV), Martine Benoit (professeur d’études germaniques, Université de Lille), Pierre Vermeren (professeur des universités en histoire contemporaine à La Sorbonne) et Isabelle de Mecquenem (professeur agrégé de philosophie).
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/le-voile-discriminant-a-lembauche-des-universitaires-reagissent-a-une-etude-jugee-biaisee-7OX5BHYTGVAK5JDHNVMOVYWE4I/
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Publish date : 2025-01-13 10:08:00
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