La conversation n’a pas dépassé la minute, ou si peu. En d’autres circonstances, un bref SMS aurait suffi mais quand on s’apprête à nommer un ministre, on appelle. « Ce sera l’Outre-Mer, ministre d’Etat. Comme on s’est dit. » Car ils se l’étaient dit, plus d’une fois. Des jours que François Bayrou et Manuel Valls bavardaient de ce dossier brûlant des territoires ultramarins français, d’autant plus depuis que le cyclone Chido a ravagé Mayotte. Des mois, même, que l’idée trotte dans la tête de Bayrou. L’été dernier, quand Emmanuel Macron n’en finissait plus de consulter pour trouver un Premier ministre, François Bayrou griffonnait sur un coin de table des listes de noms accolés à des ministères. Valls… « OM », pour Outre-Mer. Il avait murmuré l’idée à Valls, l’air de rien mais assez pour que l’envie germe dans la tête de l’intéressé.Rien ne se fait au hasard, ni cela ni l’entretien que le socialiste donne le 8 novembre suivant, dans Le Parisien. Il y étrille la politique d’Emmanuel Macron en Nouvelle-Calédonie en l’accusant d’avoir « mis à terre trente-six années de dialogue et de progrès ». Et de torpiller « l’entêtement imbécile, irresponsable et criminel » du président de la République. Personne n’aurait imaginé que le chef de l’Etat accepte que Valls intègre le gouvernement après ces mots-là, qui plus est avec ce portefeuille. « Avait-il le choix ? », sourit un proche de Bayrou.L’heure n’est plus aux amateurs qui rendaient fière la Macronie, mais aux « poids lourds ». Voilà pourquoi Bayrou tenait tant à Valls, sur ce poste-là, précisément : il a grandi dans l’ombre de Michel Rocard et de Lionel Jospin, regardant de près la gestion des accords de Matignon en 1988 avec le premier, et d’encore plus près avec le second, dix ans plus tard, pour les accords de Nouméa. « C’est fini le temps des variables d’ajustement sur ce ministère, justifie un spadassin de Bayrou. On ne va pas chercher Valls parce qu’il est un homme de gauche, mais on va chercher la figure républicaine, la figure d’autorité, l’ancien Premier ministre, capable d’une reprise en main politique de ce dossier des outre-mer. »Trop autoritaire, trop « identitaire »Au crépuscule de son quinquennat, faute de merles, Emmanuel Macron mange des grives, et son chapeau en acceptant l’arrivée de Manuel Valls. Il se l’était pourtant toujours refusé depuis 2017. Entre les deux hommes, c’est l’histoire de l’autre coup de poignard du quinquennat de François Hollande. « Il m’a trahi avec méthode », avait confié un soir d’août 2016 l’ancien président socialiste, qui s’était longtemps bercé d’illusions sur les ambitions débordantes du jeune intriguant. Que devrait dire Valls alors, qui fut même le recruteur du futur conspirateur ? En 2014, il insiste pour le nommer ministre de l’Economie quand Hollande souhaite un « grand Bercy » pour son ami Michel Sapin. L’affaire tourne vite au vinaigre. Macron reprochera à Valls d’avoir tout fait pour utiliser le 49.3 sur le projet de loi sur la croissance, dite « loi Macron », alors qu’il était convaincu d’avoir une majorité pour voter le texte. C’est qu’à l’époque, il ne peut y avoir deux soleils dans le même ciel social-libéral. Le Premier ministre voit bien la popularité grandissante de son ministre, et la craint d’autant plus que ce dernier prépare une candidature présidentielle en catimini. Emmanuel Macron va déposséder Manuel Valls de sa destinée politique, alors que François Hollande a d’ores et déjà annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa succession.Les deux hommes se disputent l’héritage rocardien, et c’est le jeune impétueux qui va rafler la mise. Macron, le libéral intégral que n’est pas sa némésis, jugée trop autoritaire, voire trop « identitaire ». Tout ce qui a constitué Manuel Valls et ne constitue plus que lui font se détourner les réseaux d’élus socialistes rocardiens et strauss-khaniens. Une longue série d’humiliations s’ensuit. L’ancien locataire de Matignon, qui espérait tout le moins un ministère, sera ignoré pour cela, et pour les investitures aux législatives aussi. Un soutien ne vaut pas investiture fait comprendre l’entourage du frais président. Certains lieutenants rappellent dans un courageux anonymat qu’En marche, « ce n’est pas l’auberge espagnole ». Le natif de Barcelone serre la mâchoire. Il faudra l’intervention de François Bayrou pour empêcher qu’un candidat étiqueté LREM lui soit opposé, à Evry, son fief. Il y a du Villefort chez Emmanuel Macron, le procureur du roi qui condamne sans procès Edmond Dantès – « En politique, on ne tue pas un homme : on supprime un obstacle, voilà tout. » »L’essence du traître » »Je ne suis pas revanchard », assure Manuel Valls, qui n’est comte de rien, encore moins de Monte-Cristo. « Le voir ministre de Macron qui n’en voulait pas est un plaisir fugace », s’amuse néanmoins un de ses proches. Aux Outre-Mer, ce « mini-Matignon », comme disait Jacques Chirac. Quant aux cris d’orfraie de la gauche, « qui n’est plus la sienne » depuis que les insoumis qui le détestent et se gaussent des insultes dont il est la cible ont pris la main, ainsi soit-il. Au matin du 24 décembre, sur France Inter, le visage du nouveau ministre des Outre-Mer dit pourtant la rancœur. Les lèvres sont retroussées, les sourcils froncés et le regard accroché à la table. Impavide et fermé à l’écoute de l’auditeur qui le traite « d’étron ». Il en a vu d’autres, invectives, vitupérations en tout genre, claques verbales et même physique en janvier 2017 quand un jeune badaud, admirateur de Dieudonné, le gifle lors d’un déplacement en Bretagne. Le lendemain, un autre auditeur, revendiqué de gauche, avait réagi sur la même radio : « On est 66 millions à vouloir te la mettre. »Valls, figure honnie, « l’essence du traître », fustige-t-on encore au PS dont il a été exclu en 2017. Il a préféré appeler à voter Emmanuel Macron plutôt que Benoît Hamon, son rival à la primaire, contrairement à son engagement. « La violence dont il est victime dit la bêtise et la brutalité de la société aujourd’hui, et je me reconnais dans la ligne politique républicaine qu’il défend, mais la parole en politique ça compte aussi. Il a beaucoup entamé la sienne », observe le socialiste Michaël Delafosse, maire de Montpellier, critique de Mélenchon, figure montante du PS qui met en avant les questions de sécurité et de laïcité, au point que certains voudraient le comparer à Valls. Très peu pour Delafosse : « Il a dit un jour que la politique était une langue morte. C’était très fort, très juste. Mais n’a-t-il pas contribué à la tuer ? Il y a un code d’honneur en politique. Cela fait votre crédibilité. »Valls traîne ses maux – les 49.3, le non-respect de son engagement à soutenir Benoît Hamon après la primaire de la gauche, ses propos sur les Roms « qui ont vocation à rentrer en Roumanie », avait-il dit – et ceux des autres, qu’il porte sur ses épaules. La déchéance de nationalité, ce boulet qui n’est pas le sien. L’histoire retenue se fiche des détails : après les attentats du 13 novembre 2015, François Hollande, sous pression de la droite, cherche, en plus d’une mise à jour de l’état d’urgence, une mesure de taille qui pourrait être soutenue de part et d’autre de l’Hémicycle. Ce sera la déchéance de nationalité pour les binationaux, idée poussée par Nicolas Sarkozy tout particulièrement. Au premier Conseil des ministres qui suit le discours du congrès, seule une ministre fait part de ses réserves – George Pau-Langevin. Manuel Valls n’est pas non plus séduit par l’idée, et propose dans un premier temps de l’abandonner. Il craint que cela ne fracture trop à gauche, et notamment l’aile droite du PS. Même Emmanuel Macron fustige l’idée.Les premiers sondages montreront pourtant que la déchéance est populaire, et qu’un retrait de la disposition abîmerait un peu plus François Hollande. « Manuel change d’avis aussitôt car il ne veut pas que le président, déjà si bas dans les sondages, ne s’éreinte un peu plus avec un nouveau renoncement, raconte un collaborateur de Valls à Matignon. Il défend la fonction plus que le bonhomme, alors il se charge du sale boulot. » Laurent Azoulai, ancien cadre du PS et proche de Valls, regrette : « On ne fait jamais porter à François Hollande l’initiative de la déchéance de nationalité. Le père, c’est lui, pas Manuel. » Les hollandais le remercieront à leur manière, en poussant à la candidature de Vincent Peillon à la primaire de la gauche, un concurrent de plus contre Valls qui ouvre un peu plus la voie de la victoire à Benoît Hamon.L’impopularité comme jouissanceLe mépris a fait des dégâts. Une arme de dissuasion massive, et la rancune n’en est que plus tenace, voire ineffaçable. Une fois n’est pas coutume, François Bayrou et la Macronie se sont bien gardés, en recrutant Valls au gouvernement, de faire le récit de la recrue de gauche pour mieux pousser le PS dans ses retranchements. On l’a dit de Didier Migaud, puis de François Rebsamen et Juliette Méadel, mais pas de l’ancien Premier ministre. Ce qui n’émeut guère ce dernier. Il n’est pas attaché à la vieille maison rose. Il sait que les procès en gauche font foison, qu’il en a été l’une des premières cibles. En 2015, Christophe Prochasson, l’un des conseillers de l’Elysée, doit rencontrer pour la première fois le directeur de cabinet adjoint du Premier ministre, un certain Aurélien Rousseau. « Tu verras, il est sympa. C’est la caution de gauche de Valls », s’amuse Boris Vallaud, alors secrétaire général adjoint du président de la République. De tout cela, il en a fait son cuir, « son Téflon même », renchérit un ami. La détestation dont il est la cible est devenue sa jouissance politique. L’impopularité, son sacerdoce. « C’est la condition de l’exercice du pouvoir », répète-t-il en privé, se référant encore et toujours à sa figure tutélaire, Georges Clemenceau, abhorré en son temps lui aussi. La faiblesse de certains hommes et femmes politiques est de vouloir être trop aimés.Manuel Valls s’en moque, de cela comme de ces socialistes qui n’assument pas vraiment de bavarder avec lui, l’ex-camarade devenu radioactif. Prière, d’ailleurs, de préserver l’anonymat des quelques députés PS qui lui ont envoyé un message de félicitations après sa nomination aux Outre-Mer. François Hollande a gardé le contact, et Aurélien Rousseau lui a écrit le 23 décembre. « Bon courage », a pianoté le second à son ex-patron. « Jusqu’à la censure ! », a répondu Valls, avec un émoji tout sourire.
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Author : Olivier Pérou
Publish date : 2025-01-07 16:00:00
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