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L’Express

Economie russe, la bombe à retardement : le vrai visage d’un pays sinistré




La scène est digne d’un film catastrophe. Saint-Pétersbourg, nuit du 26 novembre 2024 : une épaisse brume blanche sort de terre. Il est trois heures du matin quand le district de Krasnoïe Selo disparaît dans un nuage de vapeur. Une canalisation de chauffage urbain vient d’imploser, des kilolitres d’eau bouillante submergent la chaussée. Bilan : trois personnes hospitalisées pour brûlures, des dizaines de foyers plongés dans le froid. Incroyable, mais on ne peut plus banal en Russie. En janvier, une dizaine de passants étaient ébouillantés dans les mêmes circonstances à Nijni-Novgorod. Quelques jours plus tard, la troisième plus grande ville du pays, Novossibirsk (Sibérie), déclarait l’état d’urgence après une série d’explosions sur ses canalisations datant de l’ère soviétique. « Malheureusement, concernant la panne du système de chauffage… les choses empirent », bredouille sur Telegram le gouverneur de la région, où le thermomètre descend régulièrement sous les – 30 °C.Tel est le vrai visage de la « Russie moderne » de Vladimir Poutine, l’envers du décor d’une économie chauffée à blanc par la guerre, au détriment de tout le reste. Négligées depuis des années, les dépenses publiques consacrées à la construction de routes et de ponts, à la remise en état des services publics et des infrastructures, dégringolent depuis que le Kremlin a lancé sa guerre totale contre l’Ukraine. Les Russes en paient le prix fort : l’année dernière, plus de 3 millions de personnes ont subi des coupures d’eau, d’électricité et de chauffage en raison d’accidents sur les réseaux d’énergie, selon les calculs du journal Novaïa Gazeta. « La Russie fait un grand bond en arrière, observe l’économiste Vladislav Inozemtsev, installé à Washington. Sur le papier, le PIB augmente (de 3,6 % en 2024 d’après les estimations du FMI), mais il s’agit d’une croissance en trompe-l’œil : une croissance sans développement. » Et bientôt, peut-être, une croissance atone (1,3 % prévu en 2025). La demande faiblit, l’inflation galope – obligeant même Vladimir Poutine à reconnaître, le 19 décembre, un « signal préoccupant ». Déjouant les boniments du « Tsar », la récession guette l’économie russe.Une inflation largement sous-estimée.Son unique moteur ? L’industrie militaire, qui avalera bientôt 40 % du budget de l’Etat. Soit 130 milliards d’euros dévolus, en 2025, à des dépenses improductives pour le domaine civil. « Les retombées réelles pour l’économie sont les mêmes que si tous les Russes se mettaient à bâtir des statues de Poutine surmontées d’une lumière, que l’on érigerait partout dans le pays », raille l’économiste Andrei Movchan dans l’une de ses conférences. Pour fabriquer chars, missiles et drones, treillis, casques et bottes à destination du front, les usines tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et pour cela, il faut des bras. Or, près d’un million de Russes ont quitté le pays après l’invasion de l’Ukraine, des centaines de milliers de travailleurs potentiels ont été tués ou blessés au front, d’autres y sont mobilisés. Les patrons s’arrachent la main-d’œuvre restante en offrant des salaires toujours plus hauts. Quant aux enrôlés et à leurs familles, ils perçoivent des soldes et des primes mirobolantes. Tous les ingrédients d’une spirale inflationniste sont là. Incontrôlable hausse des prix, estimée à 8,5 % en octobre en rythme annuel, selon l’agence nationale russe de statistiques Rosstat. Elle serait en réalité bien supérieure.Braquage de beurreEn témoigne un autre indicateur, celui de la Banque centrale de Russie, mesuré par des panels de consommateurs envoyés dans les supermarchés pour relever les prix. Verdict : 15,3 % d’inflation observée en rayon en octobre dernier. « Le plus effrayant est que cette hausse touche quasiment l’ensemble du panier, note le groupe d’experts russes « MMI », sur son canal Telegram. Sur les 107 articles inclus dans le panier hebdomadaire, 84 ont vu leur prix augmenter ». Symbole de cette envolée, le coût de la salade Olivier, incontournable des tables du Nouvel an russe (composée de saucisse bouillie, pommes de terre, carottes, cornichons, petits pois, œufs et mayonnaise), a bondi de 70 % en un an. Certains magasins mettent désormais sous clé les armoires réfrigérées contenant du beurre, après une vague de braquages à travers le pays. « Chers clients, si vous souhaitez acheter du beurre, veuillez vous adresser aux vendeurs en caisse », indique une affichette jaune dans l’un de ces supermarchés.Les sanctions occidentales de moins en moins efficaces.Le beurre, produit de luxe ? Voilà qui ne colle pas avec les promesses du chef du Kremlin, lequel martèle depuis trois ans, la main sur le cœur, que Moscou ne sera jamais contraint de choisir « entre le beurre et les canons » – autrement dit : sacrifier la production civile au profit de la production militaire. Le Kremlin cherche à tout prix à maintenir l’illusion. En septembre dernier, lors de la présentation du budget 2025, les autorités donnent à plusieurs médias russes des instructions claires, rapportent les journalistes en exil de Meduza : « Mettre en avant le budget social » et « éviter de parler des dépenses de guerre ». « Les sondages d’opinion indiquent que la hausse des prix est l’un des plus gros problèmes du moment, et les gens soupçonnent généralement que c’est la conséquence de l' »opération militaire spéciale » confie à ce média une source proche de la présidence.Dans toute l’industrie lourde, les transports, partout où les systèmes européens sont utilisés, la situation va de mal en pisL’économiste Vladislav InozemtsevLe chef du Kremlin le sait, on ne plaisante pas avec les pénuries alimentaires en Russie. « Poutine n’est pas un grand spécialiste de l’agriculture, mais il connaît suffisamment l’histoire de son pays pour savoir qu’une disette peut être mortelle pour le régime », souligne Eugene Finkel, professeur d’affaires internationales à l’Université Johns Hopkins, coauteur de Bread and Autocracy : Food, Politics, and Security in Putin’s Russia (Oxford University Press, 2023). « Qu’est-ce qui a déclenché la révolution de 1917 ? Les émeutes de la faim à Petrograd [NDLR : actuel Saint-Pétersbourg, ville de naissance du président russe], rappelle l’historien. Qu’est-ce qui a achevé l’Union soviétique ? Ce sont aussi les pénuries. Les gens en ont eu assez de passer leurs journées dans des files d’attente. Quiconque a vécu la chute de l’URSS sait cela. »Vladimir Poutine le premier, obsédé depuis son arrivée au pouvoir par l’autosuffisance alimentaire, élément clé à ses yeux de la sécurité nationale. « Le Kremlin a mis en place une doctrine à ce sujet, reprend Eugene Finkel. Jusqu’en 1999, la Russie dépendait de l’aide alimentaire occidentale. En dix ans, elle est devenue le plus grand exportateur de céréales, en sponsorisant les grandes entreprises agricoles et en investissement dans des installations de stockage et de transport des graines. » A priori, la farine – et donc le pain – ne devrait pas manquer de sitôt. Pour les autres denrées de base, frappées de plein fouet par l’inflation, l’Etat n’hésite pas à déroger à sa doctrine pour faire entrer sur le marché des produits étrangers moins chers. Dans les supérettes, on trouve désormais des plaquettes de beurre venues des Emirats arabes unis et de Turquie. L’année dernière, des œufs d’Azerbaïdjan sont arrivés par tonnes en Russie pour juguler la « crise des œufs », dont le prix avait bondi de 40 %.Des recettes fiscales encore stables.Crépuscule technologiqueSigne de la nervosité ambiante, le Kremlin avait alors ordonné l’ouverture d’une enquête, suspectant une entente des producteurs sur les prix, et sommé le FSB d’arrêter tout individu accumulant les réserves de ce précieux bien. « L’industrie agroalimentaire fait partie intégrante du périmètre des siloviki [NDLR : les officiers de sécurité du régime] depuis la nomination à la tête du ministère de l’Agriculture, en 2018, de Dmitri Patrouchev, fils de l’ancien chef du FSB et actuel président du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev », note Eugene Finkel. Mais les lieutenants de Poutine sont à court d’outils – autre que l’importation – face à l’envolée des prix. Pour augmenter la production locale, il faudrait du personnel (en 2023, il manquait 200 000 travailleurs au secteur) et des nouvelles technologies, hors de portée en raison des sanctions occidentales.L’agriculture n’est que l’un des secteurs touchés par ce grand crépuscule technologique. « Dans toute l’industrie lourde, les transports, partout où les systèmes européens sont utilisés, la situation va de mal en pis, souligne Vladislav Inozemtsev. Les locomotives, les wagons, les trains à grande vitesse utilisent tous des composants occidentaux. Beaucoup de machines étaient fabriquées en Russie en partenariat avec des entreprises comme Siemens et Alstom, qui ont progressivement quitté le marché après l’invasion russe en Ukraine. Toutes ces infrastructures se dégradent à vue d’œil. »Le parc aérien n’est pas épargné, privé de la plupart des pièces détachées occidentales. Les clients des compagnies russes en sont les premières victimes. En septembre 2023, une enquête de Novaïa Gazeta dénombrait pas moins de 120 incidents aériens depuis le début de l’année. Un chiffre deux fois supérieur à la moyenne des cinq dernières années. « Sur les 817 avions de fabrication étrangère qui composaient la flotte de transport de passagers russe en avril 2022, au moins 72 (9 %) ont déjà connu une panne après avoir été réparés par des sociétés de services non autorisées utilisant des pièces de rechange d’origine inconnue », précise le site. Quant aux avions du futur, leur construction est quasiment à l’arrêt depuis 2022. Depuis le début de la guerre, le consortium United Aircraft Corporation, qui regroupe les principaux avionneurs civils et militaires du pays, a livré sept nouveaux appareils… sur les 108 promis ! « Les sanctions ont été si sévères qu’elles ont mis l’industrie aéronautique au bord du gouffre », constate la BBC, qui a fait le décompte.20 % de faillites supplémentairesDans tous les domaines, les importations clandestines, via des pays tiers et des intermédiaires véreux, permettent toutefois de « bricoler »… pour éviter le pire. Mais encore faut-il avoir les moyens de payer. La valeur du rouble, en chute libre, renchérit les produits étrangers. De surcroît, l’argent coûte de plus en plus cher en Russie. Avec un taux directeur de 21 % – du jamais vu depuis vingt ans -, le coût de l’emprunt est exorbitant. Les taux d’intérêt pour les prêts aux consommateurs et entreprises varient de 25 à 30 % ! « Une économie en bonne santé ne peut pas fonctionner avec des taux pareils » tranche l’analyste financier Alexander Kolyandr.Le rouble en chute libre.Les experts russes du Centre d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme vont plus loin : la Russie risque « une récession économique et un effondrement des investissements dans un futur proche », détaillent-ils dans une note récente. La société des chemins de fer Russian Railways a annoncé une coupe de 40 % dans ses dépenses l’année prochaine. Face aux difficultés de financement, de plus en plus d’entreprises mettent la clé sous la porte. L’Union russe des industriels et entrepreneurs a enregistré 20 % de faillites supplémentaires cette année. Sans compter les retards de paiement, qui touchent plus d’un tiers des sociétés. Au sein des élites, les langues se délient. En octobre, le patron du géant de l’industrie militaire Rostec, Sergueï Tchemezov, alerte : « Si nous continuons à fonctionner comme cela, la plupart de nos entreprises feront faillite. D’autres préféreront, si elles en ont l’opportunité, suspendre leur activité… pour faire fructifier leur épargne. « Imaginez un peu : vous êtes à la tête d’une usine de glaces, avec un taux de profit de 11 %. Si vous pouvez mettre en pause la production pendant un certain temps et placer tout votre argent disponible dans les banques afin de profiter de plus de 20 % de taux d’intérêt, vous y gagnerez davantage », expose l’économiste Vladislav Inozemtsev. Qui voudrait investir en pareilles circonstances ?Le tableau est d’autant plus alarmant que les investissements étrangers aussi se sont effondrés depuis 2022, après le retrait en masse de nombreux actifs occidentaux du territoire russe. A l’approche des fêtes de fin d’année, un responsable de la deuxième plus grande banque commerciale de Russie prenait la plume sur le site de la première chaîne d’information économique du pays, RBC. Sous la forme d’une sibylline « lettre à Ded Moroz et à Snegourotchka » (l’équivalent du Père Noël et de sa petite fille, la « fille de neige », dans le folklore russe), Dmitri Pianov s’adresse indirectement à Vladimir Poutine et Elvira Nabioullina, l’actuelle gouverneure de la Banque centrale. « Chère Snegourotchka, je ne vous demanderai pas de passer rapidement à une baisse du taux directeur, comme le font certains enfants impatients », avance-t-il à pas feutrés. Avant de mettre les pieds dans le plat : « Le fait est que nous comptions sur une légère augmentation des prix, de 4 à 4,5 %, mais elle est finalement plus élevée. Et si cet objectif ne se réalisait pas non plus d’ici fin 2025 ? S’il s’avérait qu’en 2025, nous devions en payer le prix fort ? » s’interroge-t-il.Les milieux d’affaires inquietsDerrière le ton ingénu, cette tribune en dit long sur la colère des milieux d’affaires, impuissants face à la fuite en avant pilotée par Poutine en personne. Elvira Nabioullina a beau s’escrimer à relever le taux directeur pour refroidir la machine, son patron continue d’injecter des sommes astronomiques dans l’industrie militaire, attisant inexorablement la surchauffe. Comble du cynisme, le président russe hypothèque l’avenir des générations futures, en creusant dans les réserves du pays. Car, pour financer son économie de guerre, il faut de l’argent frais en permanence. L’ennui, c’est que l’Etat ne peut plus compter sur sa vache à lait : Gazprom, qui contribuait pour 10 % de son budget fédéral, souffre depuis que l’essentiel du marché européen lui a fermé ses vannes. En 2023, le géant de l’énergie a enregistré une perte historique de 6,8 milliards de dollars. L’avenir n’est pas plus prometteur avec la fin annoncée, fin janvier 2025, du transit du gaz russe via l’Ukraine, qui alimentait encore la Hongrie, la Slovaquie et l’Autriche. Quant à la « banque du gaz », Gazprombank, la plus grosse banque russe qui n’était pas encore sous sanctions – et sert notamment à payer les soldats -, elle est depuis la mi-décembre sur la liste noire de Washington, exclue du système financier occidental.Malgré tous ces mauvais signaux, le Kremlin gagne encore beaucoup en vendant ses hydrocarbures, à la Chine et l’Inde notamment. Ces revenus représenteraient environ le tiers des recettes de l’Etat. L’embargo de l’Union européenne, puis le plafonnement des prix par la coalition occidentale (à 60 dollars le baril) ont, dans un premier temps porté un coup dur à cette poule aux œufs d’or. « Ces actions ont entraîné une perte de 85 milliards de dollars d’exportations entre décembre 2022, date à laquelle le plafonnement des prix du pétrole brut est entré en vigueur, et septembre 2024 », évalue le groupe de travail international sur les sanctions contre la Russie, rattaché à l’Université de Stanford.Mais Moscou n’a pas tardé à trouver la parade : une « flotte fantôme » de centaines de vieux pétroliers échappant aux juridictions des pays appliquant le prix plafond. « Au cours des derniers mois, plus des deux tiers des exportations pétrolières de la Russie ont été transportées par de tels navires », poursuivent les auteurs. Là se trouve l’une des clés pour resserrer l’étau sur le régime de Poutine. Parmi les pistes à l’étude, la création de « zones d’exclusion » pour ces bateaux fantômes. Des experts de la Kiev School of Economics, à l’initiative de cette proposition, suggèrent d’obliger ces bâtiments à divulguer des informations sur l’assurance dont ils disposent contre les marées noires. Ce qui permettrait, de facto, d’interdire la navigation à ces bateaux délabrés. La Lettonie vient d’appeler à son tour l’UE à agir d’urgence dans cette direction après le déversement de milliers de barils de brut en mer Noire causée par deux tankers russes endommagés. Un premier pas vient d’être franchi ce 16 décembre. Dans un communiqué commun, le Royaume-Uni, les pays nordiques et baltes demandent à leurs autorités maritimes d’exiger des preuves d’assurance des navires lorsqu’ils traversent leur territoire.Au jeu du chat et de la souris, Moscou a souvent une longueur d’avance sur ses adversaires. Mais les alliés de Kiev ne manquent pas non plus de leviers contre Poutine. Déjà, son économie Potemkine laisse apparaître toutes ses vulnérabilités. Terré dans son palais de luxe de Guelendjik, au bord de la mer Noire, le président de 72 ans songe peut-être à son bunker, quelques mètres plus bas : des kilomètres de tunnels débouchant sur des portes secrètes, creusées dans la falaise. Lui qui vient de sauver la peau à un autre dictateur, Bachar el-Assad, en a bien conscience : la fin peut arriver si vite, quand le peuple n’a plus rien à perdre…



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2024-12-29 07:45:00

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