Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces « taupes » en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le « Château ». Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.EPISODE 1 – Les espions russes au cœur de l’Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidentsEPISODE 2 – « André », l’espion du KGB au journal « Le Monde » : les derniers secrets d’un agent insaisissableEPISODE 3 – Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l’affaire Pierre MaillardEPISODE 4 – Un agent du KGB à l’Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias « Nym »EPISODE 5 – Pierre Sudreau, le ministre très proche du KGB : ces documents inédits qui en disent longEPISODE 6 – Journaliste à l’AFP et taupe du KGB sans le savoir : l’incroyable affaire Jean-Marie PelouUne dizaine de tête-à-tête au ministère des Finances, comme un poker menteur. Entre le début d’année 1985 et janvier 1986, Harris Puisais et Raymond Nart s’entretiennent régulièrement dans un spacieux bureau de la rue de Rivoli, où siège cette administration jusqu’à son installation à Bercy, en 1988. Le premier est conseiller politique de Pierre Bérégovoy, ministre de l’Economie et des Finances. Né en 1924, collaborateur historique de Pierre Mendès France, c’est un bourlingueur de la politique que peu de choses impressionnent. Le second est directeur adjoint de la Direction de la surveillance du territoire (DST), le contre-espionnage français. Il soupçonne son interlocuteur d’être une « taupe soviétique ». Lors de ses nombreux voyages en URSS, ses interlocuteurs étaient « tous des services », confirme avec désinvolture Puisais, relate Nart dans l’Affaire Farewell vue de l’intérieur. « Je n’avais aucun secret ! », ajoute le collaborateur ministériel, bravache.Dès juin 1984, des diplomates ont fait remonter à la DST une étrange information. Harris Puisais est alors conseiller de Claude Cheysson, le ministre des Affaires étrangères. Chargé des rapports avec les pays de l’Est, il est très proche du ministre. « Cheysson et Puisais se voyaient régulièrement seul à seul, hors hiérarchie du cabinet », se souvient un autre conseiller. Puisais ferait circuler l’idée que l’affaire Farewell, nom de code d’un lieutenant-colonel du KGB qui transmet à la France des milliers de documents sur l’espionnage soviétique en Europe et aux Etats-Unis, serait en réalité « montée de toutes pièces par les Américains », poursuit Nart dans le même ouvrage. Le 31 mai 1985, François Mitterrand tient le même discours au salon du Bourget, devant la délégation soviétique. L’affaire Farewell « est le résultat d’une manipulation de la DST par les Américains », déclare-t-il, selon Nart, à rebours des décisions qu’il a lui-même prises en expulsant, en avril 1983, 47 faux diplomates soviétiques.En avril 1985, « le président se mit à dérouler tout le film de l’affaire Farewell comme si elle avait été dès le départ un complot de la CIA », se remémore également Gilles Ménage, alors directeur de cabinet du chef de l’Etat, dans L’œil du pouvoir. Une analyse attisée par… Claude Cheysson, dans deux lettres d’avril et mai 1985, reproduites par Ménage. D’où l’irritation de la DST à l’égard de Puisais, perçu comme l’architecte d’une intoxication prosoviétique portée jusqu’à l’Elysée. »Quoi que vous fassiez, n’en parlez pas avec Puisais »Harris Puisais est de ces personnages de l’ombre qui fascinent. Avec sa moustache et sa barbichette poivre-sel, son air malin et sa faconde, il a de faux airs de diablotin. Au Parti socialiste, il est surnommé « Mephisto », tandis qu’au Quai d’Orsay, on l’appelle « le colonel », sobriquet évocateur de ces aventures occultes qu’on lui prête. Cet ancien enseignant en mathématiques au physique de colosse, rugbyman à La Rochelle dans sa jeunesse, donne l’impression d’avoir vécu mille vies. Dans les années 1950, il écume les cabinets ministériels de la IVe République, se liant notamment avec Antoine Pinay, président du Conseil conservateur, avec lequel il fait la noce. Les deux décennies suivantes sont celles du business. On l’aperçoit comme producteur de plusieurs films français, notamment Le crime ne paie pas, de Gérard Oury, avec Louis de Funès, Michèle Morgan, Annie Girardot ou Pierre Brasseur. Il commence surtout à se spécialiser dans le commerce Est-Ouest, pour Air Industrie ou Saint-Gobain, en Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, et bien sûr en URSS. Il y marche dans les pas de Jean-Baptiste Doumeng, dit « le milliardaire rouge », financier du Parti communiste et plaque tournante de la diplomatie parallèle avec les pays du pacte de Varsovie. Encore un ami.Dans les années 1970, l’intermédiaire monte en puissance. Ses séjours à Moscou, où il séjourne au Kremlin, attirent les égards de l’ambassadeur. A Paris, outre une présence au bureau national de l’assocation France-URSS, il est devenu un haut-gradé de l’obédience maçonnique du Grand Orient de France, au sein de laquelle il a atteint le 33e grade, le plus élevé possible. Il participe aux discussions de la franc-maçonnerie avec le Vatican, vouées à normaliser leurs relations. Une anecdote, peut-être un peu fantasmée, illustre alors son entregent hors du commun. « Un soir de fête avec Jacques Brel, depuis la cabine téléphonique d’un café, il a appelé le pape afin de le lui présenter », relate l’avocat Vincent Sol, ex-gendre de Pierre Bérégovoy. Au congrès d’Epinay, en 1971, il intègre le Parti socialiste, après une décennie au PSU. Cet expert des missions très discrètes sera ensuite mis à contribution pour organiser les réseaux de financement souterrains du PS.Rue de Solférino, au siège du PS, il retrouve un vieux complice, Charles Hernu, avec lequel il a cofondé le « club des Jacobins », une association pro-Mendès France, en 1951. Les deux hommes sont proches. En 1992, lorsque Mihai Caraman, le maître-espion roumain, fournit à la DST des documents sur la collaboration entre l’ex-ministre de la Défense et plusieurs services de l’Est, le service secret français repasse au crible tout son parcours. Ses agents se demandent si Harris Puisais aurait pu être « l’espion relais » du KGB chargé de traiter Charles Hernu sans éveiller les soupçons pendant son passage au ministère, racontent Jean-Marie Pontaut et Jérôme Dupuis, ex-journalistes à L’Express, dans L’agent Hernu. Et pourtant, « Hernu m’avait dit : quoi que vous fassiez, n’en parlez pas avec Puisais », sourit François Heisbourg, conseiller chargé des affaires internationales, et notamment des liens avec les pays de l’Est, au cabinet du ministre de la Défense entre 1981 et 1984. »Il a servi de contact entre le PS, les Soviétiques et le KGB »L’autre parrain de Puisais en « Mitterrandie » se nomme Pierre Bérégovoy, « son inséparable », écrit Michèle Cotta dans ses Cahiers secrets de la Ve République. Eux aussi se connaissent depuis les années Mendès France. En 1981, c’est « Béré », nouveau secrétaire général de la présidence de la République, qui impose son ami auprès de Claude Cheysson. A l’Elysée, « le colonel » a donc ses soutiens, mais aussi ses détracteurs. Après la nomination de Bérégovoy comme ministre, en juin 1982, l’entourage du chef de l’Etat demande à la DST une enquête sur Puisais, révélera Nart.Le service de renseignement découvre ses liens très proches avec Nikolai Tikhonov, le Premier ministre soviétique, ses rapports cordiaux avec Mikhaïl Gorbatchev. « Il a servi de contact entre le PS, les Soviétiques et le KGB », écrira Raymond Nart dans une note interne sur « Méphisto », rédigée entre 1993 et 1995. « Le colonel » attire également l’attention des cercles sécuritaires américains. En avril 1983, la lettre Early Warning, éditée par Arnaud de Borchgrave, un journaliste alors proche de la CIA, consacre une demi-page à Harris Puisais, qualifié d’ »éminence grise du Quai d’Orsay », « engagé en faveur des échanges avec l’Est et de la détente ».Face à Nart, Puisais ne flanche pas. Dans son « somptueux » bureau, comme le relate le commissaire de la DST, il se fait « fin tacticien », reste dans les généralités. Il n’a « pas gardé le nom » de ses « interlocuteurs au KGB », fait-il savoir. Il maintient aussi que Reagan, le président américain, « a tout manipulé en utilisant l’affaire Farewell contre la volonté de François Mitterrand ». Le reste de leurs échanges restera confidentiel. Dans La DST sur le front de la guerre froide, Raymond Nart le qualifie d' »agent du KGB », tout en précisant qu’il « a fait sur le tard un bout de son chemin avec la DST ». Harris Puisais est mort le 9 avril 1989. Il avait 64 ans.
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Author : Etienne Girard
Publish date : 2024-12-23 17:00:00
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