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L’Express

Des touchers vaginaux et rectaux pour un mal de dos : l’inquiétant essor de l’ostéopathie intrapelvienne




Elodie* venait pour ses cervicales. Elsa, c’était pour une entorse récalcitrante. Camille, elle, avait des douleurs au dos et aux tendons. La jeune femme fait partie de celles qui ont pu arrêter la séance à temps, l’ostéopathe commençait à lui écarter les cuisses. Michelle, Coralie, Léa, Christiane, Manon, Emma, Pascale, Lucie, Hélène et les autres n’ont pas bougé. Elles sont restées figées, sidérées, se persuadant que se faire toucher de cette manière, à cet endroit, était le cours normal de la thérapie.Il a fallu des années à Vinciane, 46 ans, palefrenière dans le Nord pour mettre des mots, comprendre que ces « vingt minutes brutales et douloureuses » n’étaient pas normales, que la thérapie en question, « l’ostéopathie pelvienne », n’en était pas une. Anne-Laure, 38 ans, a, au contraire, la mémoire à vif. Tout y est, intact, brûlant : « Je me souviens des moindres détails, jusqu’à la culotte que je portais quand le praticien a glissé ses doigts », raconte cette orthophoniste, dix ans après la séance.Les gestes paraissent impensables, impossibles, tant ils sont susceptibles d’être considérés comme des effractions de l’intimité, ou d’être utilisés par des prédateurs. Et pourtant : sous couvert de remédier à toutes sortes de maux, de nombreux ostéopathes proposent d’insérer leurs mains dans le vagin ou le rectum de leurs clients pour une « plus ample » manipulation de leurs os et de leurs organes. Une pratique interdite, ne reposant sur aucun fondement scientifique, mais malgré tout florissante.L’Express a recueilli les témoignages d’une vingtaine de clients et de praticiens, analysé une cinquantaine de décisions ordinales et judiciaires, et obtenu des documents exclusifs sur des enquêtes en cours. Ces éléments révèlent un phénomène ancré, au cœur de nombreuses exactions – exercice illégal de la médecine, viol, dérives sectaires. Ils témoignent aussi, et de manière inédite, des difficultés des pouvoirs publics dans la lutte contre ces abus.Des étudiants incités à contourner l’interdictionCes « soins » ne sont pas référencés sur les plateformes médicales comme Doctolib. Mais en quelques clics sur Internet des dizaines d’offres apparaissent. Les praticiens, des femmes pour la plupart, promettent de « soulager les douleurs du bassin », de « restituer la mobilité […] de l’appareil génital », « d’aider à résoudre des problèmes d’infertilité ou de grossesse ». Ils s’en vantent sur les réseaux sociaux. S’il est aussi proposé de « remettre le coccyx » ou « d’intervenir sur la prostate », ce sont surtout les problèmes féminins qui sont visés.Un toucher interne n’a jamais suffi à guérir, encore moins des maladies aussi complexes que l’endométriose ou le syndrome des ovaires polykystiques. Les promesses faites par ces ostéopathes n’en sont pas moins attractives. Nombreuses sont les patientes qui souffrent à cause de ces pathologies, longtemps ignorées des médecins. « Je faisais des fausses couches à répétition. L’ostéopathe m’a dit que j’avais des adhérences au niveau des trompes de Fallope, et qu’il suffisait de les manipuler pour les faire partir », relate Elisabeth, 39 ans, infirmière.La récente mise en lumière de ces maladies dites « urogynécologiques » nourrit la pratique. Elle n’est toutefois pas nouvelle. Les ostéopathes ont de tout temps pressé ou tiré les organes depuis l’intérieur du corps pour tenter d’améliorer leur fonctionnement, ou leur positionnement. Ces gestes ont été interdits en 2007, au moment où l’ostéopathie a été réglementée par décret, mais en l’absence de contrôle, et à cause de la force des croyances à ce sujet, les touchers ont perduré. « Ça représente 80 % de ma clientèle, je ne vais pas m’en priver », appuie une frondeuse.Persuadés du bénéfice de ces techniques traditionnelles, certains intervenants continuent d’en faire la promotion dans les écoles d’ostéopathie. L’Express a recueilli une dizaine de témoignages d’élèves et de jeunes diplômés. Formés à ISO Lille, ISOstéo Lyon, Cido Saint-Etienne, des établissements agréés, ils indiquent avoir été incités à contourner la loi. A CSO Nanterre, un professeur distribue des cours illustrés. On le voit farfouiller dans le postérieur d’une cliente, puis regarder la couleur de ses doigts en guise de « diagnostic ».Un flou juridique qui limite les poursuitesSi ces agissements perdurent, c’est aussi grâce à un flou juridique. De par leur double statut, les ostéopathes qui sont également titulaires d’un diplôme médical ou paramédical ne tombent pas sous le coup d’une interdiction formelle des touchers pelviens. Pour les sanctionner, il faut démontrer que leurs thérapies internes ne sont pas conformes à la science ou ne respectent pas les protocoles en vigueur, ce qui implique de se lancer dans d’âpres argumentations de spécialistes.Pour moi, l’ostéopathe savait ce qu’il faisait, il avait une forme d’autoritéBon nombre de professionnels en profitent : « Il n’y a pas de soucis, du moment qu’on est médecin, sage-femme ou kiné », fait mine de savoir l’un d’eux. « Au pire, l’Ordre me radiera, et je serai tranquille », provoque un autre, par téléphone. Il n’a pas tort : une fois radiés du corps médical, les doubles profils redeviennent de simples ostéopathes. Or l’activité n’est soumise à aucune déontologie professionnelle : seul un tribunal judiciaire peut les juger, ce qui limite les poursuites.Qui plus est, les patientes chez qui leur consentement est pris ne réalisent pas toujours le problème. « Pour moi, l’ostéopathe savait ce qu’il faisait, il avait une forme d’autorité. Je me disais qu’il fallait bien ça pour que je ne sois pas malade », raconte Eléonore, 50 ans, diététicienne. Cette mère de famille pensait s’éviter des douleurs aux rapports après sa grossesse, grâce à ces séances. Elle n’a appris que récemment que les touchers ostéopathiques n’étaient jamais justifiés, que les ostéopathes, qui ne sont pas des soignants, ne peuvent jamais prétendre à guérir.A cause de cette méconnaissance des règles du soin s’ajoute l’emprise que peut susciter le statut de praticien. Rares sont patientes qui décident d’émettre des plaintes. Quand elles le font, c’est principalement pour des accusations d’acte à caractère sexuel. Les procédures en sont d’autant plus complexes : un viol est plus difficile à démontrer qu’une dérive thérapeutique, encore plus quand l’accusé est praticien, une figure d’autorité qui peut se réfugier derrière « des gestes thérapeutiques mal interprétés ».Dans les affaires analysées par L’Express, l’ostéopathie intrapelvienne est systématiquement utilisée comme une excuse. Elle est ainsi citée comme tel dans 15 % des dossiers traités par l’Ordre des kinés, alors que les ostéopathes kinésithérapeutes, les seuls à pouvoir se targuer de telles explications, ne représentent que 3 % des effectifs. A entendre les accusés, des hommes cette fois-ci, tous seraient dans leur bon droit. Qui peut pourtant croire que caresser les lèvres d’une patiente par surprise est utile à sa cheville ?Les verdicts sont particulièrement difficiles, parfois hasardeux. Même les juridictions médicales, qui devraient pourtant être au fait de la science s’emmêlent. « Trois doigts ou peut-être même le poing dans le vagin en faisant des rotations » avaient ainsi semblé « conforme aux données actuelles de l’ostéopathie » à la Chambre disciplinaire des kinésithérapeutes de Vendée en 2020. Il a fallu attendre deux appels pour qu’en mars 2024 le praticien soit finalement sanctionné.Une pénétration pour des troubles digestifsToutes les plaignantes n’ont pas cette reconnaissance. Jugé par la cour d’appel de Bordeaux en 2016, un ostéopathe accusé de viol a finalement été relaxé. Ses confrères avaient témoigné du « sérieux » de sa méthode « thérapeutique », une pénétration digitale censée aider pour des « troubles digestifs ». La cour y a cru, et a ainsi jugé que le simple fait de ne pas respecter l’interdiction ne suffisait pas à constater un viol. « Ces décisions ubuesques sont plus fréquentes que l’on pense. Or si rien ne justifie l’acte et que la victime s’en plaint, pourquoi ne pas retenir le motif sexuel ? » s’indigne Pascale Mathieu, présidente de l’Ordre des kinés.Rien que ce mois-ci, deux signalements pour des exactions liées à l’ostéopathie pelvienne sont arrivés sur le bureau de l’élue. Celle-ci s’étonne que le sujet n’ait jamais fait de bruit dans le débat public. La parole était pourtant là, inscrite noir sur blanc et à la vue de tous, dans les comptes rendus d’audience, dans les pages faits divers des journaux locaux et sur les réseaux sociaux. Un profil Twitter Ostéopathie-Dérives et Esprit Critique, tenu par Arthur Dian, ancien ostéopathe en reconversion, recense depuis quelques mois les témoignages. Des dizaines de victimes l’ont contacté.Sans ces lanceurs d’alertes, difficile de se rendre compte du traumatisme que peuvent représenter ces touchers ostéopathiques. Reste que, malgré leur travail, malgré l’espace ouvert par #MeToo, ces histoires n’ont jamais été racontées dans la presse nationale. « Il faut que les patients sachent que cela n’existe pas, l’ostéopathie intrapelvienne. Même quand il n’y a pas d’intention sexuelle, toute cette histoire, c’est juste profiter de la détresse des gens », poursuit Pascale Mathieu, révoltée.L’élu estime qu’un nombre insuffisant de sanctions sont appliquées. La chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des kinés n’en a recensé qu’une dizaine, en treize ans. Un chiffre conséquent au regard du peu d’affaires traité, mais l’élue estime que beaucoup de praticiens passent au travers des mailles du filet. « On ne peut pas être derrière chacun d’entre eux. Et les jurys qui rendent les avis disciplinaires sont souvent composés de kinés-ostéopathes qui ne voient pas le problème », déplore Jean-François Dumas, son secrétaire général.Lors des audiences, certains mis en cause brandissent les « manuels de médecine complémentaire ». Ils n’ont de manuel que le nom. On y trouve des schémas, mais jamais aucune étude probante. « C’est une enquête à charge pour surfer sur #MeToo ? » rétorque un des auteurs les plus vendus, Olivier Bazin, lorsqu’on lui demande des explications quant à ses schémas. Il n’en démord pas : « Ces méthodes sont fabuleuses, très efficaces. » La preuve ? « Les patients en redemandent. »L’homme contredit les Ordres, pour lesquels l’ostéopathie intrapelvienne n’est jamais justifiée. Il assure « intervenir pour la police, de temps en temps, pour faire avancer les enquêtes ». L’une d’entre elles a fait grand bruit en 2022, impliquant le fondateur d’une école d’ostéopathie, celle d’Atman, à Nice. Celui-ci proposait des séances pelviennes à ses élèves. Selon nos informations, plusieurs plaintes ont été déposées dans un autre établissement, pour des faits similaires concernant un professeur réputé. Pour préserver l’enquête de police en cours, aucun nom ne sera dévoilé.L’alerte de la MiviludesParfois, les victimes viennent sur la recommandation des soignants. Le regroupement de sages-femmes Périnée bien-aimé a même construit un annuaire pour faciliter les prises de rendez-vous. « Il y a les instances et il y a le terrain. Nos patientes ont tout essayé, rien n’y fait. On ne dit pas que cela va les guérir, on sait bien que ce n’est pas possible. Mais si la patiente a un peu plus d’énergie, dort mieux, c’est déjà ça de gagné », justifie Camille Tallet, directrice de l’association, ostéopathe intrapelvienne elle aussi.Cette sage-femme jure que les touchers sont recommandés par la Haute Autorité de santé, l’institution chargée d’édicter les règles en matière de prise en charge. Celle-ci indique bien depuis 2017 que l’ostéopathie « peut être proposée » dans une optique de bien-être, dans le cadre de l’endométriose. « Mais il n’y a aucune donnée concernant l’ostéopathie intrapelvienne précisément », recadre l’institution. Qu’importe, beaucoup de praticiens y voient une légitimation, tout comme certaines associations de patients.L’une d’entre elles, Fibrome Info France, affirme ainsi depuis dix ans que l’ostéopathie intrapelvienne « traite les causes », favorise « l’autoguérison » du cancer de l’utérus. 10 000 euros lui ont été versés par l’Etat pour mener une campagne de sensibilisation sur cette pathologie. En 2023, le ministre de la Santé François Braun louait même son « travail d’information ». Contactée par L’Express, Fibrome Info France reconnaît un « manque de vigilance ». Elle s’est empressée d’effacer les mentions en question de son site après notre échange.Que pense le ministère de la Santé de ces exactions, de cette impunité ? « C’est une mandature passée », souffle un conseiller de la ministre Geneviève Darrieussecq, au sujet des mauvais conseils de Fibrome Info France. Il refuse de commenter la profusion des actes d’ostéopathie interne. Quand bien même cette pratique puisse conduire, en plus des risques liés aux agressions sexuelles et à l’éloignement du soin, à d’importants phénomènes d’emprise.Il faut lire la Miviludes à ce sujet. L’Express a obtenu un signalement inédit de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Daté du 19 novembre 2024, celui-ci alerte sur un kinésithérapeute ostéopathe. Au travers des touchers pelviens, il s’adonne aussi à des « interprétations sur la vie psychique » de la patiente, « sa place dans l’arbre généalogique », ainsi que « les âmes de ses enfants morts restées en elle à la suite de ses avortements ».Cartomancie, « sorcellerie » et arbre gynécologiquePlusieurs autres profils identifiés par L’Express tiennent des discours similaires. Comme Véronique de la Cochetière, 61 ans, ostéopathe et sage-femme, invitée régulière de Sud Radio. Elle affirme « contacter l’histoire de ses patientes » par leur vagin, et « accoucher les femmes d’elles-mêmes ». « Dans les tissus du périnée vaginal, vous avez votre psychogénéalogie, vous, ce que vous êtes, vos créateurs, vos parents, vos grands-parents. Et dans le rectum, il y a tous les refoulements. »En 2024, la praticienne a fait l’objet de « trois conseils disciplinaires », indique-t-elle à L’Express. Elle s’en moque. Véronique de la Cochetière se considère comme une « révolutionnaire », une « sorcière », elle soigne en « méditation », quasiment en transe : « A ce moment-là, je n’ai plus de cerveau, c’est le tissu [vaginal] qui parle. » Des patients de toute la France viennent pour se soigner, ou pour apprendre auprès d’elle, grâce à des formations « toucher pelvien vibratoire » vendues à 250 euros l’unité.Catherine Rybus, un peu plus terre à terre, est aussi une habituée des médias. Les Maternelles, sur France 5, ou encore le magazine Aufeminin l’adorent. Qu’importe si sur ses réseaux sociaux, elle pousse à désobéir au décret de 2007. « On se rebelle. On travaille en équipe avec ceux qui ont quelque chose à proposer : ostéopathes formés aux techniques intrapelviennes, des sexothérapeutes, psychologues, et quelques gynécologues qui font […] l’effort de nous écouter », écrivait-elle sur Instagram, le 2 mai. Une position qu’elle assume encore aujourd’hui : « Que voulez-vous ? Que les patientes attendent que l’on finance des études d’efficacité ? Moi je les soigne. »Les deux femmes ont le même mentor : Christine Michel Schweitzer, formatrice de nombreux ostéopathes pelviens, et désormais à la retraite. Ses séminaires commençaient toujours par une séance de cartomancie, pour « apprendre à se connaître ». Dans son livre, Ostéopathie intrapelvienne et arbre gynécologique. Sexualité et identité (autopublié, 2004), elle présente son action comme une « psychothérapie » alternative. Freud écoutait les fantasmes des femmes. Christine Michel Schweitzer, elle, touche, pour « passer du symptôme au symbole ». Ainsi, « peu à peu la douleur [des traumatismes inscrits dans les tissus] se dissipe ».L’ancienne sage-femme et conférencière refuse les entretiens, mais elle ne résiste pas à l’envie d’échanger quelques instants avec ceux qui lui portent de l’intérêt. Au téléphone, elle se veut secrète, refuse d’en dire plus sur son « œuvre », tout en donnant quand même une idée de son ampleur : « Parler m’exposerait pour rien, j’ai un réseau que je veux protéger. On est obligé d’être discrets, de se cacher, car on a beaucoup de collègues qui se font embêter. Tant pis si notre pratique doit rester dans l’intimité des rebouteux. De toute façon, la profession n’aurait jamais dû être reconnue, on aurait eu moins de soucis », lance-t-elle.Contacté, le syndicat Ostéopathes de France condamne les dérives. « Notre position est claire, nous respectons la loi », indique son président Dominique Blanc. Les déclarations de son homologue à Syndicat français des ostéopathes trahissent, elles, une certaine nostalgie : « L’interne présentait des résultats intéressants. Je regrette de ne plus pouvoir en faire », détaille Philippe Sterlingot. Revenir sur le décret de 2007 n’est pas une « priorité », précise tout de même l’élu. Les deux organisations s’accordent sur une chose : « Tout changement nécessiterait un débat scientifique rigoureux. »Contactées, les écoles ISO Lille et ISOstéo Lyon réfutent tout enseignement de l’ostéopathie intrapelvienne. « Les enseignants se limitent à l’abord de la zone pelvienne de manière externe », déclare cette dernière. CIDO Saint-Etienne indique quant à elle « condamner fermement toute forme de touchers ostéopathiques intrapelviens, une pratique qui en plus d’être illégale ne trouve aucune justification ni fondement dans la littérature scientifique ». L’établissement annonce diligenter une enquête interne.*Toutes les personnes ayant subi ou consenti à des touchers pelviens ostéopathiques ont été anonymisées.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2024-12-08 16:00:00

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