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L’Express

Les guerres secrètes de Kiev et Moscou en Afrique : Wagner, les insurgés touaregs et… Benalla ?

Le président russe Vladimir Poutine entouré de dirigeants africains au sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg le 28 juillet 2023




Le drapeau bleu et jaune de l’Ukraine flambe au beau milieu d’une route de latérite. Ouagadougou, 31 août 2024. La mise en scène, point d’orgue d’un rassemblement de « militants panafricanistes » dans la capitale burkinabè, rappelle d’autres autodafés, antifrançais. Cette fois, Paris est désigné comme complice de l’Ukraine, taxé de « pays terroriste » sur une banderole 4×3. Une autre scande « A bas ! » Emmanuel Macron, représenté avec un corps de coq derrière un porc affublé des traits de Volodymyr Zelensky. Depuis quelques semaines, le président ukrainien est dans le collimateur du Burkina Faso, du Mali et du Niger, trois Etats aux mains de juntes inféodées au même parrain : Vladimir Poutine.C’est que l’ombre de Kiev plane sur les intérêts du Kremlin en Afrique, théâtre d’une bataille d’influence digne de la guerre froide. Sur ce terrain, où Moscou use et abuse de son soutien passé aux mouvements de décolonisation pour avancer ses pions, l’Ukraine ne se contente plus d’une contre-offensive diplomatique. « Depuis le début de l’année 2024, l’état-major mène sur le continent des opérations contre Wagner et son successeur, Africa Corps, affirme Sean McFate, professeur de stratégie à l’université de Georgetown, à Washington. Kiev entend perturber les opérations russes dans cette région, qui visent deux objectifs : gagner de l’influence politique (en éloignant les Occidentaux et en transformant des Etats en clients de Moscou) ; et financer la guerre en Ukraine grâce à l’extraction illicite d’or et de diamants dans tout le Sahel. »Grâce au seul commerce de l’or africain, le Kremlin a gagné plus de 2,5 milliards de dollars entre février 2022 et décembre 2023, d’après le groupe de chercheurs Blood Gold Report. Soit 2 % du budget de la défense russe. Son principal fournisseur ? Le Soudan, plongé dans une guerre civile qui a fait des dizaines de milliers de morts et 10 millions de déplacés. Pour assurer ses arrières, Moscou y a envoyé ses « paras » muscler la milice du général « Hemetti », maître des mines d’or, qui livre un combat sans merci à l’armée soudanaise.C’est là que l’Ukraine frappe en premier. L’alerte est donnée en septembre 2023. Une série d’opérations nocturnes et de frappes de drones FPV – ces appareils contrôlés à distance grâce à des lunettes de réalité virtuelle – ciblent les troupes d’Hemetti. Le mode opératoire ressemble à celui de l’armée ukrainienne. « Deux drones disponibles dans le commerce et largement utilisés par les Ukrainiens ont été impliqués dans au moins huit des frappes, et un texte en ukrainien était visible sur le contrôleur de l’un des appareils », affirme une investigation de CNN. Une source interrogée par la chaîne américaine pointe vers les « services spéciaux ukrainiens ». « Tous les criminels de guerre russes qui ont combattu, combattent ou envisagent de lutter contre l’Ukraine seront punis partout dans le monde », commente quelques jours plus tard le chef du renseignement militaire Kyrylo Boudanov, sans confirmer formellement l’implication de ses services.Au Mali, la défaite inédite de WagnerUn second incident va bientôt ébranler les capitales africaines pro-russes. Il survient en juillet 2024, à l’autre bout du Sahel, sur son flanc ouest : au nord du Mali. L’armée et ses supplétifs de Wagner avancent vers les derniers bastions tenus par les rebelles touareg quand ils tombent dans une embuscade, à l’approche de la commune de Tinzaouatène. Au moins 130 hommes périssent, en majorité russes, pris pour cible par des combattants touareg, puis par les djihadistes du groupe JNIM, affilié à Al-Qaida. Jamais Wagner n’avait subi pareil affront depuis ses premiers pas en Afrique.Quarante-huit heures plus tard, stupéfaction : le porte-parole du renseignement militaire ukrainien (GUR), Andri Ioussov, insinue à la télévision que son agence n’est pas pour rien dans cette débâcle. « Les rebelles ont reçu les informations nécessaires, et pas seulement des informations, qui ont permis une opération militaire réussie contre les criminels de guerre russes », déclare-t-il. « Le GUR ne donnera pas de détails pour le moment, mais d’autres informations sont à venir », promet Ioussov, avant de rétropédaler dans le Financial Times, expliquant, curieusement, n’avoir fait « aucune déclaration de ce type ». « Les Ukrainiens ont cette manie de communiquer sur tout, ce sont des bavards impénitents ! s’étrangle l’ancien colonel des troupes de marine Peer de Jong. Cette opération aurait dû rester secrète. »Mais quelle « opération », au juste ? Rembobinons. Nous sommes à l’hiver 2024. Les Touareg du Cadre stratégique permanent (CSP), une coalition de rebelles du nord du Mali, cherchent un point de contact avec Kiev, en prise avec le même ennemi sanguinaire qu’eux, à 4 500 kilomètres de là, dans l’enfer du Donbass. Depuis des mois, les insurgés sont harcelés par les forces maliennes et russes, qui ont repris plusieurs localités du nord, dont la très symbolique ville de Kidal, aux mains des séparatistes depuis 2014. Au sommet du fort de Kidal flotte l’étendard noir de Wagner, frappé d’une tête de mort… bientôt remplacé par le drapeau malien. Sur leur chemin vers cette cité interdite à l’armée pendant une décennie, les soudards russes ont semé la mort et la terreur dans plusieurs villages, exécuté des civils, décapités par dizaines, leurs corps minés par des bombes artisanales. « Les rebelles qui croisent la route de Wagner sont stupéfaits par leur niveau de violence et vont chercher de nouveaux soutiens », note l’ancien officier français Guillaume Ancel. »Nous sommes entrés en relation avec l’Ukraine depuis plusieurs mois, avance aujourd’hui Attaye Ag Mohamed, en charge des relations extérieures du bureau du CSP. Non pas pour faire la guerre à sa place mais parce que nous avons un ennemi commun qui s’appelle Wagner, une organisation classée terroriste devenue la main armée de l’Etat malien, qui n’a aucune règle et dont le mode opératoire peut être le même en Ukraine et chez nous. » Quelle aide le CSP a-t-il reçue exactement ? Difficile à confirmer. Le journaliste Wassim Nasr, bon connaisseur des mouvements rebelles et djihadistes du Sahel, évoque un « soutien financier symbolique, une somme à six chiffres, et l’entraînement de quelques Touareg en Ukraine avec des forces spéciales, notamment sur l’usage des minidrones explosifs ». Selon lui, quelques émissaires ukrainiens se sont également rendus dans le nord du Mali dans deux camps d’entraînement des rebelles.Théâtre d’ombresDans ce théâtre d’ombres, des entrepreneurs privés pourraient également être impliqués. « La stratégie secrète de Kiev pour ’tuer’ les intérêts russes en Afrique se fonde non seulement sur l’utilisation de ses propres forces, mais aussi sur des sociétés militaires privées (SMP) et des mercenaires sympathisants de l’Occident en Afrique qui peuvent les aider sinon par des actions directes, du moins par des conseils en matière de renseignement », reprend Sean McFate, qui fut officier dans l’armée américaine et paramilitaire en Afrique.Au cœur de cette galaxie gravite une série de personnages interlopes et d’intermédiaires opportunistes. Parmi eux, un Français bien connu de l’Elysée, dont le rôle, mystérieux, alimente les rumeurs. Nom : Benalla. Prénom : Alexandre. L’ancien collaborateur du président Emmanuel Macron, condamné pour avoir usurpé la fonction de policier et illégalement utilisé des passeports diplomatiques, s’est reconverti dans le business occulte de la « sécurité privée ». « Ma société, Comya, est basée à Londres car au Royaume-Uni il n’y a quasiment aucune restriction sur les activités de sociétés militaires privées, pas besoin d’autorisation et aucune poursuite pour l’activité en tant que telle, à moins de s’être rendu complice de crime de guerre », admet sans fard l’intéressé. Sa petite entreprise, qu’il rêve en futur poids lourd du secteur en Afrique, a conclu en février 2024 un partenariat avec une homologue ukrainienne, Omega Consulting Group.A sa tête, Andriy Kebkalo, un ancien légionnaire français. Comment collaborent-ils ? « Un transfert de savoir-faire, répond ce dernier. Comya a une expertise française et un réseau en Afrique. En retour, nous avons des compétences qui peuvent intéresser des clients cherchant à porter atteinte à l’influence russe. » « Nous pouvons par exemple allier nos forces pour recruter des gens, souvent des anciens de la Légion, pour entraîner des forces armées sur des compétences spécifiques, comme le maniement des drones », affirme de son côté Alexandre Benalla.Des forces armées comme des insurgés touareg ? « Le coup de main aux Touareg, j’y ai pensé, assure son compère, Kebkalo. D’un côté, nous avons un gouvernement malien pro-russe, de l’autre, les djihadistes d’Al Qaeda, deux entités hostiles aux intérêts occidentaux. Les rebelles du CSP n’aiment ni l’un ni l’autre, ils pouvaient donc être des alliés pour taper Wagner… » Est-ce à dire que le duo Kebkalo-Benalla a joué les intermédiaires entre le CSP et Kiev ? « Dans cette affaire, beaucoup d’acteurs ont leurs raisons de mentir… », met en garde le chercheur Ivan Klyszcz. Alexandre Benalla, lui, élude : « Nous sommes présents au Mali, on y fait plein de choses… »Présent, l’ex-garde du corps et conseiller d’Emmanuel Macron l’a été en Centrafrique, autre Etat sous la coupe de Moscou, où les Russes exploitent tout : diamants, or, bois, bière… Ces derniers mois, la pression de Washington, allié n° 1 de l’Ukraine, monte sur ce pays pour que son président, Faustin-Archange Touadéra, s’émancipe de l’ogre Wagner. Car dans cette bataille d’influence, Kiev et Moscou ne sont pas les seuls protagonistes, loin de là. « Les Etats-Unis, la France et d’autres Etats européens ont tout intérêt à aider l’Ukraine à affaiblir la Russie en Afrique », glisse Marcel Plichta, chercheur à l’université St Andrews (Ecosse), ancien analyste au département de la Défense américain.Quand, début 2024, le président centrafricain se montre ouvert à diversifier ses partenaires, un certain monsieur Benalla tente de tirer son épingle du jeu. L’ex-chargé de mission à l’Elysée connaît Touadéra depuis quelques années. Il met l’un de ses contacts sur le coup : Richard Rouget, ancien mercenaire connu sous le nom de « colonel Sanders ». L’homme, qui fut un temps l’acolyte du célèbre mercenaire Bob Denard, représente aujourd’hui la branche Afrique de Bancroft Global Development, une société militaire privée américaine réputée proche du Département d’Etat. Le 23 juin 2023, alors que le patron de Wagner, Evgueni Prigojine, lance son incroyable rébellion vers Moscou, Touadéra formalise, dans une lettre d’invitation, son intérêt pour Bancroft. Marché conclu. « Le Pentagone n’est pas impliqué dans ce contrat mais il l’a sans doute approuvé tacitement », estime Sean McFate. La collaboration restera toutefois circonscrite : une poignée d’hommes sur place, pas plus. Quant aux quatre Ukrainiens qui devaient, aux dires de Benalla, accompagner l’équipe de Bancroft, ils ne sont jamais montés à bord du vol en direction de Bangui. « Les autorités centrafricaines ont dit ‘non' », assure-t-il.Il en faudra davantage pour déstabiliser les plans africains de Moscou. Le Kremlin, qui œuvre depuis dix ans à son retour sur le continent, a plus d’une longueur d’avance sur ses adversaires. « Les Russes ont préparé le terrain, avec de la propagande, des visites exploratoires, un narratif sur leur histoire, rappelle une chercheuse spécialiste des milices dans les conflits armés. Les Ukrainiens n’ont pas pris ce temps et arrivent avec de gros sabots… D’ailleurs, les réactions africaines à l’affaire malienne en disent long. » Aux premières allusions du porte-parole des services secrets ukrainiens, Andri Ioussov, sur le soutien aux séparatistes touareg face à Wagner, le couperet tombe : Bamako rompt ses relations diplomatiques avec Kiev le 6 août, bientôt imité par le Niger voisin.Au Sénégal, l’ambassadeur ukrainien, qui a partagé sur ses réseaux sociaux les déclarations de Ioussov, est convoqué par le ministère des Affaires étrangères, accusé de « propagande ». « Beaucoup d’Etats africains sont vent debout contre les Ukrainiens car ils estiment qu’ils importent un conflit européen en Afrique en s’attaquant aux Russes sur leur sol, note Peer de Jong. Ils craignent le retour d’un affrontement de blocs similaire à la guerre froide. »La pieuvre russeDans ce contexte miné, l’Ukraine cherche encore sa voie. « Pour l’instant, cela ressemble à une stratégie désordonnée : allumer des feux et des contre-feux un peu partout en espérant que cela discréditera la Russie aux yeux des opinions et des Etats africains », explique Vanda Felbab-Brown, chercheuse à la Brookings Institution. Le temps et les moyens manquent à Kiev, épuisé sur le front depuis l’invasion à grande échelle de son voisin en février 2022.Et sur le terrain diplomatique, la contre-attaque n’a pas encore porté ses fruits sur le continent. Volodymyr Zelensky part de loin. En mars 2022, le premier vote des Nations unies condamnant l’invasion russe est une douche froide pour le président tout juste entré en guerre. A l’époque, 16 Etats africains s’abstiennent, 8 ne prennent pas part au vote et 1 s’exprime contre. Le président ukrainien cherche alors la parade pour galvaniser le maximum de soutiens. Un chemin de croix en Afrique, où beaucoup de pays tiennent à leur « neutralité ».En juin 2022, lorsqu’il parvient enfin à décrocher une allocution en visioconférence devant les membres de l’Union africaine, seuls 4 chefs d’Etats sur 54 suivent le discours en direct. Cinq mois plus tard, le programme « Grain from Ukraine » est lancé pour fournir des céréales aux pays africains les plus pauvres. Mais le président peine à « imprimer » auprès des capitales africaines, de l’aveu même de son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Dmytro Kuleba. Devant des journalistes africains, il déplore, en novembre dernier, un « faible retour sur investissement en Afrique ». »Kiev adopte désormais une approche plus offensive en Afrique : une guerre irrégulière et bon marché »Sean McFate, professeur de stratégie »Depuis l’indépendance de l’Ukraine, l’Afrique n’était pas du tout dans son agenda diplomatique, explique Ivan Klyszcz. Elle essaie de rattraper le temps perdu mais c’est une bataille difficile, d’autant plus qu’en temps de guerre, la population attend que toutes les ressources de l’Etat soient dédiées à la défense du territoire. » Signe de cette course à l’influence, sept nouvelles ambassades ukrainiennes ont été inaugurées sur le continent depuis janvier 2024. Objectif : atteindre 20 représentations d’ici à la fin de l’année. Soit deux fois moins que son rival russe.Moscou dispose en outre d’une carte redoutable : sa diplomatie militaire. Première exportatrice d’armes en Afrique, la Russie dispose de bases militaires pour ses mercenaires dans quatre pays au moins. « Voilà pourquoi l’Ukraine passe à la vitesse supérieure et adopte désormais une approche plus offensive en Afrique : une guerre irrégulière et bon marché, explique Sean McFate. Avec une poignée d’hommes qui se déplacent en secret, soutenus par des experts de ce type de guerre en Afrique ou par des sociétés militaires privées, ils peuvent semer la pagaille pour les Russes. Au Mali, par exemple, ils veulent montrer que Wagner n’est pas compétent. Ils essaient de créer une bombe à retardement stratégique pour Moscou. »Après le Soudan et le Mali, d’autres intérêts russes pourraient être visés à l’avenir. Mais peut-être plus discrètement. « L’état-major ukrainien retiendra les leçons du cafouillage dans sa communication sur le Mali, présage Ahmed Hassan, fondateur de Grey Dynamics, une société de renseignement privée basée à Londres. Si une autre intervention devait se produire, elle sera probablement gardée secrète pendant plusieurs mois. »Les cibles ne manquent pas, tant la pieuvre russe s’étend sur le continent. La signature, en mai, d’un accord de défense avec l’Etat insulaire de Sao Tomé-et-Principe, au large du Golfe de Guinée – plaque tournante du trafic de drogue – n’a rien d’anecdotique. Tout comme le rapprochement entre les présidents russe et bissao-guinéen. « La Guinée-Bissau est un narco-Etat qui héberge de nombreux groupes criminels, rappelle Vanda Felbab-Brown. Une présence russe accrue dans cette région donnerait aux services de renseignement une ligne directe vers l’argent provenant du trafic de drogue. » La machine de guerre de Poutine peut encore tourner longtemps. Au grand dam de son voisin occidental.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2024-10-20 05:30:00

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