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L’Express

« Vous préférez avoir un cancer ou perdre vos dents ? » Enquête sur l’inquiétante mode des sachets de nicotine sans tabac

Le snus, tabac en sachet à sucer, très addictif car fortement dosé en nicotine, connaît une popularité nouvelle auprès des adolescents en France.




Sur la scène de son meeting à Las Vegas le 14 septembre dernier, Donald Trump fait monter deux stars des réseaux sociaux. Kyle Forgeard et Salim Sirur appartiennent aux Nelk Boys, un groupe de youtubeurs américano-canadiens qui compte plus de 8 millions de followers. A l’origine, les deux amis se sont fait connaître pour leurs canulars vidéo. Ils mènent aujourd’hui une promotion très assumée de leur idéologie conservatrice, masculiniste… et pro-Trump.La prise de parole de Forgeard ne dure qu’une dizaine de secondes : « En tant que gouverneur, Tim Walz [NDLR : le colistier de Kamala Harris, candidat démocrate à la vice-présidence] a imposé une taxe de 95 % sur le Zyn, déclare-t-il en brandissant une petite boîte ronde au-dessus du pupitre. Il faut qu’on s’en débarrasse. » Derrière lui, l’ex-président applaudit.Dans la boîte, une quinzaine de petits sachets de nicotine de synthèse. On les appelle « nicopouches » (contraction de nicotine et de pouch, sachet) ou « snus sans tabac », en référence à cette poudre de tabac humide très en vogue dans les pays scandinaves – et interdite dans le reste de l’Union européenne depuis 1992. Comme le snus, le nicopouch se consomme en insérant un sachet entre la gencive et la lèvre supérieure. La nicotine est distribuée directement dans le sang par capillarité avec les vaisseaux de la muqueuse buccale.Depuis leur apparition en 2016, ils ont connu une croissance exponentielle aux Etats-Unis. Au premier trimestre 2022, plus de 808 millions de sachets ont été vendus, contre 126 millions au second semestre 2019. Soit une hausse de 640 % en deux ans, grâce àun marketing agressif de la part des industriels et de nombreux partenariats avec des célébrités des réseaux sociaux. « On les surnomme parfois les ‘zynfluenceurs' », explique le Dr Tory Spindle, professeur associé à l’université Johns-Hopkins, en référence à la marque Zyn, propriété de Philip Morris, leader sur le marché américain. « Ils ont aidé à rendre ce marché de niche très populaire, à un moment où la cigarette électronique est en perte de vitesse », poursuit le spécialiste. Chez les jeunes Américains, la consommation de nicopouches a même dépassé celle des cigarettes ordinaires.Parmi ces « zynfluenceurs », on retrouve les Nelk Boys mais aussi des personnalités médiatiques et politiques de premier ordre, comme Marjorie Taylor Greene, représentante de l’Etat de Géorgie au Congrès et figure de proue du mouvement MAGA (« Make America Great Again »), ou encore Tucker Carlson, ancien journaliste de Fox News. Celui-ci a même annoncé il y a quelques semaines qu’il s’apprêtait à lancer sa propre marque de nicopouches au mois de novembre prochain.De cigarettiers à « nicotiniers »Le phénomène dépasse largement la sphère trumpiste et n’épargne pas la France. De ce côté de l’Atlantique, tout a démarré dans un avion. A quelques heures de la Coupe du monde de football au Qatar, en 2022, Karim Benzema partage un selfie sur Instagram aux côtés de Raphaël Varane et de Marcus Thuram. Dans les mains de l’attaquant, une petite boîte en plastique ronde. Lorsqu’il repartage la photo sur son compte personnel, il tente de masquer la boîte avec un émoji. Trop tard. Les réseaux sociaux s’embrasent : l’international français serait consommateur de tabac sous la forme de snus suédois.Marcus Thuram a vraiment cru que ça allait passer inaperçu 😭 pic.twitter.com/k7dCloTw13— Vibes Foot (@VibesFoot) November 17, 2022Un mois plus tard, le site Génération sans tabac, alimenté par le Comité national contre le tabagisme (CNCT) corrige la rumeur : il s’agit en réalité de nicopouches VELO, produits par le géant du tabac BAT (Lucky Strike, Dunhill, Vogue). Lancée fin 2022, la marque est aujourd’hui en tête du marché français. « Entre janvier et septembre 2024, nous avons doublé nos volumes de vente », affirme Sébastien Charbonneau, directeur des affaires publiques de VELO, qui table sur une croissance semblable pour les trois prochaines années.Les responsables de BAT France l’assurent toutefois : parmi les nouveaux consommateurs qu’ils cherchent à conquérir, « pas question de cibler les ados ». « Ce sont vraiment des solutions pour les fumeurs actuels, qui seraient à la recherche d’une alternative moins nocive au tabac, insiste Sébastien Charbonneau. Il n’est destiné ni aux non-fumeurs, ni aux jeunes. » VELO a pourtant signé un contrat de sponsoring en 2019 avec McLaren, la célèbre écurie de formule 1. Or, depuis le rachat du groupe Formula One par Liberty Media, le public des courses automobiles s’est massifié et rajeuni, attiré notamment par la diffusion de la série documentaire Drive to survive sur Netflix. Nielsen Group, spécialisé dans l’analyse d’audience, rapporte ainsi qu’en 2021, la F1 a gagné plus de 73 millions de spectateurs, dont 77 % avaient entre 16 et 35 ans. En Europe, plus de 20 millions de jeunes de moins de 18 ans affirment suivre les courses automobiles. Sponsoriser une marque emblématique de la F1, n’est-ce pas essayer de conquérir un plus jeune marché ? BAT France botte en touche : « VELO est partenaire, mais pas dans l’Hexagone. »Même interrogation, pourtant, sur les choix de parfums des petits sachets. Comme les « puffs », ces cigarettes électroniques jetables très prisées des ados et bientôt interdites en France, les nicopouches sont disponibles avec différents arômes. Les produits VELO, par exemple, se déclinent dans une douzaine de saveurs : menthe fraîche, citron, cerise, fruits rouges… Mais « pas de Coca-cola, de chocolat ou de bubble-gum », promet BAT qui juge ces parfums trop attrayants pour un jeune public. »L’expérience suédoise montre que, dans les faits, ces produits attirent beaucoup les jeunes, qu’il s’agisse de snus ou de nicopouches », insiste le Dr Louise Adermark, professeure en neurobiologie à l’université de Göteborg (Suède). Dans son pays, ils sont interdits à la vente au moins de 18 ans, « mais on trouve des adolescents de 14, 15, 16 ans qui en utilisent régulièrement », d’après la chercheuse. A l’âge de 17 ans, entre 30 et 40 % des jeunes Suédois en ont déjà consommé.Pire encore : le tabagisme chez les jeunes semble reprendre depuis le milieu des années 2010 et l’introduction du « snus blanc », comme on surnomme les « pouches » en Suède. En avril dernier, le prestigieux institut Karolinska a ainsi publié une étude chiffrée sur le sujet. D’après ses chercheurs, la consommation de tabac et de ses produits dérivés chez les 15-16 ans avait été divisée par deux entre 1991 et 2017. La courbe s’est inversée dépuis. L’étude incrimine directement les nicopouches comme « une des principales explications de cette reprise ».Problème : si la nicotine n’est pas en elle-même un produit cancérigène (contrairement à d’autres substances présentes dans les cigarettes), elle n’a rien d’anodin. « Les études montrent qu’elle affecte le développement du cerveau chez les plus jeunes, rappelle le Dr Adermark. Un individu qui développe une accoutumance à la nicotine à l’adolescence sera plus susceptible de consommer d’autres substances, comme des drogues ou de l’alcool. » La chercheuse évoque également des conséquences sur la qualité du sommeil, le système gastro-intestinal et même des effets cardiovasculaires. Le snus suédois – qui contient du tabac – est connu pour augmenter la fréquence cardiaque et la pression artérielle, mais pour le moment, les études manquent concernant les sachets de nicotine sans tabac.Les industriels du tabac semblent néanmoins avoir trouvé avec ces nouveaux produits un moyen de vendre l’addiction à la nicotine comme une tendance bien-être. Tandis que leur marges s’érodent d’année en année avec la régulation croissante de la cigarette dans les pays occidentaux, ils ont constamment besoin de conquérir de nouveaux marchés. Le Dr Tory Spindle de l’université Johns-Hopkins remarque d’ailleurs que depuis leur apparition aux Etats-Unis, le marketing a changé. « A l’origine, les marques mettaient surtout en avant l’absence de tabac ou de fumée, explique le chercheur, alors qu’aujourd’hui, elles misent plus sur l’aspect sportif et sur la discrétion du produit. » Même analyse pour le Pr Loïc Josseran, médecin chercheur en santé publique à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et président d’Alliance contre le tabac (ACT) : « Les industriels du tabac sont en train de se transformer en industriels de la nicotine. »Le médecin est particulièrement sévère à l’égard de ces nouveaux produits. En l’état actuel de la science, il admet que la consommation de nicopouches entraînerait beaucoup moins de cancers que celle de cigarettes. Mais ils peuvent tout de même provoquer de sérieux dégâts dans la bouche. Ceux qui ont déjà glissé un de ces sachets entre leur lèvre et leur gencive le savent bien : les petits sachets provoquent de forts picotements dès l’insertion. « Ils sont très abrasifs, et c’est fait exprès, analyse-t-il. Cela permet d’élimer la première couche de la muqueuse gingivale, pour que la nicotine passe plus rapidement dans le sang. » Le cerveau bénéficie alors d’une sorte de « flash nicotinique » qui pousse à la consommation et crée de la dépendance. A mesure que s’accroît le recours à ces nicopouches, le risque de rétractation des gencives augmente lui aussi. La racine des dents est alors exposée, ce qui les fragilise et entraîne des déchaussements. « Je ne sais pas ce que vous préférez, entre avoir un cancer ou vivre sans dents, avertit Loïc Josseran. Personnellement, je ne souhaite aucun des deux à personne. »Un désert sans shérifAujourd’hui encore, la loi française considère la nicotine comme une substance vénéneuse. Certains produits qu’on appelle « substituts nicotiniques » bénéficient d’une dérogation de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) qui leur permet d’être vendus en pharmacie – c’est le cas, par exemple, des gommes ou des patchs utilisés pour accompagner les fumeurs vers une sortie du tabagisme. Pour le moment, il n’existe pas d’autorisation similaire pour les nicopouches. Un vide juridique leur permet d’être distribués par des buralistes.Résultat : des boîtes contenant des sachets de 3 à 50 milligrammes (mg) de nicotine sont ainsi disponibles en accès libre tandis que les gommes qui contiennent entre 2 et 4 mg ne sont accessibles qu’en pharmacie. « Il y a urgence à réglementer la vente de ces produits », plaide le Comité national contre le tabagisme qui s’appuie sur une étude alarmante. Des chercheurs employés par le gouvernement allemand ont décortiqué une quarantaine de nicopouches disponibles dans le commerce ou à la vente sur Internet. Outre des problèmes d’étiquetage sur les deux tiers des produits analysés, ils ont recensé la présence de substances cancérigènes comme les nitrosamines dans plus de 1 paquet sur 2.En France, des premiers empoisonnements ont également été détectés. Fin 2023, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a émis un premier signalement, portant sur les derniers mois de l’année 2022. Une quinzaine de cas ont été compilés, alors que le produit n’était disponible que depuis quelques semaines. Pas encore assez pour que les pouvoirs publics se saisissent du sujet ? Au printemps 2023, la Belgique et les Pays-Bas sont devenus les premiers Etats européens à prohiber la vente de sachets de nicotine sans tabac. Le CNCT milite pour que la France suive : l’association a saisi la justice afin de les faire interdire en mai dernier. La procédure est en cours d’instruction. »Nous avons lancé la commercialisation du produit dans les cadres règlementaires existants », plaide Sébastien Charbonneau chez BAT France, qui reconnaît que ce cadre est très imprécis. « Nous aimerions que l’Etat français se penche sur le sujet et mette en œuvre une législation spécifique aux nicopouches », demande-t-il encore, en indiquant que le gouvernement devrait étudier la liste de parfums autorisés ou le dosage de nicotine par sachet. Le 14 mai, Paul Christophe, député Horizons du Nord, interrogeait le ministre de la Santé sur « les mesures qu’il comptait prendre pour interdire l’accessibilité et la commercialisation en ligne des sachets de nicotine ». Depuis, il a intégré le gouvernement de Michel Barnier, ce qui pourrait ramener le sujet à la table du conseil des ministres. D’autant qu’une proposition de loi des députés LR avait également été déposée plusieurs mois auparavant, sans aboutir.En attendant, aux Etats-Unis, les industriels du tabac se régalent du succès populaire de leur nicopouches. Là-bas, le petit sac de nicotine sans tabac est devenu un symbole de l’affrontement entre républicains et démocrates : Marjorie Taylor Greene, la représentante MAGA de Géorgie, a même appelé récemment à la « zynsurrection » contre ses adversaires. A croire qu’en 2024, les cow-boys ne fument plus, ils mâchouillent.



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Author : Mathias Penguilly

Publish date : 2024-10-19 12:00:00

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