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L’Express

« Rien ne fera reculer Poutine… » : l’issue de la guerre en Ukraine vue par un ancien de la CIA

Poutine le 18 septembre 2024




Lire dans les pensées de Poutine. Depuis le 24 février 2022, beaucoup ont essayé. Mais combien ont visé juste ? Deux ans et demi après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les motivations et les objectifs du maître du Kremlin restent sujets à débat et à spéculations. Et bien malin qui pourrait affirmer avec certitude quelle sera l’issue du conflit et quand celui-ci prendra fin. Dans un entretien accordé à L’Express, l’ancien analyste de premier plan à la CIA Peter Schroeder, expert de la politique étrangère et de sécurité de la Russie, plaide pour une approche « réaliste ». Il invite les Occidentaux à en finir avec « les vœux pieux » comme avec « les perceptions et les récits erronés ». Ainsi cet ex-conseiller à l’ambassade des Etats-Unis à Moscou ne « croit pas à l’approche américaine selon laquelle en augmentant le coût de la guerre pour la Russie, on parviendra à convaincre Poutine qu’il a intérêt à retirer ses troupes et à négocier ». Et détaille pourquoi, selon lui, « il n’est pas possible de faire changer d’avis » l’autocrate russe.Ne croyant guère à une victoire militaire côté ukrainien ou russe, le chercheur au Center for a New American Security, un puissant think tank, estime que le mieux à faire, à ce stade, est de jouer la montre : continuer à soutenir les Ukrainiens sur le front en attendant que l’actuel président russe « meure ou quitte le pouvoir ». Et révèle ce qui constitue peut-être la plus grande menace pour le pouvoir de Poutine. Une menace qui vient de l’intérieur. Entretien.L’Express : Selon vous, Poutine ne renoncera jamais à sa guerre contre l’Ukraine. Jusqu’où peut-il aller ?Peter Schroeder : Je ne crois pas à l’approche américaine selon laquelle en augmentant le coût de la guerre en Ukraine pour la Russie, on parviendra à convaincre Poutine qu’il a intérêt à retirer ses troupes et à négocier. Pour moi, elle est erronée. En effet, traditionnellement, en matière de politique étrangère, Poutine a toujours limité les prises de risques. Or, en décidant d’envahir l’Ukraine en 2022, il a accepté beaucoup de risques et a mis en jeu de nombreuses ressources russes. Cela indique que sa décision d’envahir l’Ukraine est, à ses yeux, une nécessité stratégique davantage que le fruit d’une volonté impérialiste. D’ailleurs, déjà en 2014, après que les forces russes ont infligé une défaite dévastatrice aux forces ukrainiennes dans la ville d’Ilovaïsk, on aurait pu s’attendre à ce qu’elles avancent plus loin le long de la côte de la mer d’Azov, créant ainsi un corridor terrestre de la Crimée à la Russie. Pourtant, Poutine a préféré opter pour un règlement politique, en acceptant le protocole de Minsk. Mon point de vue, partagé par un certain nombre de confrères, c’est que, contrairement à une idée répandue, cette guerre n’est pas pour Poutine une question de territoire, en ce sens qu’il chercherait à reconstituer l’ancien empire russe.Poutine a pourtant déclaré récemment vouloir conquérir l’ensemble du territoire du Donbass, sa « priorité n° 1″…C’est une façon de rendre concrets ses objectifs affichés pour l’opération militaire spéciale. Mais je pense qu’il s’agit plutôt d’un message envoyé à la nation russe, une façon de donner une explication tangible de ce qu’il essaie d’accomplir. En réalité, il me semble qu’à travers cette guerre Poutine recherche deux choses : d’une part, exercer un certain contrôle sur l’Ukraine, sur ses choix en matière de politique étrangère et de sécurité, afin d’empêcher, comme il l’a dit, qu’elle ne soit un Etat antirusse. D’autre part, amener l’Occident et les Etats-Unis en particulier, à accepter une forme de modus vivendi, de sorte que Washington accepte les intérêts russes à l’égard de l’Ukraine. Là encore, il entend amener les Occidentaux à faire des compromis. Il s’agit donc, vous le voyez, de choses abstraites. Quant à savoir jusqu’où il est prêt à aller, je dirais qu’il est prêt à continuer à faire pression pour obtenir ces deux résultats. Il n’est pas disposé à revenir sur sa décision d’envahir l’Ukraine. Et il ne se laissera pas non plus contraindre à renoncer maintenant.Si vous regardez les choses de manière réaliste, il est difficile de s’attendre à une victoire ukrainienneAprès deux ans et demi de guerre en Ukraine, les alliés de Kiev ont-ils compris comment traiter avec Poutine ?C’est une excellente question. Je ne vois pas beaucoup d’enseignements du côté des dirigeants occidentaux dans la manière dont nous traitons avec Poutine. Il y a eu beaucoup de récits, d’idées reçues qui se sont développées autour de sa personnalité, de ses décisions, de ses objectifs. Comme je vous l’ai expliqué, les raisons pour lesquelles Poutine a lancé cette opération militaire sont mal comprises. Et si vous ne comprenez pas les causes, alors vos prescriptions sur ce qu’il convient de faire sont hors de propos. Je m’inscris en faux contre cette idée répandue selon laquelle, lorsque Poutine décèle une faiblesse dans le camp adverse, il avance et que, si vous faites preuve de force, il recule. Je ne vois pas les choses de cette manière. L’invasion de l’Ukraine correspond chez Poutine à un défi stratégique. Il a lancé une guerre préventive illégale afin d’essayer d’imposer une solution qui répondrait à ce qu’il considère comme une future menace pour la sécurité de la Russie. Le président Biden a déclaré à de nombreuses reprises au cours de l’année écoulée : « Nous devons nous battre et aider les Ukrainiens à se battre pour arrêter la Russie, sinon nous nous battrons en Pologne ou dans les pays Baltes. » Je ne suis pas du tout d’accord, cela me semble très exagéré. Non seulement, parce que je ne crois pas que Poutine ait de telles ambitions. Mais parce qu’il est déjà dissuadé par la puissance de l’Otan.Les pourparlers de paix sont-ils une option dans l’esprit de Poutine ?De quoi parlons-nous ? Qu’est-ce qui est sur la table des discussions ? Parfois, chez Poutine, les discussions politiques et diplomatiques sont utilisées de concert avec les opérations militaires pour tenter d’atteindre les objectifs de la Russie. En faisant miroiter la perspective d’éventuels pourparlers de paix, Poutine essaie de fragiliser le soutien des Occidentaux à l’Ukraine. C’est clairement tactique. Mais cela ne veut pas dire que Poutine n’est pas prêt à discuter et à accepter quelque chose en fonction de ce qui est sur la table des négociations. En revanche, il n’est pas disposé à retirer ses troupes des territoires qu’elles contrôlent en Ukraine. Ce n’est pas comme cela qu’il voit les choses actuellement. Il n’a pas l’impression d’avoir besoin de faire des compromis.Rien ne peut donc le convaincre de mettre fin à cette guerre ?Je vais vous décrire ce qui, au vu des récentes déclarations de Poutine, devrait figurer dans un accord pour qu’il accepte de mettre un terme à la guerre : d’abord, reconnaître, pour reprendre son expression, les « nouvelles réalités territoriales » nées de l’offensive russe. Cela signifie arrêter les combats à l’endroit où se trouve la ligne de contrôle. Ensuite, que les forces ukrainiennes se retirent complètement des régions de Donetsk et de Louhansk. Enfin, cela impliquerait un accord sur l’avenir géopolitique de l’Ukraine, notamment vis-à-vis de l’Otan, mais aussi des changements dans le droit interne et la politique ukrainiens, en particulier sur le statut de la langue russe. Il s’agit là d’éléments essentiels pour Poutine, en vue d’une éventuelle négociation. Et il est évident que ces éléments ne sont pas acceptables du point de vue ukrainien. Or, en l’absence de ces conditions-là, Poutine ne cessera de faire pression pour obtenir quelque chose qui s’en rapproche. C’est pourquoi j’affirme qu’aux yeux de Poutine le but de cette guerre n’est pas vraiment une question de territoire en tant que tel. Il ne ressent pas nécessairement le besoin de s’emparer de Kiev, par exemple.Selon vous, il se pourrait ainsi que nous n’ayons pas d’autre choix que d’attendre la mort de Poutine pour espérer voir cette guerre se terminer…Evidemment, on peut toujours essayer de trouver une sorte de compromis qui mette fin aux combats, mais il y a de grands risques qu’il ne corresponde pas aux objectifs américains ou ukrainiens. En ce sens, ce serait une solution disons sous-optimale. Mais, si vous voulez parvenir à un résultat plus conforme aux souhaits de Kiev et des Etats-Unis, vous avez deux autres options : vaincre les Russes sur le champ de bataille et les forcer à quitter l’Ukraine. Ou miser sur le départ de Poutine et sur le fait que son successeur soit plus enclin à négocier quelque chose selon les conditions occidentales et ukrainiennes. Le problème est que ces deux scénarios sont difficiles à mettre en œuvre. Si vous optez pour l’issue militaire, il faut être réaliste : l’armée russe n’a pas été très performante mais, d’un autre côté, il sera très difficile de les pousser hors des territoires qu’elle occupe actuellement. Les Ukrainiens ont besoin d’un soutien matériel beaucoup plus important, notamment en termes d’obus d’artillerie et d’équipements de défense aérienne. Or les alliés n’ont tout simplement pas encore la capacité de production nécessaire pour répondre à la totalité des besoins de l’Ukraine. Vous allez me répondre que les Etats-Unis et ces grandes économies de l’Europe de l’Ouest disposent pourtant des ressources nécessaires pour répondre aux besoins de l’Ukraine. C’est vrai, mais à la condition toutefois d’y consacrer le montant adéquat. Car cela aurait un coût très élevé. Et je ne suis pas sûr que l’Occident soit prêt à dépenser ces ressources pour atteindre cet objectif.L’autre facteur à prendre en compte, c’est le nombre de soldats ukrainiens sur le terrain. Cela concerne leur propre processus de mobilisation, mais aussi la formation des combattants ukrainiens à laquelle les Occidentaux peuvent contribuer. Or ces derniers n’ont pas voulu envoyer leurs propres soldats pour combattre sur le front. Et, sans cela, je ne suis pas sûr que les capacités ukrainiennes soient suffisantes pour repousser les Russes. Si vous regardez les choses de manière réaliste, il est ainsi difficile de s’attendre à une victoire ukrainienne.Les alliés de Kiev croient-ils vraiment en une victoire des hommes de Zelensky ? Il est parfois difficile de cerner la stratégie de l’Occident en ce qui concerne l’Ukraine.Je dirais que le gouvernement américain a manqué de stratégie dès la phase initiale de la guerre. Et nous n’avons pas vraiment de point d’arrivée vers lequel nous voulons tendre. Ce que Washington a privilégié, c’est moins une stratégie qu’un processus dans lequel les Etats-Unis veulent maintenir une forme d’unité avec les Ukrainiens ainsi qu’avec leurs partenaires européens en continuant à soutenir Kiev. Cela étant dit, je ne pense pas que la stratégie et les objectifs soient exactement les mêmes à Kiev, à Washington, à Londres et à Bruxelles. Les Occidentaux évitent d’aborder ce sujet, car parler de finalité est en quelque sorte source de division. Il y a des différences sur ce qui est acceptable et souhaitable quant à l’issue de cette guerre. Cela explique pourquoi il n’y a pas de stratégie mieux articulée du côté américain. Nous ne voulons pas saper nos partenaires ukrainiens ou nos efforts conjoints avec nos partenaires européens.Le conflit durera-t-il jusqu’à la mort de Poutine ? Espérons que nonQu’est-ce que les alliés de Kiev auraient pu faire qu’ils n’ont pas déjà fait ?Ils ont été lents à fournir des chars et des équipements lourds. Ils ont tardé à fournir des F-16. Si vous vous souvenez, dans les premiers mois ayant suivi l’invasion russe en Ukraine, il y avait une proposition pour que la Pologne transfère des avions de combat aux Ukrainiens et que les Etats-Unis viennent en appui. Washington a finalement refusé. Le problème, depuis le début de la guerre, c’est que les Occidentaux ont toujours été à la traîne et hésitants à livrer certains équipements militaires.Les Etats-Unis et les Européens ont-ils les moyens de pousser Poutine vers la sortie ?La triste vérité, c’est que les Etats-Unis n’ont pas été très doués pour manipuler la politique du Kremlin. Et ne nous faisons pas au passage d’illusions sur la capacité des Etats-Unis à le renverser et à le pousser vers la sortie par le biais de je ne sais quelle opération secrète. Ni en ce qui concerne la faculté des Etats-Unis à influencer la politique et la société russes dans un pays où tout est de plus en plus verrouillé. Et quand bien même nous voudrions influencer les machinations politiques au niveau du Kremlin, nous ne sommes pas en mesure de le faire. Sans compter que cette stratégie comporte des risques. Car la société américaine est déchirée par les divisions et que l’on entend constamment parler des efforts d’influence russes pour déstabiliser la vie politique ici.Poutine a-t-il un point faible que les Occidentaux n’ont pas encore exploré ?Ce qui est traditionnellement inexploré, c’est d’essayer d’aborder les questions qui sont les plus importantes pour lui. Les Occidentaux privilégient l’idée selon laquelle nous devons dissuader Poutine, que nous devons montrer notre force, que nous devons riposter, et que ce sont là les moyens d’arriver à nos fins. Ce qui reste à explorer, c’est la recherche d’un compromis qui tienne compte à la fois des intérêts russes et de ceux des autres parties.Pour ce qui est du point faible, je me référerais à l’historien Stephen Kotkin, qui a étudié comment les cycles de réforme et de modernité en Russie sont souvent institués par des patriotes et des nationalistes insatisfaits des résultats obtenus par le Kremlin dans sa compétition avec l’Occident. Et qui estiment que la Russie doit se réformer pour être plus compétitive. Cela remonte à la fin du XIXᵉ siècle et à la défaite de la Russie impérialiste dans sa guerre contre le Japon. J’appliquerais ce modèle au régime de Poutine. La menace, et donc la vulnérabilité de Poutine, vient en réalité des nationalistes et patriotes russes, qui estiment que la manière dont il gère cette guerre et la compétition avec l’Occident affaiblissent la Russie par rapport à ses concurrents. La menace vient donc potentiellement des services de sécurité et des militaires qui peuvent penser que quelqu’un d’autre que Poutine doit diriger la Russie de manière à la rendre plus forte.La guerre en Ukraine peut-elle prendre fin en 2025 ?Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en ligne de compte. Je ne parierais pas sur la fin de la guerre en 2025. Je pense que les deux parties sont trop éloignées pour parvenir à une forme de solution diplomatique. Et je ne crois pas que l’une ou l’autre des parties soit suffisamment épuisée sur le plan militaire pour cesser le combat. Le conflit durera-t-il jusqu’à la mort de Poutine ? Espérons que non. Cela durera-t-il au-delà de 2025 ? Je pense que oui. Si vous acceptez la logique selon laquelle Poutine ne cédera pas, qu’on ne peut le contraindre à arrêter la guerre, ni l’évincer et qu’il n’y aura pas de solution militaire par le biais d’un soutien occidental à l’Ukraine, il n’existe qu’une seule option viable pour mettre fin à la guerre : attendre que Poutine meure ou quitte le pouvoir. Dans l’intervalle, le mieux à faire est de minimiser le niveau des combats, le montant des ressources dépensées et de soutenir un cessez-le-feu. Sinon, vous sacrifiez des ressources et des vies humaines pour un objectif qui n’est pas réalisable. Cela ne signifie pas que les Ukrainiens ne doivent pas continuer à se battre et à se défendre. Mais la possibilité de parvenir à un cessez-le-feu vaut la peine d’être explorée.Poutine pourrait profiter d’un cessez-le-feu pour remettre sur pied l’armée russe…Oui, bien sûr. Personne ne fait confiance à Poutine. Mais un cessez-le-feu pourrait être plus bénéfique à l’Ukraine, en lui donnant un peu de répit, en lui permettant de recruter et de s’entraîner, en lui apportant des équipements militaires supplémentaires. D’autant que de sérieuses questions subsistent quant à la capacité de l’armée russe à mener des opérations offensives qui auraient des conséquences d’ordre stratégique sur le cours du conflit. Si l’armée russe s’est adaptée au fil de la guerre, faisant preuve d’une certaine forme de résilience, le mieux qu’elle puisse faire, c’est ce que l’on observe actuellement à Pokrovsk, à savoir pousser progressivement de plus en plus fort. Aussi, sauf à voir l’armée ukrainienne s’effondrer, je ne pense pas que l’on assistera à une percée russe qui changera l’issue de la guerre.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2024-09-29 17:30:00

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