Depuis plus de vingt ans, la grande majorité des internautes ne cherche pas une information sur le Web, elle la « googlise ». Un détournement lexical entré dans le Petit Larousse en 2014, symbolique du poids dont dispose le géant du numérique sur cette activité. Plus tôt, en 2009, l’American Dialect Society l’avait désigné, dans sa version anglo-saxonne, « mot de la décennie ». Il existe pourtant d’autres moteurs de recherche que Google : Bing, DuckDuckGo ou encore le français Qwant. Certains sont d’ailleurs nés avant lui, comme Yahoo ou Lycos. Mais quand ils n’ont pas disparu, ils se partagent, à eux tous, entre 5 et 10 % de parts de marché, tandis que Google contrôle le reste, s’arrogeant au passage des dizaines de milliards de dollars de bénéfices.Pour le juge fédéral Amit Mehta, aux Etats-Unis, nous ne devrions pas « googliser » autant. « Google est un groupe monopoliste, et il a agi comme tel pour maintenir son monopole », a-t-il tranché, mi-août, à la suite d’un retentissant procès qui a opposé pendant plusieurs mois le gouvernement et l’entreprise. Les « remèdes » de Google afin d’atténuer sa position dominante sont attendus au printemps 2025. La séparation des activités, autrement dit le démantèlement, est une option. Mais de multiples appels et recours laissent à penser que l’affaire va encore durer des années.Un caillou de plus dans la chaussure du géant. Au rang des défaites, en décembre dernier, l’entreprise californienne a perdu face à Epic Games, l’éditeur du jeu à succès Fortnite, qui contestait les pratiques du Google Play Store présent sur les appareils Android – une procédure presque similaire avait été intentée contre Apple et son AppStore. En Europe, la société a été condamnée, la semaine dernière, à payer plus de 2,4 milliards d’euros de pénalités dans le dossier dit « Google shopping ». A peine le temps de digérer que les avocats de la firme de Mountain View décollaient pour la Virginie, aux Etats-Unis, où un nouveau procès vient de s’ouvrir, concernant cette fois son monopole sur les technologies publicitaires. Les autorités antitrust britanniques et européennes planchent également sur ce thème, avec l’ouverture d’une enquête à Londres, l’envoi de griefs par Bruxelles. »Il ne faut pas tout mélanger », tempère Olivier Bomsel, spécialiste des institutions et des médias, et coauteur de l’ouvrage Le Nouveau Western – Qui peut réfréner les géants du Web (Le Cherche-Midi, 2022). Ainsi, l’amende concernant le « Google shopping » infligée par l’Union européenne est la confirmation d’un jugement remontant à… 2017. Les premières investigations, elles, sont encore plus anciennes : elles ont débuté autour de 2010. De quoi relativiser l’impact des coups portés à Google et ses 73 milliards de dollars de bénéfices en 2023.Tous les autres procès en cours, dans la publicité ou le magasin d’applications, sont loin d’être clos. Celui concernant la dominance dans la recherche Internet (le search) pourrait même remonter jusqu’à la Cour suprême américaine. Ce ne sont là que de premières estocades, dans des domaines à chaque fois différents. Parfois, le géant américain gagne : l’UE vient d’annuler, cette semaine, une amende de 1,5 milliard d’euros à son égard. Mais indéniablement, les ennuis s’empilent. « Le costume de Google est en train de craquer », confie un connaisseur de l’économie numérique à L’Express.Retournement politiqueTrois phénomènes sont à l’œuvre. Le premier est d’ordre politique. En Europe, depuis une dizaine d’années, les législateurs musclent leur réponse face aux géants du numérique – la quasi-totalité d’entre eux étant américains ou chinois. Des législations comme le RGPD, le Règlement général sur la protection des données, puis le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), sont nées de cette volonté. Le DMA, adopté mi-2023, comporte d’ailleurs des clauses spécifiques sur le respect de la concurrence, avec de possibles sanctions pécuniaires, voire des restructurations forcées en cas d’infractions multiples. La pugnacité de l’ancienne commissaire européenne dédiée à la question, Margrethe Vestager, est à l’origine de ce changement de braquet, adopté par les autorités américaines. « Je pense que la coopération avec les Etats-Unis n’a jamais été aussi bonne », souligne-t-elle dans une récente interview donnée à la newsletter What’s Up EU.Dans le berceau des Gafam – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft -, le tournant est en cours. Sous l’impulsion d’une femme là aussi, Lina Khan. La patronne de la Federal Trade Commission (FTC), nommée par le président sortant Joe Biden, a secoué la vieille machine américaine de l’antitrust. « Contrairement à ce qui avait été acté pendant la période Reagan, la FTC ne considère plus qu’un monopole rendant service au consommateur doit être exempté de toutes poursuites », résume Olivier Bomsel. Ce virage conceptuel a permis d’adapter l’arsenal juridique, resté célèbre pour avoir désossé l’empire Standard Oil de Rockefeller, à l’ère des ogres numériques, qui ont la particularité de bénéficier de puissants effets de réseaux. Concrètement, plus leurs produits sont utilisés, plus ils sont utiles, deviennent pertinents et accroissent leur avance sur leurs concurrents. Un moteur de recherche gratuit, comme celui de Google, a affiné ses résultats grâce au nombre exponentiel de requêtes et ainsi profité à une myriade d’utilisateurs. Aujourd’hui, cet argument pèse moins dans la balance. Le juge Mehta a lui-même reconnu, dans sa décision contre la firme fondée par Larry Page et Sergey Brin, qu’elle dispose du « meilleur service de l’industrie ». Mais en raison « d’accords de distribution exclusifs anticoncurrentiels », à l’instar de celui passé avec Apple. Moyennant 20 milliards de dollars par an, Google s’est assuré de figurer comme le moteur de recherche par défaut du navigateur Safari, propriété de la marque à la pomme. Un contrat léonin, a finalement tranché le magistrat.En Europe et aux Etats-Unis, la riposte est aussi technique. Certains marchés numériques, comme celui de la publicité, se révèlent incroyablement complexes, noyés sous une masse d’algorithmes et de données difficiles à saisir. Le système d’enchères publicitaires actuel est aujourd’hui comparé à celui du trading haute fréquence, charriant 150 000 ventes de réclames à la seconde affichées sur le Web. « Tout ceci est désormais mieux compris par les autorités de régulation », indique Laurent Nicolas, pionnier de la mesure d’audience sur Internet, à la tête de l’entreprise Implcit, spécialisée dans la publicité numérique contextuelle. Il est maintenant acquis que les services antitrust américain et européen ont fait une erreur en validant le rachat de DoubleClick, qui détenait un serveur publicitaire de premier ordre et une plateforme d’enchères, par Google en mars 2008. « Les régulateurs ont pensé à l’époque que DoubleClick n’opérait pas sur le même marché que Google », rappelle Laurent Benzoni, professeur de sciences économiques à l’Université Panthéon-Assas et expert de la concurrence. Alors que la firme de Mountain View vendait déjà des espaces publicitaires sur YouTube et sur son moteur de recherche. Et qu’elle analysait les campagnes des annonceurs via son outil Analytics. Sa toile était bien tissée. »L’incertitude profite à Google »Plusieurs compagnies s’estimant lésées se sont, enfin, mobilisées. Epic Games, ou le collectif FairSearch, composé notamment de Microsoft, Nokia et Oracle, ont tous formulé des plaintes contre Google. Menant parfois, comme dans le cas d’Epic, à des victoires. La multiplication des fronts a fissuré l’empire et conduit à la mise au jour de ses « mauvaises pratiques ». En particulier, ses « accords secrets » pour maintenir sa domination. Le deal avec Apple a été l’un des points clés du procès sur le search. Celui dans la publicité en ligne, avec Meta, pourrait avoir le même poids dans le dernier en cours. Brian Boland, à la tête de la publicité au sein du célèbre réseau social de 2009 à 2019, a livré lors d’une audience des détails sur ce pacte, surnommé Jedi Blue, et qui donnait « un traitement préférentiel à Facebook » sur la plateforme d’échanges de Google, rapporte Bloomberg.Et maintenant, que risque Google au-delà d’amendes salées ? Sur la pub’, des dommages et intérêts le touchant plus profondément au portefeuille : le cabinet Bernstein a évalué l’ardoise à plus de 100 milliards de dollars. Sur l’aspect search, « le plus douloureux pour la firme serait de l’obliger à se séparer d’Android », considère Olivier Bomsel. Le système d’exploitation mobile le plus utilisé au monde, présent sur une majorité d’appareils, en particulier Samsung, embarque tout l’écosystème Google et lui permet d’accumuler une masse de données considérable. Dans tous les dossiers, « il n’est pas évident que le fait de démanteler Google puisse donner naissance à un concurrent », pointe Guillaume Fabre, avocat expert en droit de la concurrence au cabinet Racine. Le groupe devrait être forcé d’ouvrir son coffre au trésor, plaide quant à elle la journaliste d’investigation Julia Angwin, spécialiste de l’étude des algorithmes, dans le New York Times. « Si Google était obligé de partager ses données, nous pourrions vivre sur une planète où de nombreux concurrents nous offriraient différentes façons d’accéder aux connaissances du monde. Nous pourrions avoir un moteur de recherche axé sur la vie privée, un sur les achats ou même un consacré à la circulation de contenus d’information de haute qualité. »Tout cela, évidemment, à condition que Google perde… définitivement. La firme déploie des bataillons d’avocats pour faire valoir ses arguments. Elle martèle ainsi, pour le search, que la concurrence se trouve à deux clics : « Si vous préférez un service de recherche alternatif, le changer par défaut est facile. » Ou bien, dans la publicité, qu’elle est plus vive que jamais. « Après sa récente acquisition de Xandr, Microsoft offre également à ses clients une suite de produits technologiques publicitaires intégrés verticalement. Amazon et Meta ont des offres similaires. C’est une industrie férocement compétitive – et les nouvelles technologies la rendent plus dynamique chaque jour », se défend le géant dans un billet de blog.Du fait de la longueur des procédures, la plupart des experts interrogés demeurent prudents, si ce n’est sceptiques à l’idée que le Web change de visage à court terme. « Sur Google shopping, il y a eu une amende, certes, mais entre-temps, tous les comparateurs ont disparu, le secteur est lessivé », note Alban Peltier, à la tête de la start-up AntVoice, spécialisée dans la publicité programmatique. « L’attente et l’incertitude leur profitent », abonde Alain Levy, directeur de Weborama, pionnier français de la publicité en ligne. « On le voit actuellement au sujet des cookies tiers, un système de collecte d’informations sur les internautes que Google a promis d’abandonner il y a quatre ans, avant de rétropédaler dernièrement, laissant le secteur livré à lui-même. Il y a peu d’IPO [NDLR : entrées en Bourse], pas d’investissements. L’ad tech s’appauvrit », déplore-t-il.Effets indirectsLes géants du numérique « conservent une avance sur les régulateurs », estime Joëlle Toledano, économiste associée à la chaire Gouvernance et régulation de l’Université Paris Dauphine-PSL et membre du Conseil national du numérique. La publicité en ligne et le search ayant une vingtaine d’années d’existence, les autorités remportent selon elle les guerres d’hier. Leur attention devrait se porter sur l’intelligence artificielle, technologie plus sensible encore que les précédentes au regard de son impact social et économique. « Dans l’IA, la grande tendance est au dépouillement des entreprises », alerte Laurent Benzoni. Au printemps, Microsoft a embauché tous les collaborateurs de la start-up Inflection AI, fondateur compris, sans pour autant acquérir la structure. En Angleterre, d’où elle est originaire, l’autorité de la concurrence n’a, pour l’heure, rien trouvé à redire.La pression permanente, politique et juridique, peut cependant avoir des effets indirects. Des acquisitions ne se font pas, par crainte de s’attirer des ennuis supplémentaires. Google a récemment renoncé à mettre la main sur la start-up Wix, dans la cybersécurité, ou sur HubSpot, un éditeur de plateforme spécialisé dans la relation client. En début d’année, l’entreprise a même accepté de supprimer des milliards de données d’utilisateurs de son navigateur Chrome. Sans chercher à se battre dans les prétoires. « Les procès peuvent engloutir toute l’énergie des dirigeants, soutient Joëlle Toledano. C’est ce qui avait conduit AT & T, dans les télécoms, à proposer son propre démantèlement. »La montée en puissance de Microsoft dans l’IA, à travers son alliance avec OpenAI, constitue enfin une menace commerciale sérieuse pour Google. Et comme le rapportent de premières études, l’essor des images et des textes générés par l’intelligence artificielle pourrait dégrader la pertinence de son moteur de recherche. Les deux rivaux se connaissent bien. Egalement défait lors d’un procès à la fin des années 1990 et condamné à subir un démantèlement, Microsoft avait réussi à adoucir sa peine sous l’administration de George W. Bush. Mais d’après Bill Gates, son cofondateur, ces ennuis ont détourné l’attention de l’entreprise, lui faisant rater un virage majeur, celui du smartphone, au tournant de la décennie 2010. Ce retard a fait tomber son célèbre navigateur Internet Explorer en désuétude et ouvert un boulevard à un challenger… nommé Google. Un chassé-croisé qui n’en finit plus.
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Author : Maxime Recoquillé
Publish date : 2024-09-21 08:30:00
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