Développer des compétences ? Pour les cadres expérimentés, l’idée peut paraître saugrenue. Pourtant, il s’agit d’une démarche « cruciale » estime Steve Masson, qui dirige le Laboratoire de recherche en neuroéducation de l’université du Québec à Montréal. « Il ne faut pas seulement savoir, il faut savoir faire. Et pour savoir faire, il faut constamment traiter de l’information », souligne-t-il. Or, notre mémoire de travail étant limitée, le risque de surcharge dans nos tâches plane en permanence. « Donc, si en entreprise, on souhaite que les personnes soient plus compétentes, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas de surcharge de la mémoire de travail », avance le neuroscientifique. Son nouveau livre Développer des compétences : comment mieux utiliser son cerveau (Odile Jacob, 2024), qui s’appuie sur plus de 200 études scientifiques, est une mine d’enseignements à destination du monde éducatif, mais aussi des travailleurs.La méthode la plus simple pour accroître ses compétences ? Réduire les distractions, qu’elles soient sonores ou visuelles, répond le chercheur, exemples à l’appui. Un précieux guide de survie pour les aventuriers de l’open space. Où on l’apprend notamment que lorsqu’on effectue une tâche complexe, il est préférable de fuir « les salles décorées d’affiches contenant des images et du texte » ainsi que les places situées « à côté d’une fenêtre à travers laquelle peuvent être observés des voitures ou des gens qui se déplacent ». Entretien.L’Express : La mémoire de travail est au cœur de votre livre. Quelles sont ses caractéristiques ? Est-elle la même pour tout le monde ?Steve Masson : On peut la distinguer de la mémoire à long terme qui contient nos souvenirs, nos capacités, nos connaissances. Or, tout ce qu’on sait n’est pas constamment présent dans notre esprit. Il faut donc faire un travail de récupération en mémoire. Autrement dit, quand on a une tâche à accomplir, il faut activer nos connaissances antérieures pour être capable d’accomplir cette tâche, c’est la mémoire de travail. Elle fonctionne un peu comme un bureau sur lequel on va disposer tout ce qui va nous servir pour travailler : un ordinateur, un cahier, des feuilles, du crayon, etc. Cet espace-là est limité. La mémoire de travail, c’est pareil : on met des choses dedans, on les utilise, et quand on n’en a plus besoin, on les enlève, on en ajoute de nouvelles. Pour tout le monde, qu’on soit un employé performant ou moins performant, la mémoire de travail est limitée. Donc si elle est surchargée, le cerveau se désactive, on n’est plus capable de traiter l’information.En revanche, certaines personnes ont une plus grande capacité de traitement d’information. Elles vont réussir à gérer simultanément plus d’éléments que la moyenne des gens. Ces personnes-là vont être davantage susceptibles d’accomplir des tâches complexes, avec une plus grande aisance ou facilité. Donc il y a des fluctuations d’un individu à l’autre, mais qui n’enlèvent pas le risque de mémoire de travail. Ainsi, si on est hyperperformant ou très efficace, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas un risque de surcharge de mémoire de travail.En quoi la mémoire de travail est-elle fondamentale pour développer des compétences ?En entreprise, développer des compétences n’est pas aussi simple qu’on pourrait l’imaginer. Il ne faut pas seulement savoir, il faut savoir faire. Et pour savoir faire, il faut traiter de l’information constamment. Il faut notamment mettre en relation les objectifs à accomplir avec les ressources disponibles. Et tout cela implique évidemment notre cerveau. Or, comme je vous le disais, cette mémoire de travail est limitée. Il y a donc constamment un risque de surcharge dans nos tâches. Donc, si en entreprise, on souhaite que les personnes soient plus compétentes, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas notamment de surcharge de la mémoire de travail.Vous expliquez que cela passe notamment par la réduction des sources de distraction.Réduire les sources de distraction, c’est ce qu’il y a de plus simple à mettre en place pour favoriser le développement des compétences. C’est vraiment quelque chose de très tangible. Or, les gens sous-estiment parfois l’importance des distractions. Le bruit notamment. Les études montrent pourtant que les conversations autour de nous et la musique nuisent aux capacités de traitement de notre mémoire de travail. Ainsi, si l’on écoute une musique qui contient des paroles, notre cerveau aura tendance, consciemment ou inconsciemment, à traiter l’information de ces paroles.Plus le téléphone portable est dans notre champ de vision, plus les performances de la mémoire déclinentDès lors, une partie de notre cerveau n’est plus dédiée à la tâche en cours et conséquemment, on n’est pas à notre plein potentiel. Or, lorsqu’on doit analyser l’information, faire preuve de créativité, résoudre des problèmes, il faut que 100 % de notre cerveau soit disponible. Si les tâches sont simples, routinières, les sources de distraction ne sont en revanche pas si graves.Pour les employés qui aiment écouter de la musique en travaillant, mais qui effectuent une tâche complexe, mieux vaut donc opter pour la musique instrumentale. Les études suggèrent en effet que sans paroles, l’impact de la musique sur notre capacité de traitement est à peu près de zéro. Par ailleurs, il faut aussi réduire les sources de distraction visuelles. Lorsqu’il y a beaucoup de mouvements, d’affiches ou d’éléments autour de nous qui peuvent attirer notre attention, tout cela aussi peut jouer sur notre mémoire de travail. Dans l’open space, mieux vaut donc éviter de s’asseoir à côté d’une fenêtre à travers laquelle vous pouvez observer des voitures ou des personnes qui se déplacent.A vous lire, on se dit que l’open space est à bannir…Souvent, les open spaces paraissent plus dynamiques. Les personnes peuvent interagir davantage, ce qui est un point positif. Mais il faut aussi avoir conscience d’un aspect plus négatif : ces espaces ouverts peuvent nuire aux performances des individus. Les entreprises ont tout intérêt à mettre à disposition des salariés des salles de travail individuelles plus isolées pour éviter ces sources de distraction. L’autre possibilité, c’est tout simplement de mettre des bouchons d’oreille antibruit.Selon vous, pour gagner en performance, mieux vaut se tenir éloigné de son smartphone.Oui. Plus le téléphone portable est dans notre champ de vision, plus les performances de la mémoire déclinent. Et de façon surprenante, cela vaut aussi dans le cas où l’appareil est en mode silencieux et que l’écran est retourné sur le bureau. Ce ne sont donc pas seulement les notifications sonores ou visuelles qui sont une source de distraction. C’est la simple présence de notre smartphone à proximité. Peut-être parce que de façon consciente ou inconsciente, si notre téléphone est près de nous, on a plus tendance à penser à ce qui se produit dans cet appareil. Cela va occuper de l’espace dans notre mémoire de travail. S’il est posé sur le bureau, les effets sur notre travail sont majeurs et négatifs. Dans une poche, l’impact sur notre capacité d’attention est un peu moins grand. Mais la meilleure option, c’est de le mettre à l’extérieur de la pièce.Après, bien sûr, s’il y a des notifications, l’effet négatif est encore plus majeur. Imaginez : vous essayez d’accomplir une tâche, tous les éléments sont dans votre mémoire de travail et tout d’un coup vous avez cette sonnerie qui vous oblige à vous interrompre pour vous concentrer sur autre chose. Vous devez traiter de l’information qui n’a rien à voir avec votre tâche première. Les éléments qui étaient en lien avec celle-ci peuvent alors sortir de votre mémoire de travail et vous faire perdre certaines idées et votre fil conducteur. Il faut alors vous replonger ensuite dans votre première tâche, ce qui a un coût cognitif. Et cela demande du temps.Quelle est la pire des sources de distraction ?Ce sont les conversations qu’on arrive à entendre et à comprendre. Le cerveau a tendance à écouter quand les gens parlent. Il y a comme un réflexe cognitif : quand quelqu’un parle, on active des neurones liés au langage. Or, contrôler notre tendance à écouter ce que les gens disent afin de se concentrer sur le travail en cours a là aussi un coût cognitif.Votre livre évoque assez brièvement les réunions. Y a-t-il des éléments scientifiques qui établissent une durée maximale d’attention ?C’est une bonne question. D’ailleurs, j’aurais pu consacrer un chapitre entier de mon livre à la question des réunions eu égard aux distractions. De nombreuses personnes ont l’intuition qu’on est capable d’être attentif seulement durant une période donnée, et qu’au-delà de celle-ci tout le monde décroche. Mais à ma connaissance, rien ne le prouve. Une étude a essayé de mesurer la durée maximale d’attention des individus, puis ils se sont rendu compte que ça n’existe pas. Il n’est pas vrai de dire qu’après dix, quinze ou vingt minutes on n’est plus capable d’être attentif. Cela dépend de plusieurs facteurs et notamment de la personne qui nous présente l’information.L’anxiété occupe de la place dans notre mémoire de travailEst-ce que sa façon de s’exprimer est capable de capter et conserver notre attention ? Bref, de façon étonnante, cela dépend de beaucoup de paramètres. Il n’existe donc aucune recommandation précise sur la durée d’une réunion. Cela dit, dire qu’à un moment donné, certaines réunions sont trop longues, c’est tout à fait juste (rires).Vous écrivez que l’automatisation est nécessaire à la compétence et qu’il faut activer les préalables. Pouvez-vous nous expliquer ?C’est la stratégie par excellence pour développer des compétences. Ce n’est souvent pas suffisant de savoir quelque chose, il faut le savoir au point où on peut s’en souvenir et utiliser facilement cet élément-là pour ne pas être surchargé en cours de route. C’est comme les tables de multiplication : les apprendre par cœur pour s’en souvenir aisément, c’est important pour être capable d’accomplir des tâches complexes en mathématiques. Si on veut faire des choses exigeantes sans être surchargé, il faut souvent automatiser les procédures avec des actions plus simples.L’une des promesses de l’intelligence artificielle, c’est de nous décharger des tâches simples, rébarbatives, afin de pouvoir se concentrer sur les tâches plus importantes et plus complexes. Pourtant, si on vous suit, ces tâches basiques sont importantes pour développer des compétences… L’IA serait-elle un frein au développement des compétences ?On pourrait se poser la question. Ce qui remonte des études, c’est l’importance d’avoir des connaissances dans son cerveau. Parfois on se dit que comme les connaissances sont sur Internet, on peut chercher sur Google ou utiliser l’intelligence artificielle. En somme, on n’a plus besoin de mémoriser des choses. Si on laisse tout le rôle des connaissances et de la mémorisation aux ordinateurs et à l’intelligence artificielle, les ressources essentielles à la compétence vont être seulement des ressources externes, et pas des ressources internes. Pourtant notre fonctionnement cérébral est ainsi : si nos connaissances ne sont pas dans notre tête, on ne pourra pas les utiliser sans avoir recours à un élément externe. Et quand on a recours à un élément externe, cela implique des allers-retours entre l’élément externe et notre pensée, ce qui augmente le risque de surcharge.Si ces éléments-là, si ces briques, cette matière-là n’est pas présente dans le cerveau, comment est-ce qu’on va faire pour avoir de nouvelles idées ? L’intelligence artificielle, vous savez, c’est bien, mais encore faut-il savoir l’utiliser. Et pour cela, il faut savoir faire appel aux bons mots-clés. Il faut donc avoir des connaissances préalables dans notre cerveau.Selon vous, l’anxiété est une source de distraction plus subtile mais tout aussi importante.L’anxiété, ou plus précisément les préoccupations qui la provoquent, occupe de la place dans notre mémoire de travail. Les scénarios catastrophiques qu’on se fait dans notre tête, c’est de l’information qui est traitée dans la mémoire de travail. Donc lorsqu’on est en situation de stress, il y a moins d’espace dans la mémoire de travail pour pouvoir traiter l’information. On va être moins compétent en situation de grande anxiété. Ce qui nous fait peur, c’est l’incertitude, c’est l’inconnu. D’où l’intérêt de réduire cette anxiété. Des études montrent que si on se sent mieux préparé à une situation, on a des chances d’être moins anxieux. Avant un entretien d’embauche, il peut donc être bon de s’exercer à répondre à des questions avec un collègue. On se sentira moins angoissé le jour J et donc plus à même d’être plus performant. A l’inverse, un peu de stress peut amener à être plus vigilant, à activer davantage son cerveau, à anticiper les problèmes et à les prévenir.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2024-09-11 18:00:00
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