La fin de la guerre froide avait sorti de l’esprit des Européens le risque d’apocalypse posé par les armes nucléaires, qui avait longtemps fait partie de leur quotidien. Les menaces lancées par le président russe avec l’invasion de l’Ukraine l’ont réintroduit brutalement. Ce n’est pas le seul symptôme d’un basculement dans une nouvelle ère. La bipolarité russo-américaine est remise en cause par la Chine, dont l’arsenal ne cesse de s’accroître dans l’opacité. De nouvelles puissances « dotées » émergent : la Corée du Nord, déjà ; l’Iran si elle le décide, et d’autres Etats, demain, s’ils y voient la seule façon d’assurer leur survie. En 1964, le réalisateur Stanley Kubrick avait titré son film satirique Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Ce « fol amour » a repris le monde et complexifie le jeu des puissances.Sous haute surveillance, un train sécurisé passe la frontière pour rejoindre la Russie, ce 1er juin 1996. A son bord, l’arme la plus destructrice inventée par l’homme : une tête nucléaire de missile intercontinental, capable de raser une grande ville. L’Ukraine vient de transférer chez son voisin, pour y être démantelée, la dernière des 1 900 ogives stratégiques en sa possession. Au moment de l’effondrement de l’URSS, Kiev disposait du troisième arsenal atomique de la planète, en comptant les 2 500 têtes dites « tactiques » – conçues pour frapper des cibles sur de courtes distances -, remises à la Russie en 1993.Annoncé par le président ukrainien Leonid Koutchma, l’événement est salué par la Maison-Blanche. En contrepartie, l’Ukraine deviendra durant deux ans l’un des principaux récipiendaires de l’aide financière américaine. Ce 1er juin, pourtant, Yuri Kostenko ressent une profonde amertume. « J’avais le sentiment que tout le monde nous trompait, non seulement la Russie, mais aussi l’Occident », confie cet ancien député, ministre de la Protection de l’environnement et de la Sécurité nucléaire de 1992 à 1998, et auteur du Désarmement nucléaire de l’Ukraine, une histoire (Harvard University Press).Pour cet ingénieur de formation, les transferts d’ogives ont été précipités. Tout comme la signature, le 3 décembre 1994, du mémorandum de Budapest, qui prévoyait le respect par la Russie de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, en échange de son renoncement à l’arsenal nucléaire. Kiev souhaitait que les Etats-Unis lui apportent des « garanties » de sécurité. Celles-ci auraient impliqué un engagement des forces américaines en cas de violation de la souveraineté ukrainienne. Mais Washington a juste obtenu que le mémorandum fasse mention d’ »assurances », sans contrainte.Les Ukrainiens favorables au réarmement nucléairesAujourd’hui, l’Ukraine nourrit d’intenses regrets. « Le désarmement nucléaire était une erreur historique », s’est ému le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense, Oleksandr Tourtchynov, après l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014. L’invasion du 24 février 2022 a ensuite ébranlé jusqu’à Bill Clinton. « Je me sens personnellement concerné parce que j’ai convaincu [les Ukrainiens] de renoncer à ses armes nucléaires, a confié le président américain. Et aucun d’entre eux ne croit que la Russie aurait fait ce coup si l’Ukraine les avait encore. » Quelques mois après le début de la guerre, 53 % des Ukrainiens se disaient favorables au réarmement nucléaire, contre 27 % une décennie plus tôt.Cette « erreur historique » a plusieurs causes. Le renoncement aux armes nucléaires avait d’abord l’avantage d’ancrer l’Ukraine, à peine sortie de l’URSS, sur la scène internationale. Presque personne, à Kiev, ne mesurait alors l’intérêt stratégique d’en conserver pour dissuader tout potentiel agresseur. « En 1991, la pensée ukrainienne sur la dissuasion était déficiente », souligne Polina Sinovets, directrice du Centre d’Odessa pour la non-prolifération.Le pays subissait également une grave crise économique – PIB en chute libre, inflation galopante (4 700 % en 1993), déficit – et ne pouvait se passer de l’aide des Occidentaux. Face à l’Ukraine, les Etats-Unis étaient déterminés à ce qu’il n’y ait, après l’éclatement de l’URSS, qu’une seule puissance nucléaire post-soviétique, la Russie. De son côté, le Kremlin faisait pression sur Kiev, où les « mentalités politiques étaient majoritairement prorusses, se souvient Yuri Kostenko. Nos dirigeants n’ont jamais pensé que la Russie deviendrait notre ennemi. »Le plan ArbatovDe fait, Moscou s’était donné une feuille de route sur la façon d’agir, dès la proclamation de l’indépendance ukrainienne, en août 1991. Yuri Kostenko l’a découvert dans un mémo rédigé, le mois d’après, par Gueorgui Arbatov, alors conseiller international du Kremlin sur les questions de désarmement. Ce proche du KGB y recommande de refuser de façon catégorique un « partage » des armes nucléaires et de pousser les ex-républiques soviétiques à y renoncer. « Derrière le plan Arbatov, il y avait le calcul qu’une Ukraine désarmée resterait dans la sphère d’influence russe, estime Yuri Kostenko. Et qu’elle se retrouverait seule face à la Russie en cas de différend. »Aux Etats-Unis, un homme en a alors l’intuition. Dans Foreign Affairs, en 1993, John Mearsheimer, chercheur en relations internationales, appelle à « s’assurer que les Russes qui, historiquement, entretiennent de mauvaises relations avec l’Ukraine, ne tentent de la reconquérir ». Et fait valoir que « des armes nucléaires ukrainiennes sont le seul moyen fiable pour dissuader une agression russe ». Certes, le contrôle des têtes nucléaires s’effectuait alors à Moscou et l’Ukraine ne pouvait lancer, seule, ses missiles intercontinentaux. Mais une partie du complexe militaro-industriel atomique de l’URSS se trouvait sur son territoire. « Les premières bombes atomiques de l’URSS avaient été développées ici, rappelle Yuri Kostenko. Ce n’était qu’une question de volonté politique. »Trois décennies plus tard, certains pays nourrissent l’idée que seules des armes nucléaires pourront dissuader un agresseur potentiel qui, lui, en possède. « La Corée du Nord, qui en a déjà, et l’Iran, qui pourraient en fabriquer, étaient déjà convaincus qu’abandonner un programme nucléaire, comme l’ont fait l’Irak et la Syrie, les mettrait à la merci des grandes puissances, précise Emmanuelle Maître, de la Fondation pour la recherche stratégique. Avec la guerre en Ukraine, ce signal est encore plus fort. »Les mentalités changent. Mieux vaut, aujourd’hui, être dans l’Otan qu’en dehors. Jusqu’alors favorables au désarmement, la Finlande et la Suède ont motivé leur choix de rejoindre l’Alliance atlantique par l’accès au parapluie nucléaire américain. Le bouleversement de l’ordre nucléaire provoqué par la Russie n’en est qu’à ses débuts.
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Author : Clément Daniez
Publish date : 2024-08-31 08:45:00
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