Je me souviens. Été 1992. J’ai treize ans et je regarde les Jeux olympiques de Barcelone à la télé. J’ai treize ans, je suis en grandes vacances en Espagne avec mes parents, nous sommes une famille d’immigrés de Bilbao, ville où nous passons chaque mois de juillet. C’est l’été à la ville avec les autres enfants du quartier, les premiers baisers dans les terrains vagues et la torpeur de l’après-midi, dans l’ombre rafraîchissante des appartements, volets fermés, devant la télévision. Je ne sais pas ce que c’est que de vivre sans la télé allumée. Mes parents la regardaient en permanence. L’écoutaient. […]À l’adolescence, j’avais une préférence pour les fictions avec de jeunes riches Anglo‐saxons en bord de mer qui vivent des histoires de lycée et d’amour. Mon père, lui, sa préférence, c’était le sport. Le football, le tennis, le cyclisme, la boxe, l’athlétisme. C’est ainsi que j’ai commencé à regarder les compétitions, les tournois, avec une nette préférence pour les Coupes du monde de football, Roland‐Garros (je rêvais d’être la nouvelle Arantxa Sanchez sans avoir jamais touché une raquette) et l’athlétisme. Je voulais être une athlète. […]Concernant mon père, sa pratique sportive n’existait que par procuration. Il avait un ventre démesuré de buveur de bière, physique de lymphatique alcoolique, et il était incapable de courir, rapport aux trois paquets de Camel sans filtre qu’il consommait chaque jour. Cet été-là, vissés dans le canapé des congés payés et des grandes vacances, nous allions frémir ensemble en regardant les différentes compétitions des Jeux olympiques. »C’est un homme‐oiseau Carl Lewis »Cérémonie d’ouverture. Je l’avais supplié pour la regarder, ça ne l’intéressait pas ce côté fête foraine. La musique espagnole aux cuivres ardents accompagne les danseurs qui écrivent HOLA avec leurs jupes démesurées de couleur rouge et jaune, virevoltant dans le stade, émotion dans les gradins, musiciens habillés en imprimé léopard façon Dali, et puis, les rois d’Espagne, les majestés, sur des trônes. Mon père commence à insulter la royauté et la musique patriotique : « Ce spectacle n’a rien à voir avec les Jeux, si je voulais voir des clowns je serais allé au cirque, joder ! »Je me souviendrai toujours de la phrase qu’il me répétait. Mon père n’attendait que lui : « Carl Lewis, c’est l’homme le plus rapide du monde. » Je crois qu’il était amoureux de lui. Mon père vibrait à chacune de ses apparitions, un arc humain élancé vers le dépassement. Car Lewis, l’homme aux médailles d’or, avait un physique à faire pâlir le mont Olympe. Et un sourire irrésistible.5 et 6 août 1992. Le saut en longueur. « Ça va être très intéressant. Carl Lewis et Mike Powell ! Ce sont leurs retrouvailles, après le Championnat du monde disputé un an plus tôt à Tokyo. » Mike Powell s’élance, il court. « L’année dernière, il a battu le record du monde, 8 m 95. Je pense que Carl va le battre aujourd’hui. Ici en Espagne. Puede. C’est un homme‐oiseau Carl Lewis. »Course d’élan, impulsion, envol, réception. Six essais. Courir. Se lancer dans le vide. Contrer la gravité. Courir dans les airs. Aller le plus loin possible. Mordre la poussière. Je crois que le saut en longueur c’est la vie. Mon père et l’homme le plus rapide du monde. Sur l’échiquier mondial, Carl et Julian étaient diamétralement opposés. Deux silhouettes, deux couleurs, deux nations, deux destins. Un stade, un canapé. Des vitamines, des Camel sans filtre.L’ombre de Freddie MercuryQue se passe‐t‐il dans la tête et le cœur de mon père quand il regarde Carl courir ? Il voit un héros. Un dieu au marbre antique qui prend vie, muscles tendus vers la conquête de la vitesse. Mon père n’aime personne et pourtant. Je suis bouleversée par ce père presque fossilisé par sa vie d’ouvrier, celui qui ne se laisse pas attendrir par la fiction, mais s’arrête de respirer quand un autre homme donne l’impulsion avec son pied pour s’envoler dans les airs. Carl Lewis dans le regard de mon père. Les autres athlètes ces deux journées d’août 1992 sont des figurants, 7 m 87, 7 m 98, 8 m 04.Carl a déjà gagné dès le premier essai : 8 m 67. Mike Powell va tenter de le rattraper, jusqu’au dernier saut, 8 m 64. Presque. La médaille d’or va ceindre de nouveau le cou de l’homme le plus rapide du monde. Le stade exulte. Mon père sourit. Il le savait, dit-il. Les deux adversaires s’enlacent, sous un seul drapeau, USA, celui de l’Amérique triomphante de la guerre du Golfe et de MTV. Un câlin entre deux hommes. Je pense que mon père aussi aimerait faire un câlin à Carl Lewis. Et je le vois bien, amenant Mike Powell au bistrot pour lui demander : « Tu préfères un record du monde ou une médaille d’or ? Ou les deux ? Il faut choisir. » Il aimait bien jouer à ce jeu des préférences, tu préfères ton père ou ta mère ? Manger ceci ou cela ? (Il inventait des choses ignobles à manger que je tairai ici.) Barcelona ! Barcelona ! Je fredonne, je chante, enfin je hurle la chanson de Freddie Mercury et Montserrat Caballé en me remémorant aujourd’hui cet été 1992. Freddie Mercury meurt du sida neuf mois avant l’ouverture des Jeux. Il ne montera pas sur scène avec la chanson qu’il a écrite pour la cérémonie. »Por ti seré gaviota de tu bella mar. » »Pour toi je serai mouette de ta mer si belle », chantent en chœur Freddie et Montserrat.Loin de Barcelone et de la mer Méditerranée, je me souviens que je regardais mon père qui regardait Carl Lewis. Je regardais mon père qui était heureux. Je regardais mon père et il disait : « Carl Lewis es el hombre el mas rapido del mundo. Car Lewis es el hombre-pajaro. » […]Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.Quand 27 écrivains se remémorent leur JO favori
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Publish date : 2024-07-19 09:00:00
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