Au lendemain d’élections législatives ayant débouché sur une Assemblée sans majorité claire, Emmanuel Macron demandait au Premier ministre Gabriel Attal de rester à Matignon « pour le moment », en vue « d’assurer la stabilité du pays » et donc expédier les affaires courantes. Le début d’un scénario belge ? Pas si sûr. Si nos voisins sont habitués aux périodes sans gouvernement de plein exercice (six mois de 1987 à 1988, 19 mois entre 2010 et 2011, 22 mois de 2018 à 2020), les différences avec la France sont en réalité nombreuses.Pour L’Express, Pascal Delwit, politologue belge et professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles, analyse les facteurs susceptibles de compliquer la tâche d’un gouvernement dit « des affaires courantes » tout comme celle d’un gouvernement de plein exercice issu d’une coalition. « En l’état actuel des choses, je ne vois pas comment la France pourra s’en sortir sans passer par une révision en profondeur des institutions de la Ve République », juge-t-il. Entretien.L’Express : En attendant la nomination d’un nouveau Premier ministre, le cabinet de Gabriel Attal devra assurer les affaires courantes. En Belgique, ce système n’est pas nouveau. Comment cela se manifeste-t-il ?Pascal Delwit : L’idée est qu’en l’absence de gouvernement de plein exercice, le gouvernement chargé des affaires courantes va travailler à la gestion des questions « quotidiennes » avec un budget provisoire qui est délivré chaque mois à hauteur du montant correspondant au même mois pour l’année précédente. Ce dernier ne peut, de fait, prendre d’initiatives nouvelles, sauf si l’urgence le nécessite – une crise internationale ou des circonstances exceptionnelles telle qu’une pandémie. L’idée étant d’éviter la paralysie du pays. Mais je préfère vous dire d’emblée que ce système risque de susciter des réactions et des conséquences très différentes en France.Pourquoi donc ?Pour commencer, en Belgique, l’idée qu’il pourrait falloir un certain temps pour former un véritable gouvernement est bien acceptée : nous avons connu par trois fois des longues périodes sans gouvernement de plein exercice depuis les années 80, comme en 2010-2011, où un gouvernement n’a été formé qu’après 541 jours d’instabilité. Et au-delà du fait que les Français n’ont pas notre expérience en la matière, votre culture politique valorise la stabilité, si bien que l’absence de gouvernement stable pourrait provoquer une importante crise de confiance et aggraver un peu plus les tensions sociales et politiques. Sans parler du fait que la nature unitaire et centralisée de l’Etat français risque de grandement compliquer le bon fonctionnement d’un gouvernement provisoire…Ce système ne peut-il pas fonctionner sans décentralisation du pouvoir ?Ce sera difficile. La Belgique est un Etat fédéral composé de régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles-Capitale) et de communautés française, flamande et germanophone… Chaque entité fédérée a des compétences propres qui sont en réalité assez importantes. Ainsi de l’aménagement du territoire, des travaux publics, de la santé préventive (campagnes de vaccination), du domaine de l’enseignement fondamental (de 3 à 18 ans), de la recherche scientifique et même de la culture et du sport… De fait, lorsque la Belgique ne dispose pas d’un gouvernement de plein exercice, même pendant un certain temps, les politiques publiques ne sont pas à l’arrêt. Là où en France, les régions ont nettement moins de compétences et d’autonomie. Qu’il s’agisse d’un gouvernement des affaires courantes ou d’un gouvernement de plein exercice, en l’état actuel des choses, je ne vois pas comment la France pourra s’en sortir sans passer par une révision en profondeur des institutions de la Ve République.Que voulez-vous dire ?Comme je l’ai dit, il va être difficile de véritablement gouverner sans, par exemple, redistribuer les pouvoirs aux régions. Mais au-delà de cette question, votre système électoral est également très différent du nôtre. En Belgique, nous fonctionnons avec un système proportionnel, ce qui permet à plusieurs partis de travailler ensemble (puisqu’il est difficile d’obtenir une majorité absolue) et cela favorise l’émergence de gouvernements de coalition.De même, si nous parvenons toujours (plus ou moins rapidement) à former un gouvernement de plein exercice, c’est aussi parce que, lorsque ce dernier présente son programme devant la Chambre des représentants, il doit obtenir un vote de confiance de la majorité des parlementaires, mais ne peut pas – à l’inverse de chez vous – être renversé par une motion de censure. Et, dans tous les cas, le président français dispose de pouvoirs extrêmement importants, là où, chez nous, le roi dispose d’un rôle plus cérémonial. Un élément de plus susceptible d’entraver l’action du gouvernement.Lors des périodes d’instabilité gouvernementale, l’économie belge ne s’en était pas trouvée radicalement affectée. La France peut-elle s’attendre à un tel scénario ?Là encore, la situation est très différente. Chez nous, une bonne partie de la dette publique est détenue… par les Belges (tant par les banques que par les particuliers) ! C’est un facteur de stabilité et de confiance supplémentaire pour les marchés et les agences de notation, dont ne dispose pas la France. Sans compter que notre dette privée est relativement faible, et que le développement économique et le commerce extérieur sont la prérogative des entités fédérées… L’absence de gouvernement n’empêche donc pas le bon fonctionnement économique dans son ensemble. Si l’on reprend le cas de la France, dans le contexte actuel, le risque que la situation s’emballe est important puisque les finances publiques sont déjà dans l’orange et les agences de notation sur le qui-vive. A moyen terme, il sera donc nécessaire de réduire les dépenses publiques ou d’augmenter les recettes fiscales (ou un peu des deux), ce qu’un gouvernement des affaires courantes ne pourra pas faire puisque la France fonctionne sur un mode centralisé.Dans quelle mesure le processus législatif se trouve-t-il impacté en l’absence de gouvernement de plein exercice ?La machine législative est généralement ralentie, c’est indéniable. Le gouvernement des affaires courantes ne peut lancer des projets de loi (ou seulement pour des questions de maintien de l’administration publique) mais la Chambre des représentants, elle, peut toujours faire des propositions – bien qu’elles aient peu de chances de passer en l’absence de majoritaire claire. Ça n’est cependant pas un facteur d’instabilité majeur en ce qu’il existe une sorte de code de bonne conduite tacite en Belgique. Pendant que les différents acteurs impliqués tentent de former une majorité parlementaire, personne ne recherche le chaos, il n’y a pas de tentation de fuite en avant – et ce, alors que nous disposons aussi d’un parti de droite radicale et de gauche radicale qui étaient pourtant assez forts lors de périodes d’instabilité politique. Mais en Belgique, c’est vrai, tout le monde discute avec tout le monde, cela facilite sans doute la situation (rire).Quelles conséquences une instabilité gouvernementale durable risque-t-elle d’avoir sur l’opinion publique française ?En Belgique, la plus longue période de formation d’un gouvernement, qui avait débuté en 2018 et s’est achevée en 2020, n’avait pas suscité une immense inquiétude au sein de la population, sans doute car nous sommes désormais relativement habitués, mais aussi parce que les forces politiques qui devaient s’entendre n’étaient pas tant polarisées. A l’inverse, la période qui a duré du printemps 2007 à décembre 2007, beaucoup plus courte, a été assez traumatique pour les Belges. Les points de vue des partis néerlandophones étaient tellement éloignés de celui des francophones qu’il existait une véritable crainte d’implosion de la Belgique, avec des manifestations de masse des Belges francophones… Mais je crois que chez vous, l’un des facteurs susceptible de fortement jouer tient à l’absence de culture du dialogue et votre tradition bonapartiste.Comment cela ?En Belgique, nous sommes naturellement méfiants à l’égard du pouvoir personnel et de la figure d’autorité (en France, il y a cet imaginaire d’un « sauveur suprême »). Sans compter que le monde patronal, les syndicats, et même les partis sont dans le dialogue permanent, les positions des uns et des autres ne sont pas figées – par exemple, personne ne serait choqué que la frange francophone du parti libéral se place dans l’opposition au Parlement, tandis que la frange néerlandophone du même parti serait dans une coalition et inversement quelques années plus tard. Chez vous, je peine à imaginer que le NFP s’accorde sur une scission sans que cela ne crée de gros problèmes – rien qu’une alliance avec le centre-gauche semble compliquée. Ce que je veux dire, c’est que là où nous partons du dialogue pour évaluer nos options, les Français ont plutôt tendance à partir de leur répertoire idéologique pour ensuite choisir avec qui parler. Ce qui n’est pas franchement propice à l’entente ni au compromis en vue de former une coalition. Or c’est pourtant le scénario qui devrait légitimement se profiler chez vous.Le soir des résultats du second tour, Jean-Luc Mélenchon ne semblait pas très enclin à faire des compromis…Il est clair que Jean-Luc Mélenchon est un obstacle à la belgicisation de la France, mais il n’est pas le seul. Olivier Faure s’est, lui aussi, d’emblée montré peu enclin à former un gouvernement de coalition. Mais ces leaders ne devraient pas oublier qu’ils doivent aussi leur « victoire » au déplacement d’individus qui, d’ordinaire, sont leurs adversaires politiques. S’inscrire dans une logique du « nous contre tous » me semble tout à fait délétère. Dans un scénario à la belge, le bloc centriste du NFP et les macronistes s’allieraient par exemple avec les LR en vue de former une majorité relative. Là, tout se passe comme si le NFP faisait abstraction des résultats du premier tour qui, quoi qu’on en pense, donnaient une information sur l’état de l’opinion française et le fort ancrage à droite d’une partie de la population. Cela, pour un politologue et pour un Belge, est déconcertant.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2024-07-09 19:45:00
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