L’Express

Calendrier cosmique, êtres spirituels… Ces formations publiques infiltrées par la biodynamie

Des vignes dans l'est du Sussex, le 6 juin 2015




Quentin ne comprend pas les critiques à l’encontre de la biodynamie. En 2022, l’éleveur laitier a été diplômé d’un brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole (BPREA) orientation biologique et biodynamie à Segré, dans le Maine-et-Loire. Durant sa formation, étalée sur deux ans, lui et ses camarades ont découvert l’influence des « forces cosmiques » et de la Lune sur le développement des plantes, ou encore l’importance d’enfouir en hiver une corne de vache remplie de bouse pour emmagasiner « les forces de la vie et de l’astral »… Des concepts jamais démontrés scientifiquement, sortis de l’imagination de Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie, un mouvement fondé au début du XXe siècle dont les dangers ont été maintes fois dénoncés par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). »Si je dis que les bourgeons du chêne gonflent en fonction des cycles de la planète Mars, vous avez le droit de considérer que c’est ésotérique, mais c’est factuel », défend pourtant Quentin. Au cours de son brevet, le jeune homme a aussi rencontré des agriculteurs en biodynamie travaillant avec des « êtres élémentaires » (gnomes, ondines, sylphes et salamandres) invisibles à l’œil nu, dont l’existence a été soutenue par Steiner en 1907. « C’était un détail de notre formation. Mais quand on a des témoignages de paysans qui disent avoir obtenu des résultats sur les maladies de leurs plantes après un travail méditatif avec ces êtres, on en parle forcément dans notre promotion », assure Quentin.Mais que vient faire pareil salmigondis de croyances magiques et désuètes au sein d’une formation délivrée par un établissement public ? A la tête du Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) de Segré, où ce diplôme existe depuis 2014, Lionel Aubert assure n’avoir jamais entendu parler de ces pratiques ésotériques. « Je ne sais même pas qui est Steiner et ce qu’est l’anthroposophie, soutient-il. J’ose espérer que les services du ministère de l’Agriculture nous auraient alertés s’il y avait une démarche ésotérique. » Car ce cursus, qui accueille chaque année environ 18 élèves, bénéficie de fonds publics : entre 10 000 et 13 000 euros par étudiant, auxquels s’ajoute une rémunération mensuelle des stagiaires à hauteur de 600 euros, versés par la région Pays de la Loire, le Fonds social européen et Pôle emploi. Interrogée à ce sujet, la région n’a pas répondu à nos sollicitations.Embarras au ministèreDu côté du ministère de l’Agriculture, l’embarras est palpable : « La biodynamie est effectivement controversée, mais de nombreux domaines viticoles et agricoles en France y adhèrent […]. En raison du principe de laïcité, il ne nous appartient pas de priver tout un chacun de la liberté de croire ou de ne pas croire », nous indique-t-on. Tout en précisant que consigne a été donnée aux directeurs d’établissements et aux services déconcentrés de veiller à ce que ces cours conservent « leur principe de neutralité », « sans promotion des croyances appartenant au mouvement de l’anthroposophie ».Car la formation de Segré n’est pas un cas isolé. Un cursus similaire existe depuis 1991 au CFPPA d’Obernai, en Alsace. Cet établissement, public lui aussi, a mis en place un brevet professionnel pour devenir « responsable d’entreprise agricole en biodynamie », financé à hauteur de 80 % par la région Grand Est. « Cette formation répond à la demande d’une nouvelle génération d’exploitants ayant émergé dans les années 1970 en Alsace […], où on recense à présent 93 domaines certifiés en biodynamie », justifie cette dernière, sans détailler le montant des subventions.Difficile de ne pas voir de lien avec l’anthroposophie lorsque l’on se penche sur la liste des intervenants au sein de ces deux formations. Parmi eux : René Becker, l’ancien secrétaire général de la Société anthroposophique en France, ou encore Jean-Michel Florin, codirecteur de la section agriculture du Goetheanum, le siège de la Société anthroposophique universelle. Ce dernier est aussi coordinateur au sein du Mouvement de l’agriculture biodynamique (MABD), un organisme qui chapeaute les BPREA de Segré et d’Obernai. Le MABD reconnaît la formation d’un an du Foyer Michaël, un centre anthroposophe, « comme équivalent au stage obligatoire permettant d’entrer en BPREA ».Sur son site, le MABD vend aussi un livre qu’il édite, Messages des êtres élémentaires, dans lequel l’auteur, Karsten Massei, retranscrit 24 versets qu’une « entité supérieure » habitant dans un arbre lui aurait délivrés. La préface de l’ouvrage, rédigée par Jean-Michel Florin, est édifiante : « […] rencontrer les êtres élémentaires ne consiste pas à appliquer des recettes prêtes à l’emploi qui d’ailleurs n’existent pas ; il s’agit bien plutôt de développer une attitude d’âme, une démarche nécessitant d’abord une large ouverture intérieure en mettant de côté ce que l’on sait ou croit savoir ».De nombreux dangers »La biodynamie est un chemin vers la doctrine anthroposophique, décrypte Valéry Rasplus, sociologue et auteur d’un dossier sur ce mouvement. Introduire de tels cours dans un établissement agricole public, avec comme intervenants des anthroposophes qui n’annoncent pas forcément la couleur, c’est prendre le risque de voir s’installer un prosélytisme larvé, dont le but est de capter de nouveaux adeptes pour la doctrine anthroposophique », poursuit-il. Interrogé par L’Express, Jean-Michel Florin conteste : « Je ne parle pas d’anthroposophie à mes élèves, ni des êtres élémentaires. A la limite, pendant les pauses, si des étudiants sont intéressés par ces questions, je vais leur donner des références d’ouvrage, mais c’est de l’ordre du privé », développe-t-il.Le formateur, qui intervient deux semaines par an à Segré et à Obernai, dit se concentrer avec ses élèves sur l’observation des plantes et sur la connaissance de leurs propriétés, ainsi que sur « une cartographie des atmosphères ». Quant à l’influence des astres, « nos élèves n’ont aucune obligation de tenir compte du calendrier cosmique qu’on leur fournit en début d’année, bien que notre expérience nous démontre que nous obtenons de meilleurs rendements en le respectant », conclut-il.Cette théorie est pourtant infirmée depuis longtemps par différentes études. En 1946 déjà, la revue Nature publiait une méta analyse démontrant que la Lune n’avait aucun impact sur divers paramètres des plantes, tels que les rendements ou les dates de germination. En 2020, une revue de la littérature affirmait également que « les pratiques agricoles populaires liées aux phases lunaires n’ont aucun fondement scientifique ». « Dans les études plus larges sur l’efficacité de la biodynamie, on constate toujours des résultats similaires à ceux de l’agriculture biologique. En dehors du vernis ésotérique, les techniques sont en effet semblables, avec une utilisation de produits phytosanitaires d’origine naturelle et un travail souvent modéré du sol », appuie Cyril Gambari, docteur en microbiologie, auteur d’un blog critique sur la biodynamie.Voyage au GoetheanumIl n’empêche : en 2017 à Obernai, Théo se souvient que, dans le cadre d’une semaine de spécialisation en biodynamie (une option de la licence professionnelle en « agriculture biologique », distincte du BPREA du même établissement), tous les intervenants insistaient sur « les effets des astres et des énergies » et sur la « supériorité de la biodynamie ». Plus grave selon lui : un cours général sur la « pensée anthroposophique », « où on nous parlait aussi des théories de Steiner sur l’éducation ». Didier, un camarade de promotion pourtant partisan de la biodynamie, ne dit pas autre chose : « C’était très philosophique et complexe, avec beaucoup de références à Steiner, pas seulement sur l’agriculture. »Sollicitée, la direction du CFPPA n’a pas répondu à nos demandes. En off, un cadre de l’établissement confie toutefois que le BPREA en biodynamie a été gelé cette année, afin « de reprendre la main sur le contenu pédagogique ». En cause notamment, un recrutement des étudiants jusque-là uniquement effectué par le MABD, ainsi que des cours « qui avaient attrait aux textes de Steiner », effectués en dehors de l’établissement. « La région est très vigilante, car elle sait que le sujet des dérives sectaires n’est pas loin », détaille-t-il. D’autant qu’un voyage au Goetheanum est organisé chaque année depuis la création du diplôme, dans le cadre du congrès mondial de la biodynamie. « Nous, on va essayer de garder ce séjour, car les élèves sont très contents d’y aller. En réalité, les tensions viennent moins de la région que de la direction du CFPPA », balaie Jean-Michel Florin.Victor*, un ancien étudiant diplômé en 2023, précise de son côté que « le voyage n’était pas obligatoire », l’hébergement étant « financé par le MABD ». Il se souvient toutefois que certains formateurs du MABD « ramenaient des cours importants sur des éléments spirituels », comme les êtres élémentaires. « Cela a dû arriver trois fois en début d’année. Mais comme notre promotion leur a dit que ce n’était pas des choses qui nous intéressaient, ils ont fini par se réajuster », développe le jeune homme, pour qui « la nouvelle génération d’agriculteurs en biodynamie cherche à sortir de ces concepts ésotériques ».Restent les subventions de l’Etat. Interrogée sur la rentrée 2024, la région Grand Est prévoit de nouveau de financer « un maximum de 18 places à destination de demandeurs d’emploi, via un marché public avec le CFPPA d’Obernai. » Sur le contenu de la formation, celle-ci n’a, en revanche, jamais répondu à nos questions. En coulisses, un élu régional se dit attentif, mais souligne la « sensibilité » autour du sujet : « Personne ne veut prendre le risque de s’y attaquer frontalement, car la biodynamie est très implantée sur le territoire. »*Le prénom a été changé.



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Publish date : 2024-06-27 18:00:00

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