L’Express

Face au RN, miser sur le plafond de verre de l’incompétence est suicidaire, par Anne Rosencher

Le président du Rassemblement National et principal candidat du RN aux élections européennes Jordan Bardella devant une photo de Marine Le Pen, à Paris le 25 avril 2024




Lors du débat de l’entre-deux-tours de 2022, une stratégie avait été établie pour le président candidat Emmanuel Macron : « Nous avions noté que Marine Le Pen avait beaucoup de mal avec les chiffres, détaille un conseiller du président. L’idée était donc de l’en bombarder afin d’obtenir l’effet ‘regard perdu’ – terrible quand on prétend diriger un pays. » La stratégie a fonctionné. Le 20 avril 2022, la candidate du Rassemblement national était apparue bien moins « capée » qu’Emmanuel Macron. Sans que cela n’égale le « crash » du débat de 2017 – « où elle [avait] réussi l’exploit de faire honte à ses propres électeurs », dixit le philosophe Marcel Gauchet –, mais à de nombreuses reprises, Marine Le Pen avait semblé noyée dans ses dossiers, incapable de répondre aux arguments chiffrés du président en place.Gabriel Attal a-t-il théorisé la même stratégie pour son duel avec Jordan Bardella le 23 mai dernier sur France 2 ? En tout cas, l’effet a été du même genre : corrigeant ici une approximation sémantique, reprenant là l’étiage d’une part de marché, le Premier ministre déployait sa supériorité technique avec un sourire en coin, prenant les téléspectateurs à témoin : « Vous taperez sur Google, et vous verrez qui a raison ! »… En face, Jordan Bardella, 28 ans, ressemblait un élève qui avait bien travaillé ses fiches mais n’avait pas réussi à se mettre à niveau. Le lendemain, les commentaires l’avaient noté – les sondages, moins – et Emmanuel Macron, pas encore rentré de Nouvelle-Calédonie, défiait Marine Le Pen pour un duel avant les européennes… Pourquoi changer une stratégie qui gagne ?Pour le dire avec la sagesse des grands-mères : c’est que « ça eut payé », mais que ça ne paie paye plus (ou en tout cas, de moins en moins).D’abord parce que la réputation de « bon gestionnaire » d’Emmanuel Macron s’est étiolée au fil de ses mandats : l’aggravation sans précédent de la dette, le déclassement des services publics, ou encore la dégradation sans fin de la balance commerciale ont eu raison de son image de « Mozart de la finance » (comme il était surnommé du temps où il conseillait François Hollande à l’Elysée). Et si le sérieux du président continue de convaincre une base électorale fidèle, un doute s’est installé dans la tête de beaucoup de citoyens quant au décalage entre le « grand oral permanent » qu’Emmanuel Macron réussit haut la main et les résultats pour le pays.Une stratégie contreproductiveDeuxième raison : les démonstrations télévisées de la supériorité des winners compétents de la Macronie sur les « branquignols » du Rassemblement national sont en train de virer contreproductives. Car elles catalysent le mépris avec lequel les classes moyenne et populaire se sentent regardées par une partie de l’élite politique, économique, et culturelle. Surplomb moral sur les questions sociétales – par exemple, quand on amalgame toute préoccupation quant aux questions d’immigration à du racisme. Surplomb intellectuel, quand on rejette tout diagnostic populaire au nom de l’expertise économique. « Les Français sont nuls en économie », entend-on répéter en boucle. Peut-être. IIs savent néanmoins quelle est la réalité de leur quotidien, et l’évolution de leur place dans la société. Leur expliquer qu’ils sont trop bêtes pour comprendre ce qui est bon pour eux est un entêtement qui ne mène à rien, si ce n’est aux succès chaque fois plus importants du populisme dans les urnes.C’est là le point crucial de la fracture qui taraude notre nation. Dans les démocraties libérales – que nous chérissons –, les élites doivent justifier leur privilège d’influence en s’acquittant d’une mission : prendre en charge l’intérêt général et donc, le diagnostic de toutes les sociologies. Or, depuis des décennies, nous vivons une crise de la représentation dans les deux sens du terme : à la fois dans l’image que le débat public donne à voir des classes moyenne et populaire – « beaufs » racistes (version agressive) ou pauvres hères qui-ont-une-vie-à-se-pendre (version misérabiliste). Mais aussi dans le peu d’écho qui est donné à leurs aspirations, leurs quotidiens, leurs goûts et leurs univers mentaux.C’est sur cette crise des représentations que Marine Le Pen a bâti sa stratégie depuis maintenant au moins quinze ans. « Marine » – ainsi l’appelle-t-on dans beaucoup d’endroits – s’est construit petit à petit une popularité auprès d’une sociologie (majoritaire !) de Français qui se sentent méprisés par les partis traditionnels. Face à cela, les démonstrations de compétence sont devenues inefficaces, voire contreproductives. Interrogeant une militante RN sur les raisons qui la poussaient à soutenir le mouvement lepéniste, le candidat PS-Place publique Raphael Glucksmann s’est ainsi vu répondre (il l’a rapporté au Grand Jury sur RTL du 7 mai dernier) : « Parce que Marine est la seule qui n’a pas honte de nous sur la photo. » Bien plus que sur des questions programmatiques, c’est sur ce point de philosophie politique primordial que les partis traditionnels devraient ouvrir les yeux : on ne saurait avoir honte de ceux que l’on a mission de représenter.



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Author : Anne Rosencher

Publish date : 2024-06-05 06:30:00

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