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Suicides, dépression, « rejet » scolaire : aux origines du mal-être qui s’abat sur les filles

Ballet dancer wiping her eyes in studio (Photo by Hybrid Images / Cultura Creative / Cultura Creative via AFP)




Une adolescente descend les escaliers, le visage humide. Une autre attend sa consultation sans bouger, les yeux rivés sur son smartphone, tandis que sa mère se ronge les ongles et tape du pied. C’est comme ça tous les jours à la Maison des adolescents de Strasbourg, lieu dédié à la jeunesse : depuis la fin de la crise sanitaire, de plus en plus de jeunes filles toquent à la porte, la tête en vrac, l’espoir qui prend l’eau.Des filles, parfois seules, parfois à peine sorties de l’enfance, mais des filles, toujours plus de filles, rarement des garçons. Pourtant paritaire avant le Covid-19, la fréquentation de ces structures d’accueil implantées dans chaque département ne cesse de se féminiser. Désormais, au niveau national, plus des deux tiers des jeunes pris en charge sont de sexe féminin. Les chiffres peuvent grimper jusqu’à 99 %, selon les départements et les modalités de suivi. Delphine Rideau, présidente nationale des Maisons des adolescents, a vu le raz-de-marée de son bureau, bien avant que les études ne sortent. La dernière, celle de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), le service de statistique du ministère de la Santé, fait état d’un bond « brutal » : les admissions à l’hôpital pour tentative de suicide chez les filles de moins 14 ans ont grimpé de 71 % depuis la crise sanitaire. « Il se passe quelque chose, c’est sûr. Mais quoi ? » s’interroge la responsable, le protocole à suivre en cas d’enfance en danger cloué au mur derrière elle.La question obsède quiconque a été témoin de ce triste défilé de couettes, de tresses et de chignons, brisés avant d’avoir quitté l’âge de l’insouciance : « Ce qui leur arrive à ces filles ? On aimerait tous le savoir », soupire Guillaume Corduan, le psychiatre de la structure. Il raccroche avec une patiente, l’esprit trop en tempête pour venir. Elle ne réussissait pas à s’endormir et s’est couchée à l’aube, raconte-t-il. Guillaume travaille aussi au CHU voisin. Là-bas, pas un jour ne passe sans qu’ils ne voient des filles à l’estomac bourré de somnifères ou aux avant-bras tranchés.Si le phénomène s’est brusquement aggravé, il n’est en réalité pas nouveau : « Les filles ont toujours été beaucoup plus nombreuses à tenter de se donner la mort, à déclarer de l’anxiété ou des dépressions. Elles expriment différemment la souffrance », détaille le Pr Richard Delorme, psychiatre et chef de service à l’hôpital Robert-Debré à Paris. Quand les garçons s’agacent et deviennent impulsifs, se mettent en danger, les demoiselles ruminent, doutent, s’inquiètent. Elles « internalisent » leur souffrance, dit-on dans le jargon.Le rôle de la biologieLe résultat d’une éducation différente – « ne pleure pas mon fils » – mais aussi de la biologie. Le développement cérébral, les changements hormonaux à la puberté et les circuits neuronaux du stress suivent des logiques différentes selon les sexes, comme le montrent plusieurs études scientifiques publiées récemment dans des revues comme Science Advances ou Translational Psychiatry. Certaines variations génétiques associées à la dépression sont aussi plus fréquentes chez les femmes.Face au contexte actuel, fait de guerres, d’épidémies et de crises climatiques, sociales, énergétiques, autant de causes de dégradation de la santé mentale, les filles partent ainsi avec une probabilité plus grande de développer ces troubles. Les garçons, eux, tombent plus facilement dans les substances addictives ou les conduites à risque, comme rouler à toute vitesse, se battre… Sauf que, comme le rappelle la Drees, les hospitalisations pour ce type de geste sont restées stables. Comme si le mal ne s’abattait que sur les filles. En réalité, rien n’est moins sûr : les garçons peuvent souffrir sans que cela se voie, car ils sont en général beaucoup moins demandeurs de soin. « Personne ne vient en disant ‘je suis violent parce que je suis triste’ », illustre Delphine Rideau.Il est aussi possible que certains éléments affectent spécifiquement les adolescentes : c’est en effet le cas pour les agressions physiques, et surtout sexuelles, dont le viol ou l’inceste, dévastateurs pour la psyché. C’est l’éléphant dans la pièce, disent les spécialistes. Si l’on se fie aux registres policiers, ces violences semblent plus courantes depuis le Covid-19, mais la situation est plus complexe : « Il n’y a pas forcément plus d’agressions. Il est très probable que celles-ci soient en réalité uniquement plus souvent rapportées aux autorités. Mais c’est quand même un facteur de risque. D’autant plus qu’on en parle énormément, ce qui n’est pas sans conséquences », détaille le psychiatre Guillaume Corduan, à la Maison des adolescents de Strasbourg.Si la libération actuelle de la parole apaise, elle peut aussi faire ressurgir les traumatismes. « Beaucoup de mes patientes me parlent de cette forme d’asymétrie entre la prise de conscience générale et l’attention portée par les proches. Quand ils ne sont pas enclins à aider alors que dans les médias ou en politique le tabou a sauté, les patients se sentent d’autant plus seuls, abandonnés », explique le spécialiste.Stress scolaireLisa, vraie blonde et faux cuir sur ses épaules, n’a jamais trouvé à qui parler de son viol. La jeune Parisienne, qui a souhaité rester anonyme, n’avait même pas fait le lien avec sa soudaine consommation d’alcool et de drogues, et tous ces hommes mal intentionnés qu’elle s’est mis à fréquenter. Jusqu’à ce que son psychiatre lui dise : « Un garçon, deux fois ton âge, majeur, qui couche avec toi alors que tu étais à peine au collège, ce n’est pas normal. » Depuis, Lisa apprend à mettre des mots sur ce qui lui pèse. « J’ai toujours été en décalage avec les gens de mon âge », raconte-t-elle en jouant avec ses pouces pour ne pas angoisser. Un de ses parents est handicapé. Très vite, elle a dû faire les courses, le ménage, les impôts même. « J’étais petite, mais grande. Mais maintenant, j’en joue », rit-elle en commandant un demi de bière avec un aplomb de façade.C’est souvent l’accumulation qui fait plonger. « Dans ces pathologies, les causes sont multiples, cela complique les recherches », souligne Judith van der Waerden, épidémiologiste, chercheuse à l’Inserm. Trop de responsabilités à la maison – c’est encore aux filles qu’on les délègue. Un manque d’amis, des problèmes relationnels, éternel drame de l’adolescent qui tente de se sevrer de ses parents. Et en plus, des soucis à l’école. Voilà une autre piste : entre 2018 et 2022, le niveau de stress lié au travail scolaire a doublé chez les filles, selon l’étude déclarative EnCLASS de Santé publique France. Chez les garçons, rien ne bouge. L’école, son climat de plus en plus délétère et tous ces cas de harcèlement qu’elle abrite pourraient nourrir le mal-être. Mais les données ne disent pas si elle est la cause ou le révélateur. Difficile d’étudier malheureux.Reste que le « rejet scolaire », qui touche beaucoup plus les filles, a explosé ces dernières années. Une des patientes de Guillaume Corduan ne veut plus retourner au collège. Elle s’enferme dans sa chambre et attend secrètement qu’on toque. Personne ne vient. Cela l’énerve : « Les parents se désengagent très tôt. Dans une époque qui ne réagit qu’au fracas, le suicide passe alors pour un moyen de capter l’attention », se désole le spécialiste. La petite dont parle le psychiatre se fascine pour l’anorexie. Une échappatoire morbide, mais qui lui fait se sentir appartenir à un groupe. Les algorithmes ont compris : ils ne lui montrent que cela. Les réseaux sociaux, coupables idéaux ? En réalité, leur rôle est ambigu : « Ils peuvent dégrader l’estime de soi des filles et enfermer, isoler, mais ils participent parfois aussi à sensibiliser à l’hygiène psychique », détaille Charles-Edouard Notredame, psychiatre au CHU de Lille. »Il faut en faire plus pour comprendre et répondre à cette crise », insiste le Pr Antoine Pelissolo, psychiatre au CHU Henri-Mondor (AP-HP), à Créteil. Les demandes des soignants sont nombreuses : financer la recherche et augmenter les capacités en psychiatrie, totalement débordées. Mais aussi développer les lieux d’accueil et de parole, et « outiller » les Français sur le fonctionnement mental. Autant d’éléments mentionnés dans le rapport de cadrage des assises de la pédiatrie qui se tiendront le 24 mai. Un rendez-vous crucial.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2024-05-22 18:55:00

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