L’Express

Nouvelle-Calédonie : les batailles autour du nickel ne font que commencer

Un barrage dressé par des indépendantistes à La Tamoa, dépendant de la commune de Paita en Nouvelle-Calédonie, le 19 mai 2024




« Un investisseur rationnel n’ira pas prendre de risque aujourd’hui avec la Nouvelle-Calédonie. C’est un véritable bourbier. » Alors que les soubresauts du « Caillou » font ressurgir les mauvais souvenirs de la quasi-guerre civile qui l’a secoué entre 1984 et 1988, nombre d’experts jettent un regard sévère sur la réalité économique calédonienne. « Ce territoire est l’illustration parfaite de la théorie sur la malédiction des matières premières », déplore le spécialiste Philippe Chalmin, coordinateur du rapport Cyclope dédié au marché des ressources naturelles utilisées dans l’industrie. Si l’archipel détient entre 20 et 30 % des réserves mondiales de nickel, il ne pointe qu’à la troisième place mondiale des plus gros producteurs, à des années-lumière de l’Indonésie et loin des Philippines. Une place qu’il échange régulièrement avec la Russie et le Canada.A l’image du Venezuela, de l’Algérie, de la Libye et de la République démocratique du Congo, tous richement dotés en matières premières, le territoire peine à créer les conditions de la prospérité. En témoignent les difficultés rencontrées parles trois grandes usines de transformation sur l’île : la Société Le Nickel (SLN) localisée à Nouméa, dont l’actionnaire majoritaire est Eramet, Koniambo Nickel SAS (KNS) en province Nord et Prony Resources Nouvelle-Calédonie (PRNC), située vers la pointe sud. Sortir de l’ornière ne sera pas simple. La doctrine locale s’oppose aux désirs d’exportations des industriels. S’ajoute une concurrence mondiale devenue féroce. Et si l’Etat français semble avoir pris conscience des enjeux de souveraineté derrière la question du minerai calédonien, il faut encore trouver un compromis entre les indépendantistes et les exploitants privés. Les batailles autour du nickel ne font que commencer. Récit en trois actes.Les dommages collatéraux de la doctrine nickel »Demandez à n’importe quel Kanak. Le nickel, c’est leur sang. L’histoire de l’île s’est construite autour de l’exploitation de cette ressource », confie une source locale. Pour les indépendantistes, le minerai constitue même le seul moyen de s’émanciper de la France et atteindre enfin la prospérité.Cette doctrine, toujours vivace, se heurte à celle des industriels sur place. SLN, KNS et PRNC voudraient bien exporter davantage de minerai brut pour équilibrer leurs comptes, mais la « doctrine nickel » s’y oppose. « Ces exportations permettraient de vendre à un prix supérieur au coût de l’extraction. Cela compenserait en partie les pertes liées à la transformation, gourmande en énergie et en capital », note un économiste.Pour l’heure, KNS et PRNC conservent des monticules de terre au sein de « réserves géographiques métallurgiques » en attendant que l’on décide de leur sort. Plus chanceuse, SLN dispose d’un permis d’exportation obtenu de haute lutte. Mais elle n’en profite que partiellement, exportant au maximum 3 millions de tonnes par an alors qu’elle pourrait vendre théoriquement le double. La raison ? Un « manque d’accès à la ressource », formule polie pour évoquer les freins à l’activité en Nouvelle-Calédonie, comme les tracasseries administratives ou les problèmes sociétaux… »Quand on cherche à obtenir des permis, on peut se heurter à une non-instruction de dossier, le refus de donner des autorisations ou la non-réponse à des documents déposés », raconte un fin connaisseur de l’industrie. Récemment, la SLN avait 30 dossiers en attente au niveau de la province Nord. De quoi sérieusement compliquer la marche des opérations. Parallèlement, la SLN est parfois considérée comme une émanation de l’Etat français. La serpentine, un tapis roulant servant à convoyer le minerai de la montagne vers le bord de mer a été incendiée plusieurs fois, et reconstruite dans la foulée. Un exemple parmi d’autres des difficultés rencontrées sur place. Celles-ci représenteraient un tiers du déficit d’une usine comme la SLN.Il existe un potentiel d’amélioration évident de ce côté, soulignait récemment un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) paru en 2023. Le document précise même les conditions dans lesquelles un relâchement pourrait s’opérer du côté des exportations de minerai. « Disons les choses clairement : même si les industriels ont leur part de responsabilité dans la situation actuelle en privilégiant parfois les profits au détriment de l’investissement dans les outils de production, la doctrine nickel ne fonctionne pas. Mais il reste difficile de faire comprendre, même à des politiques en France métropolitaine, que l’intérêt d’un pays producteur c’est de vendre le plus cher possible sa matière première, et pas forcément de la transformer », souligne Philippe Chalmin.Les principaux acteurs de la filière nickel en Nouvelle-Calédonie. »Les Kanaks veulent leur indépendance et se passer des grands groupes, mais ils oublient la volatilité des marchés », confie un observateur. De tous les métaux non ferreux, le nickel est l’un des plus instables. Ainsi, ces cinq dernières années, son prix s’est promené entre 10 000 et 100 000 dollars la tonne. Un niveau d’incertitude énorme pour les usines de transformation du nickel. Et difficile à gérer. « Il faut pouvoir injecter beaucoup d’argent quand la conjoncture devient défavorable. Ce risque financier est hors de portée des petites Républiques », confie un entrepreneur, qui pointe un autre oubli dans le discours indépendantiste. « Ici, l’argent public issu de la métropole représente 20 à 25 % du PIB. Se passer de l’Etat, c’est aussi faire une croix sur cette manne financière. Dire que l’on va la compenser relève de l’utopie. »Le rouleau compresseur indonésienPas de chance pour la Nouvelle-Calédonie, le rouleau compresseur indonésien, nouveau champion sur le marché mondial du nickel, vient aggraver la crise sur l’île. Il y a dix ans, ce pays ne payait pas de mine. Côté production, il affichait la même performance que la Nouvelle-Calédonie, environ 200 000 tonnes par an. Aujourd’hui, il extrait chaque année 1,8 million de tonnes alors que ses concurrents n’ont quasiment pas bougé. Selon l’Institut français des relations internationales (Ifri), sa part dans l’extraction mondiale du minerai est passée de 5 % en 2015 à près de 50 % en 2023. Loin, très loin devant son principal concurrent, les Philippines, dont la part dépasse difficilement les 10 %. Les acteurs historiques, comme le Canada et la Russie, se contentent désormais de 5 à 6 % de la production mondiale.Comment ce petit pays d’Asie a-t-il fait pour distancer à ce point la concurrence ? Sous la férule de son président Joko Widodo, Jakarta n’a pas hésité à décréter dès 2014 des restrictions à l’importation, incitant les grands acteurs privés de la transformation – y compris Eramet et ses concurrents chinois – à investir sur son territoire. « En 2022, le ministre de l’Investissement indonésien disait vouloir créer un cartel des métaux de batteries. C’est bien la preuve que l’Indonésie souhaite jouer un rôle de premier plan dans les métaux bas carbone en étant positionné sur l’extraction ainsi que sur le raffinage des minerais présents dans son sous-sol, sur la base du modèle chinois », analyse Emmanuel Hache, spécialiste des matières premières à l’institut de recherche IFP Energies nouvelles.Mais en jouant à fond la carte nickel, l’Indonésie a totalement déstabilisé le marché. Même si ce minerai a de l’avenir, grâce notamment à la demande pour les batteries – sous réserve que de nouvelles technologies ne bouleversent pas le secteur –, les projections convergent sur un point : le marché devrait rester excédentaire jusqu’à la fin de la décennie. Les prix pourraient rester relativement bas, dépassant à peine le coût de production indonésien.L’onde de choc se fait déjà sentir. L’Australie est confrontée à une profonde crise de son secteur et observe les usines implantées sur son territoire réduire la voilure les unes après les autres. Même les transformateurs chinois délocalisent en Indonésie, constate un spécialiste du nickel. En Nouvelle-Calédonie, voilà déjà plusieurs mois que l’usine du Nord ne tourne plus. « En réalité, elle n’a jamais bien fonctionné en raison de malfaçons. Glencore aurait dépensé une somme colossale [NDLR : 9 milliards de dollars] en vain, pour finalement mettre la clé sous la porte en 2023 », confie une source locale. Ses deux concurrents se portent mieux, mais restent fragiles. Trafigura, qui possède 20 % de Prony, a fait savoir qu’il ne remettrait pas au pot. La SLN est la seule à avoir connu, depuis 2018, un bénéfice avant impôt positif, grâce aux exportations de minerai. Mais sur place, les équipes dénoncent un prix de l’énergie prohibitif.Celui-ci avoisinerait 180 euros du mégawattheure, soit trois ou quatre fois le tarif des concurrents indonésiens qui utilisent du charbon produit sur place. Or, l’IGFdans son rapport de 2023, rappelle que l’énergie peut représenter « jusqu’à 50 % des charges des usines », tandis que le coût de la main-d’œuvre sur l’île, inhérent à un pays de l’OCDE, est « cinq fois plus élevé qu’en Indonésie ». Sans compter que ce dernier pays s’embarrasse peu des questions environnementales. Son mix énergétique demeure très largement dépendant du pétrole et du charbon : sa production de nickel reste en conséquence très carbonée. Un rapport de l’ONG Climate Rights International (CRI) alertait également en début d’année sur les pratiques de déforestation à l’œuvre dans le pays, estimant que « le gouvernement indonésien promeut activement l’industrie du nickel au détriment du bien-être de ses citoyens ». »Avec un prix de l’énergie subventionné et moitié moins élevé, un meilleur accès à la ressource, et à condition que les cours du nickel remontent, on pourrait imaginer trouver un point d’équilibre pour l’industrie en Nouvelle-Calédonie », résume un économiste. Le chemin est étroit mais l’enjeu énorme. La filière emploie 13 000 personnes et génère 25 % du PIB de l’île. Une défaillance simultanée des trois usines conduirait à une augmentation du chômage sur le territoire d’environ 50 %. Celui-ci s’établirait alors à environ 16 %, souligne l’IGF dans son rapport, contre un taux de chômage à 12 % aujourd’hui pour l’ensemble de la population et 20 % pour les Kanaks.Un minerai stratégiqueDans son malheur, la filière nickel a aujourd’hui un avantage. Elle est désormais considérée comme stratégique. « D’icila fin de la décennie, ce minerai va devenir un élément important de notre transition énergétique du fait de son utilisation dans les batteries, quoi que l’on en dise », prévient Raphaël Danino-Perraud, chercheur associé au Centre Energie & Climat de l’Ifri. L’Europe l’a donc inscrit dans sa liste des matières premières jugées cruciales.Pour l’heure, elle n’a pas de gros soucis d’approvisionnement. Mais la France et ses voisins ne sont pas à l’abri d’incidents. « Les concentrés de nickel russes, par exemple, continuent d’être vendus sur le Vieux Continent, malgré la guerre en Ukraine. Un élément de fragilité. Par ailleurs, les producteurs d’Amérique latine qui nous alimentent pourraient fermer, victimes de la concurrence indonésienne », indique un expert.Et si une autre guerre survenait ? « La Chine et la Russie pourraient éventuellement s’allier. Vladimir Poutine, troisième producteur de nickel mondial, est en embuscade et certains l’accusent d’ailleurs d’avoir indirectement fomenté ou accéléré les troubles actuels en Nouvelle-Calédonie au travers de l’Azerbaïdjan. Dans un pareil scénario, il faudrait nous tourner vers nos alliés historiques : l’Australie et le Canada qui avaient fourni leurs matières premières aux Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale », imagine un expert en géopolitique.L’Australie justement, pourrait bientôt faire partie d’une alliance à laquelle participent les Philippines, les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud. Une mesure destinée à contrer la Chine, avide de ressources. « C’est un peu le mode de fonctionnement des marchés mondialisés qui vacille. Il peut y avoir une sorte de régionalisation mais c’est encore très incertain », analysePierre Toulhoat, directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).Que devrait faire la France ? Un expert avance l’idée d’un consortium entre la Nouvelle-Calédonie et la Finlande, qui est un petit producteur de nickel (environ 2 % du marché mondial). Mais ce serait politiquement compliqué et irait contre les intérêts d’Eramet qui investit aussi de manière importante en Indonésie. « Actuellement, il n’y a pas de dialogue entre l’UE et la Nouvelle-Calédonie sur la question du nickel. La stratégie minière du Vieux Continent repose sur des mots. Elle n’a pas encore de réalité », déplore Matthias Kowasch, professeur de géographie et d’éducation économique à la Haute Ecole pédagogique de Styrie à Graz (Autriche).En attendant de trouver mieux, la France pousse pour la ratification d’un « pacte nickel » en Nouvelle-Calédonie. Ce document vise à rétablir la profitabilité de la filière nickel sans porter atteinte à la souveraineté de l’île. Un exercice délicat. Mais en échange de son aide financière, Paris demande aussi à la SLN de fournir en priorité le marché européen en cas de nécessité. « Avant que les troubles ne démarrent, l’accord était sur le point d’être signé », assure une source locale. Sauf qu’avec la crise, l’ordre des priorités a changé. Le document est en attente d’examen par le Parlement local. Avec un risque de non-ratification, tant la question du nickel est politisée. « Ce serait du gâchis », commente un Français sur place. Les défenseurs du pacte nickel espèrent quand même une issue favorable, dans quelques semaines.



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Author : Sébastien Julian

Publish date : 2024-05-22 07:00:00

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