L’Express

Alice Ekman : « La Chine aurait la capacité de vassaliser la Russie, mais elle n’en a pas la volonté »

Le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping à Pékin, le 16 mai 2024. Photographie publiée par le bureau de presse présidentiel russe




C’est devenu une habitude, entre deux dirigeants qui se disent « amis ». Xi Jinping et Vladimir Poutine se rencontraient pour la 43e fois, ce jeudi 16 mai, à l’occasion d’une nouvelle visite du président russe à Pékin. Le chef du Kremlin a réservé à son homologue son premier déplacement à l’étranger depuis sa « réélection » en mars dernier ; rendant ainsi la politesse à Xi Jinping, qui s’était envolé pour Moscou après avoir été reconduit pour un troisième mandat l’an dernier.Cette visite intervient à peine dix jours après la mini-tournée européenne du leader chinois, qui, après la France, s’était rendu en Serbie et en Hongrie, deux pays notoirement prorusses. Alors qu’Emmanuel Macron a tenté de convaincre Xi Jinping de faire pression sur Poutine pour qu’il mette fin à la guerre, le partenariat stratégique entre la Chine et la Russie semble toujours au beau fixe. La relation Chine-Russie « est non seulement dans l’intérêt fondamental des deux pays et des deux peuples, mais elle est également propice à la paix », a estimé le n° 1 chinois. « Ensemble, nous soutenons les principes de justice et un ordre démocratique mondial reflétant les réalités multipolaires et fondé sur la loi internationale », a, de son côté, crânement déclaré Poutine, soulignant en creux une volonté commune de bousculer un ordre international dominé par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux.Pour la Chine, « la fin de la guerre en Ukraine ne doit pas se faire au bénéfice de l’Occident, ni de l’Ukraine », souligne Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne et auteure de Chine-Russie. Le grand rapprochement (Tracts Gallimard, 2023). Pékin devrait donc, selon la sinologue, « continuer à soutenir Moscou, sur les plans diplomatique, économique et technologique ». Entretien.L’Express : Après avoir sa visite en France les 6 et 7 mai, Xi Jinping s’est rendu en Serbie, puis en Hongrie, deux pays prorusses. Il reçoit Vladimir Poutine à Pékin pour une visite de deux jours. Quel message envoie le président chinois avec cette séquence ?Alice Ekman : Xi Jinping confirme le rapprochement engagé avec la Russie depuis maintenant dix ans, au lendemain de l’annexion de la Crimée, et qui s’est accéléré depuis deux ans, au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine.Car la Chine a choisi son camp depuis longtemps. Elle n’a jamais condamné l’invasion russe, et ne l’a même jamais nommée comme telle. Pékin a régulièrement appelé à prendre en considération les préoccupations de sécurité de la Russie. Et a tout aussi régulièrement condamné les sanctions occidentales à l’encontre de Moscou. En parallèle, les échanges commerciaux sino-russes ont explosé depuis l’invasion de l’Ukraine et ont atteint 240 milliards de dollars (222 milliards d’euros) en 2023, selon les douanes chinoises. La coordination diplomatique entre les deux pays s’est renforcée au sein des organisations internationales (ONU, Organisation de coopération de Shanghai, Brics +…) et la Chine a tout fait pour éviter que la Russie ne devienne un « Etat paria ». Par ailleurs, les deux pays continuent d’organiser des exercices militaires conjoints.Emmanuel Macron a cherché à convaincre Xi Jinping de faire pression sur Poutine pour qu’il mette fin à la guerre. Mais est-ce l’intérêt du leader chinois ? Peut-il chercher à freiner le président russe de façon à ne pas compliquer ses relations avec les Etats-Unis et l’Europe au moment où son économie ralentit ?L’économie chinoise est en effet dans une phase très compliquée, mais jusqu’à présent le ralentissement de sa croissance n’a pas modifié en profondeur les orientations de la politique étrangère de la Chine, ni son approche de la Russie.A mon avis, il n’est pas crédible qu’elle puisse jouer les médiateurs pour essayer de trouver une sortie de crise, compte tenu de son parti pris évident en faveur de la Russie.Quelle est la stratégie de Chine par rapport à la guerre en Ukraine ? Que veut-elle in fine pour la Russie ? Va-t-elle freiner l’envoi de matériels ou composants à « double usage » (civil et militaire) pour échapper à des sanctions ?La Chine veut une Russie forte, qui reste dirigée par Vladimir Poutine. Pour elle, la fin de la guerre en Ukraine ne doit pas se faire au bénéfice de l' »Occident », au sens large, et d’une Ukraine qui, selon la perception officielle chinoise, serait utilisée par les Etats-Unis et leurs alliés pour la promotion de leurs intérêts géostratégiques et économiques. Cette perception apparaît réductrice, mais c’est bien celle qui transparaît de la communication chinoise actuellement. Il est possible qu’à court terme, la Chine veuille donner l’impression – face à ses interlocuteurs occidentaux – d’être disposée à freiner l’envoi de composants à double usage, mais sa perception réelle et profonde est que ces sanctions occidentales sont totalement illégitimes, et qu’elle est dans son bon droit de continuer à « commercer normalement » avec la Russie, ce qu’elle fera probablement.Pékin continuera à soutenir la Russie sur les plans économique, diplomatique et technologique, en considérant que c’est sur la durée que la victoire se jouera.Xi a-t-il peur de s’enfermer dans une relation avec Poutine qui pourrait lui nuire si la Russie devenait incontrôlable ?Sa relation avec la Russie lui nuit déjà, depuis plus de deux ans : sanctions, dégradation de son image dans une partie du monde, y compris au sein de l’Union européenne, qui reste un marché très important pour la Chine. Mais Pékin semble être disposé à payer le prix de son rapprochement avec la Russie. Pour l’instant, la Chine ne cherche pas à freiner le rapprochement, ou à prévoir des garde-fous.Comment qualifier la relation entre Xi Jinping et Poutine ? Peut-on parler d’amitié ?Assurément, la relation sino-russe est entretenue par les très fréquents échanges entre les deux dirigeants : c’est aujourd’hui leur 43e rencontre, et la deuxième visite de Vladimir Poutine en Chine en à peine 6 mois. C’est aussi sa première visite à l’étranger depuis sa « réélection » – de même que Xi Jinping s’était rendu à Moscou peu après le 20e Congrès du Parti et le prolongement de son propre mandat, en mars 2023.Au-delà de la relation personnelle, les deux pays ont surtout des intérêts politiques et géostratégiques de plus en plus convergents. Leur rapprochement n’est pas uniquement pragmatique, de court terme. Il est fondé sur la volonté de faire front commun contre les Etats-Unis, l’Occident au sens large, et de restructurer ensemble la gouvernance mondiale à leur avantage, en soutenant la montée en puissance d’initiatives et d’institutions où les pays occidentaux seraient absents, minoritaires ou marginalisés. Les toutes premières déclarations, ambitieuses, en ce début de visite, le rappellent : elles font référence au travail conjoint pour l’avènement d’un nouvel « ordre mondial », à l’opposition commune aux « alliances ».Pour certains observateurs, le fait que la Russie devienne de plus en plus dépendante de la Chine menacerait le partenariat sur le long terme, est-ce votre avis ?Non. On le disait déjà en 2014, et le rapprochement s’est pourtant consolidé de façon rapide et continue depuis. Bien sûr, il existe un déséquilibre très fort entre la 2e et la 11e puissance économique mondiale, et la dépendance de la Russie à l’égard de la Chine s’est accentuée depuis l’invasion de l’Ukraine. La Chine aurait la capacité de « vassaliser » la Russie, mais elle n’en a aujourd’hui aucunement la volonté, car ce n’est vraiment pas dans son intérêt. Au contraire, elle fait tout pour ménager la Russie, nourrir la relation, l’entretenir sans faire sentir à son partenaire qu’il est le « maillon faible » de la relation (ou le junior partner). Quand Xi Jinping déclare aujourd’hui que « la relation Chine Russie aujourd’hui a été durement acquise et les deux parties doivent la chérir et la nourrir », c’est à prendre au premier degré.Outre la Russie, la Chine est proche de l’Iran et de la Corée du Nord. Ainsi que de nombreux pays qui critiquent l’Occident, comme la Hongrie ou le Venezuela. La Chine cherche-t-elle à former une coalition antioccidentale ?Oui, très clairement, la Chine a une stratégie de coalition en place depuis maintenant plus de six ans. Elle cherche à fédérer un maximum de pays autour de ses positions, avec toujours l’objectif de bâtir un front anti-occidental plus large. Elle considère que la Russie est un partenaire central dans le déploiement de cette stratégie.Comment la Chine considère-t-elle le rapprochement entre la Corée du Nord et la Russie ? Est-ce quelque chose qui l’inquiète ? A-t-elle peur de perdre son influence sur Pyongyang ?Je pense qu’il faut relativiser les éventuelles inquiétudes chinoises. Tout d’abord, objectivement, nous n’avons jusqu’à présent pas de preuves ou de signes concrets d’une telle inquiétude. Ensuite, vu de Pékin : la première menace reste américaine, de très loin. La Russie et la Corée du Nord ne sont pas perçues comme telles actuellement, à tort ou à raison. Alors que les partenariats entre les Etats-Unis et ses alliés dans la région se consolident (dialogue trilatéral Etats-Unis-Corée du Sud – Japon en janvier, et Etats-Unis-Philippines-Japon en avril), développements que la Chine voit d’un très mauvais œil, je ne serais pas étonnée que Pékin cherche à renforcer la coopération Chine-Corée du Nord-Russie à moyen terme, capitalisant sur le rapprochement actuel entre Moscou et Pyongyang. A confirmer.



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Author : Cyrille Pluyette

Publish date : 2024-05-16 18:58:04

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