L’Express

« 7 octobre », de Lee Yaron : un monument aux morts et aux vivants, par Anne Sinclair

Une militaire israélienne et deux enfants visitent un mémorial pour les victimes de l'attaque du Hamas le 7 octobre contre un festival de musique, près du kibboutz Reim dans le sud d'Israël, le 7 février 2024




Ils ont enfin un nom, une existence, une histoire. On entend presque leur voix, on connaît désormais le déroulé de leur vie fauchée le 7 octobre à la frontière de la bande de Gaza. Ils ont 1 an, 20 ans ou 80. Ils ont été massacrés par le Hamas ou lui ont échappé. Ils sont blessés dans leur chair ou dévastés à jamais car leur grand-mère, leur père, leurs enfants ont été achevés sauvagement ou enlevés comme otages depuis presque sept mois. Ils prennent enfin de la réalité comme individus, ceux qui ont été assassinés, comme ceux dont la vie, depuis, n’est plus une vie.7 octobre de Lee Yaron (Grasset) est un monument yaron. Le premier livre qui restitue presque minute par minute, kibboutz par kibboutz, l’horreur des événements survenus à partir de 6h30 ce matin-là. Elle est journaliste au Haaretz, journal de gauche israélien et a entrepris en quelques mois une folle enquête pour faire vivre les victimes de la barbarie infinie du Hamas au sud d’Israël, pour faire sortir de l’anonymat du nombre, ces 1200 exécutés, ces 250 pris en otages, ces 133 encore là-bas, ces survivants en lambeaux. Elle a interrogé plus de cent familles ; elle a épluché les messages de détresse des victimes et les messages de joie des tueurs soigneusement diffusés par eux ; elle a regardé les enregistrements des caméras de surveillance des rues de la ville de Sdérot pour y voir comment des terroristes à bord d’un van blanc ont achevé le père et la mère de Lia 3 ans et Romi 6 ans, les laissant couvertes du sang de leurs parents.Elle a lu les interrogatoires des gazaouis faits prisonniers pour reconstituer l’histoire de de Bipin, étudiant de 23 ans et ses seize camarades partis du Népal en septembre pour venir gagner un peu d’argent comme travailleurs agricoles dans le kibboutz Aloumim : dix tués, six blessés, et Bipin, dont on est sans nouvelles, sans doute dans les tunnels de Gaza.Elle nous fait vivre l’incroyable histoire de Trippy Abou Rashid, habitant d’un village bédouin du Néguev, pris au milieu des rafales de mitraillette avec sa femme Sujood sur le point d’accoucher, et dont le bébé encore dans le ventre, a pris les balles, a survécu, a sauvé la vie de sa mère, elle aussi secourue de justesse par des médecins israéliens.Milliers de shekels pour des familles gazaouiesDeux chapitres prennent à la gorge. Celui d’abord consacré aux corps éparpillés des jeunes gens massacrés au festival Nova. Lee Yaron raconte le minutieux et terrible travail de Haïm de l’association Zaka qui a essayé de reconstituer les restes mutilés des victimes des terroristes tuées près du kibboutz Réim ; le destin tragique de Shani Louk, dansant encore à 6 heures du matin et dont le corps fut promené comme un trophée dans Gaza ; comment Raz Perry, malade d’un lymphome et parti danser quand même dans le désert, a survécu et… repris sa chimiothérapie.Lee Yaron a entrepris le même pieux travail maison par maison dans le kibboutz martyr de Be’eri. Cette coopérative socialiste où au départ chaque membre recevait le même salaire, où vivait une imprimerie prospère, où fleurissaient des vergers d’avocats et de mangues, où se visitait une galerie d’art. Lors des dernières élections, 94 % des habitants de ce kibboutz avaient voté pour des partis de gauche ou du centre. Ses membres donnaient des milliers de shekels à des familles gazaouies ; une ONG, appelée « Les voies de la guérison » y était très active : fondée par une Israélienne dont le frère avait été tué par le Hamas en 1993, elle transportait régulièrement des patients gazaouis vers les hôpitaux israéliens.C’est l’un des drames de ces massacres qui ont visé les populations les plus favorables aux droits des Palestiniens : Roni, 80 ans, arrivé d’Algérie dans les années 50 et abattu dans son lit, ou la magnifique Vivian Silver, assassinée chez elle. Née à Winnipeg au Canada, mais conquise depuis 1974 à la vie en kibboutz, elle s’était installée à Be’eri, rejoignant B’Tselem, organisation de défense des droits de l’homme en Israël. Elle se définissait comme « sioniste conditionnelle », se battant pour l’État juif à la condition qu’il respecte les droits et la dignité du peuple palestinien.Lee Yaron raconte la famille Zemach dispersée dans six lieux différents du kibboutz. Elle nous fait voir les terroristes se promenant dans le village pendant des heures, retenant cinquante otages et menaçant de tous les tuer ; elle nous fait vivre la captivité et la libération d’Hila Rotem et Emily Hand fin novembre ; les 27 heures qu’il a fallu à Ayelet Shachar-Epstein pour être secourue alors que son fils Neta s’était fait exploser par une grenade dans un des autres lieux martyrs, à Kfar Aza.Dire les noms pour ne pas oublierLee Yaron a fait un travail inouï. L’auteur de ce 7 octobre, livre-mémorial à la couverture noire, bordée du barbelé de Gaza arraché par les tueurs, est une toute jeune et belle femme de 29 ans. C’est une opposante résolue à Benyamin Netanyahou et à son gouvernement d’extrémistes, effondrée par la façon dont le sort des otages est devenu la variable d’ajustement du gouvernement israélien qui pense surtout à sa survie et qu’elle juge avec une infinie sévérité.La tournure que prend la guerre à Gaza la consterne, consciente que le monde entier a déjà oublié ce 7 octobre et s’enivre de mensonge et de confusion, brandissant contre toute évidence le mot de génocide comme un mantra. Elle termine une année sabbatique précisément à Columbia où elle mesure la violence déchaînée contre Israël et contre les étudiants juifs.Ironie supplémentaire, le soir où nous nous sommes vues, elle avait été bloquée par les manifestants de Sciences Po, ignorants de l’histoire, des mots, des symboles, transposant sur Israël de fausses grilles de lecture, et surtout abusés par des politiciens qui toute honte bue, attisent le feu à des fins électorales étrangères à la campagne européenne.J’ai voulu citer ici quelques-uns des innombrables témoignages que Lee Yaron a rapporté dans son livre pour donner de la vie et de la chair à des dizaines de familles. Pour leur redonner leur identité, elle décrit leurs silhouettes, avec le t-shirt rouge de l’un ou sur la bicyclette de l’autre ; raconte leur odyssée, commencée parfois pour eux ou leurs parents, dans les shtetl d’Ukraine, ou de Pologne, survivants ou non de la Shoah ; insiste sur leur engagement auprès d’une population au nom de laquelle ils ont été assassinés.Dire les noms pour ne pas oublier, est un commandement du judaïsme. Écrire les noms pour se souvenir et s’incliner, c’est ce que fait Lee Yaron dans ce livre. Lire ces noms, c’est le minimum que nous puissions faire pour nous rappeler leur existence ravagée.7 octobre de Lee Yaron



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Publish date : 2024-05-04 07:30:00

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