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Missions secrètes, rendez-vous avec Poutine… Enquête sur le très influent patron de la CIA

CIA Director William Burns waits to testify during a Senate Select Committee on Intelligence on the "Annual Worldwide Threats Assessment" in the Hart Senate Office Building on Capitol Hill in Washington, DC, March 11, 2024. (Photo by SAUL LOEB / AFP)




Mike Johnson change d’avis comme de chemise. Le 20 avril, le président républicain de la Chambre des représentants américaine inscrit – contre l’avis des trumpistes de son propre camp – le vote d’une aide de 61 milliards de dollars pour l’Ukraine à l’ordre du jour. Et permet ainsi que cette aide soit votée. Mieux, lui-même se prononce pour, alors que, depuis six mois, il était farouchement contre. A quoi tient cette volte-face miraculeuse ? En grande partie à la rencontre de cet ultraconservateur avec le directeur de la CIA William J. Burns, alias Bill Burns. En février, Johnson est en effet reçu dans le bureau Ovale par Joe Biden et le patron du renseignement. Ce dernier lui explique alors à quel point l’Ukraine risque de perdre la guerre si Kiev n’est pas rapidement ravitaillée en obus d’artillerie et en systèmes de défense antiaérienne.L’élu de Louisiane s’entend aussi décrire les souffrances atroces infligées aux Ukrainiens par l’armée russe. Le briefing de Bill Burns joue sur la corde sensible. Et fait mouche. Ebranlé dans sa foi chrétienne, Mike Johnson reconsidère son point de vue. Depuis, il fait passer ses convictions avant les calculs politiques des ultras de son camp, dont l’opposition à l’aide ukrainienne était aussi une opposition à Joe Biden. L’avenir le dira, mais l’intervention de Bill Burns auprès de Mike Johnson pourrait constituer un tournant qui restera dans l’Histoire.Le président Joe Biden et Bill Burns, directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), dans le bureau Ovale de la Maison Blanche, le 5 octobre, 2023, à Washington, DC. »Une fois de plus, cela démontre que le patron de la CIA est l’homme des missions impossibles », sourit Chris Whipple, l’auteur de The Spymasters (« Les Maîtres espions », non traduit), un ouvrage consacré aux directeurs de la Central Intelligence Agency depuis sa création en 1947. Des missions impossibles, Burns, 68 ans, en a accumulé. En trois ans, il a effectué plus de 50 voyages secrets à la rencontre des leaders du monde entier. Chris Whipple raconte : « Le président Biden l’a par exemple envoyé à Kaboul à l’été 2021 négocier avec les talibans avant le retrait américain ; à Moscou en novembre de la même année pour convaincre Poutine de ne pas envahir l’Ukraine, et aujourd’hui au Caire et pour discuter d’un introuvable cessez-le-feu humanitaire à Gaza et de la libération d’otages avec l’Egypte, Israël, le Qatar et le Hamas. » Pas exactement des parties de plaisir. Mais des missions taillées sur mesure pour ce diplomate unanimement apprécié. A Washington, chose extraordinaire, on ne lui connaît pas d’ennemis. En France, il a aussi des fans. »Bill Burns, c’est l’Amérique à son meilleur » »Il est tout simplement l’Américain le plus agréable avec lequel j’ai jamais travaillé, confie Gérard Araud, ex-ambassadeur aux Nations unies puis à Washington, qui l’a connu lorsqu’ils négociaient ensemble l’accord sur le nucléaire iranien – signé en 2015, et abandonné par Trump peu après. Il est poli, d’humeur égale, capable d’écouter ses homologues, ce qui n’est pas toujours le cas des Américains. Il n’a pas une once d’arrogance. » En prime, il a de l’humour. Un jour, Gérard Araud est invité à déjeuner au département d’Etat. La veille, Bill Burns lui demande : « Quel menu préférez-vous : poulet ou saumon ? » Réponse du Français : « Aucune importance ! Je connais votre cantine, le goût sera le même ! » Et l’Américain, pas rancunier, de l’inviter dans un bon restaurant de la capitale.De son côté, Bernard Emié, à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) jusqu’en janvier dernier, n’est pas moins élogieux : « Bill Burns est un très grand monsieur, le meilleur de ce que peut produire l’Amérique, avec une finesse d’analyse exceptionnelle », dit-il au sujet de son ancien alter ego. Le nouveau patron de l’espionnage français Nicolas Lerner qui a rencontré son homologue une demi-douzaine de fois en quatre mois – à Paris, Washington et ailleurs – est, dit-on, également séduit par la figure du « grand sage » américain dont les quarante années d’expérience internationales en imposent. Au reste, les deux hommes se connaissent déjà puisque Lerner à dirigé la sécurité intérieure (DGSI) de 2018 à 2024 et échangeaient alors des informations sur le terrorisme.Ne pas se fier aux apparences. Malgré son air de bureaucrate, transparent comme un espion dans un roman de John le Carré, le directeur de la CIA est hors norme. Signe particulier : il est le premier diplomate de carrière nommé à ce poste. Or, à l’heure des guerres en Ukraine et à Gaza, son expérience du monde postsoviétique et du Proche-Orient est précieuse. Après de premières missions en Jordanie et en Russie dans les années 1980, Bill Burns revient à Amman en 1998 et à Moscou en 2005 comme ambassadeur. Entre-temps, il a appris le russe et l’arabe (il comprend aussi le français) et travaillé au département Proche-Orient du ministère des Affaires étrangères. En 2014, il quitte « Foggy Bottom », le Quai d’Orsay américain, pour présider la Fondation Carnegie, un prestigieux think tank. Mais en 2021, retour aux affaires : Joe Biden, qui a lu les Mémoires de ce superdiplomate (The Back Channel, « Le Canal de négociations secret », 2019, non traduit), l’appelle à la CIA.A Langley, il dirige une armée de l’ombreChaque matin à Langley, le siège de l’Agence près de Washington, Bill Burns passe devant le mur du Mémorial qui, dans le hall d’entrée, honore les 140 employés morts dans l’exercice de leur fonction. Puis il se rend dans son bureau du septième étage. « Un cabinet simple, rien de majestueux, avec une jolie vue sur la campagne », se souvient Bernard Emié qui – il faut imaginer la scène des deux maîtres espions en tête à tête – l’a un jour emmené chez ReminiSens, un restaurant gastronomique de Versailles où les serveurs sont en costume du XVIIIe siècle.C’est donc de Langley que Bill Burns dirige son armée de l’ombre. Elle se compose d’espions, d’informaticiens, de scientifiques, d’avocats, de linguistes, de technocrates, de soldats. En tout, environ 22 000 salariés, qui appartiennent à deux mondes : celui des analystes, sédentaires et souvent introvertis, de la direction de l’Intelligence (DI), et celui des agents de terrain, les baroudeurs de la direction des Opérations (DO). « Diriger la CIA n’est pas un job facile, parce qu’il faut à tout moment prendre des décisions de vie ou de mort, souligne Jacob Heilbrunn, le directeur de la revue de géopolitique The National Interest. De surcroît, le président vous demande parfois de faire des choses illégales. »Mais Bill Burns, respecté par les diplomates comme par les espions, dispose d’un immense atout : la confiance du président. « Contrairement à certains de ses prédécesseurs, il a une relation excellente avec la Maison-Blanche ; avec Biden, l’estime est réciproque », assure Chris Whipple, l’auteur de The Spymasters. « Burns m’a un jour expliqué que lorsqu’il se rendait au bureau Ovale pour briefer Biden, il devait être au top de sa forme, car, sur les questions de politique étrangère, le président est extrêmement affûté. » Ultime signe de confiance : depuis juillet, le directeur de la CIA est intégré au cabinet de la Maison-Blanche. Une démarche exceptionnelle qui récompense la lucidité de Burns. Clairvoyant ? Il l’est depuis le début. En 1993 déjà, au moment de la transition entre les administrations Bush (père) et Clinton, le jeune diplomate – qui a travaillé ensuite pour tous les présidents sauf Trump – adressait ce mémo à la nouvelle équipe : »Bien que, pour la première fois depuis cinquante ans, nous n’ayons pas d’ennemi mondial, il est parfaitement concevable qu’une Russie autoritaire ou une Chine hostile revienne nous menacer. » Trente ans plus tard, nous y sommes. »Poutine, je lui dois une bonne partie de mes cheveux gris »Bill BurnsBurns sait de quoi il parle : il a rencontré Vladimir Poutine en tête à tête une dizaine de fois. En Occident, il est probablement le meilleur connaisseur de sa psychologie. « Je lui dois une bonne partie de mes cheveux gris », plaisante le boss de la CIA, qui résume l’autocrate russe par ces mots : « C’est toujours une erreur de sous-estimer son obsession pour l’Ukraine. Il considère que sans elle la Russie ne peut être une grande puissance, ni lui un grand leader. »A Langley, les 22 000 employés (environ, car le nombre d’espions est top secret) savent gré à leur patron d’avoir redoré leur blason abîmé par une série d’échecs – et par Trump qui voyait la CIA et le FBI comme des ennemis. La vie des « services » est faite de hauts et de bas. Parmi les échecs : le débarquement de la baie de Cochons à Cuba (1961), la non-anticipation de la révolution iranienne (1979) ou encore la prétendue découverte d’armes de destructions massives en Irak, prétexte à l’invasion de 2003. A l’inverse, le succès le plus éclatant de l’Agence reste à ce jour la découverte des installations soviétiques à Cuba lors de la crise des missiles (1962). Bill Burns, lui, a connu débâcle et consécration : six mois après le fiasco du retrait américain de Kaboul, dû à l’incapacité à « lire » l’Afghanistan de la CIA, celle-ci s’enorgueillit d’avoir anticipé l’invasion de l’Ukraine.Quand le patron de la CIA rencontre Poutine…L’histoire de ce succès commence en novembre 2021. Ce mois-là, Joe Biden envoie Bill Burns en mission secrète à Moscou. D’abord reçu par son homologue Nikolaï Patrouchev, l’Américain découvre, stupéfait, qu’il est mieux informé que son interlocuteur russe : visiblement, Poutine l’a tenu à l’écart de ses projets belliqueux. Burns, lui, dispose d’images satellite et, grâce à de l’espionnage humain et des interceptions de télécommunications, de tout le plan de guerre russe. Ensuite, il apprend qu’en raison de la recrudescence de Covid le maître du Kremlin, reclus dans une datcha, lui parlera au téléphone, pas en tête à tête. L’Américain lui expose ce qu’il sait, et le prévient de sanctions sévères en cas d’agression. En guise de réponse, Poutine, calme et monocorde, exprime son mépris de Volodymyr Zelensky et de l’Ukraine « qui n’est même pas un pays » et dont la population « serait incapable de résister » à la Russie. De retour après dix heures de vol dans son jet banalisé, Burns livre son verdict à Biden : la guerre est inévitable.Avec l’accord du président, le patron de la CIA décide de rendre publiques les informations dont il dispose sur les intentions cachées de Poutine. Inédite, cette démarche porte un nom : la « déclassification stratégique ». Il s’agit d’exposer sur la place publique les mensonges des services russes afin de neutraliser à l’avance le narratif du chef du Kremlin, qui, à coup sûr, affirmera que son pays est victime d’une agression ukrainienne l’ayant obligé à se défendre. « Pour une agence de renseignement qui chérit les secrets, cette politique de transparence est un brin contre-intuitive, mais, en utilisant l’information comme une arme, il a placé Poutine sur la défensive », note, à Washington, l’analyste Jacob Heilbrunn. « A l’heure des réseaux sociaux, la déclassification peut devenir une arme de dissuasion », abonde Bernard Emié à Paris.Mais Burns ne s’en tient pas là. Après Moscou, il se rend à Kiev pour expliquer à Volodymyr Zelensky, incrédule, comment les services russes ont prévu de le tuer : deux tentatives d’assassinat sont ainsi déjouées. Il lui détaille le déroulé du Blitzkrieg à venir : des commandos russes vont s’emparer de l’aéroport Antonov au nord de la capitale pour en faire leur tête de pont vers Kiev. Ensuite ils fondront sur la capitale pour décapiter le gouvernement. Cette information cruciale donne un coup d’avance à Zelensky, dont l’armée, positionnée aux abords du tarmac, massacre les troupes d’élite russes… et change le cours du conflit aux premières heures de l’invasion.A la CIA, le recrutement de russophones s’accélèreEnfin, en janvier 2022, le patron de la CIA alerte les leaders européens des projets de Poutine. Aucun, sauf le Britannique Boris Johnson, ne croit au récit des Américains – discrédités, il est vrai, depuis que Colin Powell a brandi une fiole à l’ONU pour justifier l’invasion de l’Irak. Sur l’aveuglement français, l’ex-patron de la DGSE Bernard Emié minimise : « Nous voyions la même chose que les Américains [NDLR : des troupes russes massées à la frontière], mais, sur le moment, il y a eu une divergence d’analyse car les négociations diplomatiques se poursuivaient. »Xi Jinping, alors vice-président de la République populaire de Chine, et Bill Burns, alors Secrétaire d’Etat adjoint américain, à Washington, le 13 février 2012.Dans un article lumineux paru en mars dans la revue Foreign Affairs, le directeur de la CIA expose sa vision du monde. Parmi ses priorités : le recrutement d’espions. « La CIA est redevenue hautement attractive, avec un record de candidatures en 2023, se félicite-t-il. Il faut remonter au lendemain du 11 Septembre pour tomber sur un chiffre aussi élevé. » Burns y évoque aussi le mécontentement invisible des Russes, qui, sous la surface, sourd parmi les dirigeants et la population au sujet de la guerre en Ukraine : « Pour la CIA, cela crée une opportunité unique de recrutement [NDLR : de russophones] que nous n’allons pas laisser passer. »Si la Russie et les conflits entre Israël et ses ennemis constituent un défi immédiat, « la Chine reste la plus grande menace à long terme », explique encore l’auteur de l’article, qui, dès son arrivée à Langley, a entrepris une réorganisation des services. Sous son règne, l’Agence a doublé son budget consacré à l’empire du Milieu, qui est le point faible de la CIA. Depuis l’avènement de Xi Jinping, des dizaines d’agents de la CIA en Chine ont été démasqués. Burns a donc créé un centre Chine qui occupe à lui seul un bâtiment entier du complexe de la CIA, sur la rive du Potomac. »Un nombre croissant d’employés sont formés au mandarin, révèle-t-il aussi. Et la CIA augmente partout son effort pour résister à la poussée de la Chine : en Afrique, en Amérique latine et dans l’Indo-Pacifique. » A six mois de la présidentielle, c’est l’heure du bilan. De l’avis général, celui de Burns est, au minimum, remarquable. Discrètement, il est devenu la pierre angulaire de l’administration Biden, avec une influence qui dépasse celle du secrétaire d’Etat Antony Blinken ou du conseiller à la sécurité Jake Sullivan, avec lesquels il entretient néanmoins de très bons rapports. Son secret ? « On dit qu’un bon conseiller présidentiel doit avoir une passion pour l’anonymat, glisse Chris Whipple. Bill Burns, c’est sa totale absence d’ego qui le rend si efficace. »



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Author : Axel Gyldén

Publish date : 2024-04-28 17:00:00

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