L’Express

Oleksandra Matviïtchouk, Nobel de la paix : « Si Poutine n’est pas arrêté en Ukraine… »

Oleksandra Matviïtchouk à Vienne (Autriche) le 23 novembre 2023.




Après plusieurs semaines à militer sans relâche à Washington pour le déblocage de l’aide américaine à l’Ukraine, la militante ukrainienne des droits humains Oleksandra Matviïtchouk a, une fois sa mission accomplie, repris la route de son pays en guerre. Depuis 2014, le Centre pour les libertés civiles, qu’elle préside, documente les crimes de guerre commis par la Russie. Un travail pour lequel l’ONG a reçu, en 2022, le prix Nobel de la paix, de concert avec l’organisation russe Memorial et le militant biélorusse Ales Bialiatski, actuellement en prison dans son pays. Le temps d’un rapide crochet par Paris à l’occasion d’un événement sur les « Combattants de la Liberté » organisé par l’association Les Ponts Neufs, elle s’est entretenue avec L’Express. « Si nous voulons que notre pays, notre peuple, et notre démocratie survivent, nous devons nous battre pour les défendre », livre-t-elle. Interview.L’Express : Quelle a été votre réaction après le vote à la Chambre américaine des représentants d’une aide de 61 milliards de dollars pour l’Ukraine, après des mois de blocage ?Oleksandra Matviïtchouk : Je me suis sentie soulagée, car nous nous trouvons à un moment crucial de cette guerre. Rappelons que la Russie consacre près de 40 % de son budget fédéral aux dépenses militaires. Et il faut avoir en tête qu’il ne s’agit là que des données officielles, les chiffres réels sont sans doute bien plus élevés. En face, le soutien militaire à l’Ukraine est resté bloqué pendant plus de six mois au Congrès américain [NDLR : la Chambre des représentants a approuvé le 20 avril cette aide et le Sénat, contrôlé par les Démocrates, qui sont favorables à cette aide, a commencé à en débattre ce mardi 23 avril]. Chaque jour de retard a entraîné la mort de nombreux soldats et civils. A titre d’exemple, Kiev, ou je vis, est constamment bombardée par des roquettes russes, à l’instar de milliers d’autres villes ukrainiennes.Lorsque nous manquons de munitions pour les systèmes de défense aérienne, nous sommes très vulnérables. Cette aide devrait donc permettre de réduire le nombre de victimes ukrainiennes et j’en suis heureuse. Les Ukrainiens sont prêts à se battre, mais il est difficile de le faire les mains vides. Et nous ne connaissons que trop bien le sort réservé par les Russes aux habitants des territoires occupés, après l’avoir vu à Boutcha comme dans d’autres villes : les cadavres d’hommes, femmes et enfants retrouvés mains liées dans des fosses communes ou à même le sol, des familles entières abattues dans leur voiture alors qu’elles cherchaient à fuir des zones de combat…Comment expliquer un si long blocage au Congrès ?La situation est complexe. Mais la première explication tient selon moi au fait que cette guerre, et ses nombreuses victimes, est devenue l’instrument d’une lutte politique interne aux Etats-Unis. Plus globalement, une partie des responsables politiques à Washington, mais aussi en Europe, ont toujours du mal à comprendre que la Russie représente une menace globale. Ils voient ce conflit comme une guerre russo-ukrainienne, alors que cela va beaucoup plus loin. C’est une guerre entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie. Les régimes autoritaires ont toujours considéré l’existence de pays libres comme une menace pour leur propre pouvoir. C’est pourquoi les démocraties doivent se soutenir mutuellement.Il faut par ailleurs bien comprendre que les ambitions impérialistes de la Russie n’ont pas de frontières. Si Poutine n’est pas arrêté en Ukraine, il ira plus loin. A la télévision russe, les commentateurs s’interrogent publiquement sur le fait de savoir si la prochaine cible sera la Pologne, les pays baltes ou d’autres pays de la région. La menace est on ne peut plus claire. Si demain la Russie les attaque, les Etats-Unis devront se battre à leur tour et payer un prix bien plus élevé qu’actuellement. Mais certains responsables occidentaux refusent simplement de voir la réalité en face. C’est irresponsable, car à terme, la sécurité de leur propre pays pourrait être en jeu.Avez-vous le sentiment que les Occidentaux accordent moins d’attention à la guerre en Ukraine après deux ans de guerre ?La guerre de la Russie contre l’Ukraine n’est malheureusement pas la seule tragédie dans le monde. Beaucoup de gens souffrent : au Moyen-Orient, au Soudan, en Syrie, en Iran, au Nicaragua… Naturellement, nous comprenons qu’il est difficile de maintenir l’attention du public sur un seul sujet. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter le travail. Certains politiques semblent penser qu’en ne s’attaquant pas aux problèmes, ils disparaîtront d’eux-mêmes. Mais cela n’arrive jamais : c’est toujours l’inverse qui se produit. Il faut donc trouver une solution.Des soldats ukrainiens participent à un entraînement avec des chars près de Kiev, en Ukraine, le 21 novembre 2023Cette solution, c’est d’arrêter Poutine par la force. Parce que Poutine ne s’arrêtera pas grâce à des mémorandums ou à des négociations. Ce n’est pas la logique des dirigeants autoritaires. Poutine ne s’arrêtera que lorsqu’il sera arrêté. Pour cela, il nous faut remplacer le slogan « aidons l’Ukraine à ne pas perdre », par « aidons l’Ukraine à gagner ». Il y a une énorme différence entre ces deux récits. Cela aurait une incidence directe sur le type d’armes qui seraient envoyées et la rapidité des prises de décision. Il est aujourd’hui nécessaire de prendre des mesures décisives.Craignez-vous une élection de Donald Trump en novembre prochain ?C’est le droit le plus fondamental de la population américaine que de choisir son futur président. Le peuple américain est souverain et nous n’avons pas à interférer. Toutefois, il est vrai qu’en vertu de la Constitution américaine, le président a une influence considérable sur la politique extérieure des Etats-Unis. Dès lors, une élection de Donald Trump rendrait probablement la situation plus imprévisible, car on ne peut pas prédire son comportement.Mais quel que soit le choix de la population américaine, nous n’en avons pas d’autre que de continuer à nous battre. Dans sa récente interview à Tucker Carlson, Poutine a ouvertement déclaré que les Ukrainiens n’existaient pas, et a contesté l’existence même de notre nation, de notre langue et de notre culture. Dans les territoires occupés, les Russes vont jusqu’à arracher les enfants à leurs parents, afin de les envoyer en Russie pour être élevés comme des Russes. Si nous voulons que notre pays, notre peuple, et notre démocratie survivent, nous devons nous battre pour les défendre.Les dirigeants européens en font-ils suffisamment pour soutenir l’Ukraine ?Hélas non, même si nous sommes très reconnaissants pour toute l’aide apportée. Les dirigeants européens doivent comprendre que leurs pays ne sont en sécurité que parce que les Ukrainiens continuent à se battre contre la Russie. Les aides apportées à l’Ukraine ne constituent pas un acte de charité, mais un investissement dans la sécurité européenne. C’est pourquoi il est par exemple très frustrant que l’Allemagne refuse toujours de nous fournir des missiles à longue portée Taurus.Dans leurs déclarations, les officiels russes reconnaissent que cette guerre dépasse les seules frontières de l’Ukraine. La Russie a déclaré la guerre aux valeurs européennes que sont la démocratie, l’Etat de droit, et la liberté. Il faut accepter cette réalité. La guerre peut avoir de multiples dimensions : économique, informationnelle, numérique ou sur le plan des valeurs. Et les dirigeants européens doivent avoir le courage d’admettre que cette guerre les touche déjà directement, qu’ils l’acceptent ou non. Cette prise de conscience est bien réelle dans les pays voisins de la Russie, mais ce n’est pas le cas chez tous les membres de l’Union européenne.Que pensez-vous des récentes déclarations d’Emmanuel Macron, selon lesquelles l’envoi de troupes occidentales en Ukraine ne devrait « pas être exclu » ?Je suis très reconnaissante au président Macron d’avoir brisé le tabou politique autour de l’envoi de troupes au sol. C’est très important, car cela peut aider à arrêter cette guerre. Pendant des décennies, la Russie a mené une politique du fait accompli, en agissant comme bon lui semble avant de faire pression sur la communauté internationale pour qu’elle accepte ses agissements. C’est très exactement ce qu’il s’est produit en Géorgie lors de la guerre en 2008.Mais aujourd’hui, pour la première fois de mémoire d’homme, certains dirigeants européens commencent à devenir proactifs, afin de ne pas laisser l’initiative à la Russie. Cela peut modifier les calculs stratégiques de Moscou. Les sociétés occidentales ont trop longtemps considéré la sécurité comme allant de soi. Mais les défis du monde actuel les obligent à prendre des mesures décisives, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour leur propre sécurité.Comment se porte la société ukrainienne après plus de deux ans de guerre ?Cette guerre a ruiné en un instant ce que nous considérions comme une vie normale : la possibilité de se rendre au travail, de prendre ses proches dans les bras, de retrouver ses amis dans un café, ou sa famille autour d’un repas… Nous vivons aujourd’hui dans l’incertitude la plus totale, car nous avons conscience que la prochaine attaque aérienne peut arriver à tout moment. Chaque nuit, on s’interroge sur le fait de savoir si nous serons encore en vie le lendemain matin. Cela ressemble à une loterie macabre, dans laquelle votre habitation peut être touchée par une roquette pendant la nuit. Nous vivons donc aussi dans une peur constante pour nos proches.Un sauveteur sur le site d’une attaque de missiles russes à Kiev, le 25 mars 2024 en UkraineLa population traverse donc des hauts et des bas, et c’est tout à fait normal. Nous sommes des êtres humains, pas des machines. Mais nous avons une chance de lutter pour l’avenir que nous souhaitons pour nous et nos enfants. Donc la population ukrainienne veut continuer à résister. Selon une enquête d’opinion publiée en début d’année, 73 % des Ukrainiens disent qu’ils supporteront cette guerre aussi longtemps qu’il le faudra. C’est considérable, mais encore une fois, nous comprenons que nous n’avons pas d’autre choix face au caractère génocidaire de cette guerre.La Russie a perdu plus de 350 000 soldats depuis le début de ce conflit. Jusqu’où Poutine est-il prêt à aller ?La vie humaine est la ressource la moins chère en Russie. Historiquement, les dirigeants russes ne se sont jamais souciés de leur propre peuple. Mais malgré cela, Poutine a le soutien des Russes. Il faut bien comprendre que cette guerre n’est pas celle d’un seul homme, mais celle de tout un peuple. La majorité des Russes considère la restauration de l’Empire russe comme un motif de gloire. Ils pensent être en droit d’envahir d’autres pays, de les réintégrer de force à leur territoire, d’éliminer leur identité et de tuer tous ceux qui leur résistent. Leur culture a totalement intégré cette impunité dont la Russie a bénéficié pendant des décennies, malgré ses crimes affreux en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie et dans d’autres pays du monde. Les Russes n’ont jamais été punis pour cela, et pensent pouvoir agir comme ils le souhaitent.On peut même remonter encore plus loin. Si après la Seconde Guerre mondiale les criminels de guerre nazis ont été jugés à Nuremberg, cela n’a jamais été le cas de l’Union soviétique, en dépit de tous ses crimes contre l’humanité, comme l’Holodomor, cette grande famine organisée par Staline en Ukraine dans les années 1930, ou la déportation forcée des Tatars de Crimée. Il est intéressant de noter que si vous, en France, commémorez la fin de la Seconde Guerre mondiale en vous disant « plus jamais ça », les Russes le font en scandant « nous pouvons recommencer ». Ils n’ont jamais tiré les leçons de leur passé.Vous appelez à ce que Poutine soit jugé pour ses crimes…Absolument. Nous devons créer un tribunal spécial sur cette guerre d’agression russe et demander des comptes à Poutine, Loukachenko, ainsi qu’aux hauts dirigeants politiques et militaires de l’Etat russe. Il n’est pour cela pas nécessaire d’attendre que la guerre prenne fin.Nous devons envoyer un signal clair : lorsque vous démarrez une guerre d’agression, peu importe son résultat, vous serez puni. Car si l’on veut empêcher des guerres à l’avenir, nous devons punir les Etats et les dirigeants qui les déclenchent aujourd’hui.Combien de crimes de guerre russes avez-vous identifié depuis le début du conflit ?Lorsque la guerre à grande échelle a commencé, nous avons uni nos efforts avec des dizaines d’organisations régionales pour créer un réseau national, y compris dans les territoires occupés. En travaillant ensemble, nous avons documenté plus de 68 000 cas de crimes de guerre. C’est déjà énorme, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Ces crimes de guerre sont systémiques et font partie de la manière dont l’armée russe mène ses guerres. Cela avait déjà été observé en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie. C’est le fruit d’une longue tradition d’impunité, que nous avons une chance historique de briser.



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Author : Paul Véronique

Publish date : 2024-04-23 16:52:15

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