L’Express

Jean-Claude Poizat : « Il y a un point commun entre puritanisme végétarien et recul du sexe chez les jeunes »

Des burgers végétariens cuisinés au siège de la société suisse Firmenich à Satigny, près de Genève, le 30 juin 2021




« Il est aujourd’hui nécessaire de défendre et de promouvoir la consommation de viande, non parce qu’elle serait absolument bonne en elle-même, mais parce qu’elle représente un moindre mal au regard de ce que nous proposent aujourd’hui ses adversaires. » C’est la thèse que défend Jean-Claude Poizat, professeur agrégé de philosophie et docteur en sciences politiques à l’IEP de Paris, dans son essai Pro Steak – Le carnivorisme est un humanisme (Albin Michel). Ces « adversaires », l’essayiste les regroupe sous le concept de « végétaro-animalistes » – sorte de nébuleuse, vent debout contre la consommation et parfois même la production de viande. Quitte à s’écarter de la réalité scientifique et matérielle… L’auteur interroge en creux « l’agenda » de ces acteurs, au point d’identifier dans leurs discours un « cheval de Troie » ou une « ruse » pour renverser les principes et valeurs fondamentales de nos sociétés démocratiques occidentales modernes. Au point de pousser un peu loin l’interprétation d’une pensée qui, si l’on s’en tient aux chiffres disponibles (1,9 % de végétariens en France et 0,3 % de végétaliens), semble pour l’heure assez confidentielle ? Entretien.L’Express : Votre ouvrage est-il une réponse au No Steak (J’ai lu) du député France insoumise Aymeric Caron ?Jean-Claude Poizat : Absolument, même si Aymeric Caron est loin de représenter l’ensemble du problème. Je voulais surtout apporter un contrepoint aux discours abolitionnistes, animalistes et antispécistes qui criminalisent la consommation de viande – je les regroupe dans mon livre sous le concept de « végétaro-animalisme ». A l’heure où certains appellent à supprimer purement et simplement jusqu’à la production de viande, il me semblait nécessaire de proposer une étude rationnelle de ce phénomène, qui me semble au contraire nager à contre-courant de la réalité.J’aborde ainsi les différents arguments d’autorité souvent apportés par les tenants de cette pensée (souffrance animale, pollution, changement climatique…). Par exemple, la production de viande n’est absolument pas contradictoire avec le respect du bien-être des animaux : les normes qui existent en Europe depuis les années 1980 pour y veiller ont fait leurs preuves, et le fait que certains ne les respectent pas ne signifie pas que celles-ci sont inexistantes ou inefficaces dans leur ensemble. Ensuite, sur un plan philosophique, la mort n’est pas nécessairement synonyme de souffrance – le président de la République n’a-t-il pas promis un projet de loi sur une « aide à mourir », justement, en vue de permettre à ceux qui le souhaitent d’abréger leurs souffrances ?De même, rien n’indique qu’une agriculture raisonnée soit délétère pour l’environnement et contradictoire avec la lutte contre le changement climatique. Sans oublier que la consommation de viande, tant qu’elle ne tient pas de la gloutonnerie, est bénéfique sur le plan diététique. A l’inverse, le végétarisme pose de sérieux problèmes lorsque les carences qu’il peut engendrer ne sont pas compensées par la prise de compléments alimentaires. Voici donc ma position : tout est une question de mesure. D’où ma proposition d’un carnivorisme humaniste, à rebours du végétaro-animalisme qui, par ses excès, va jusqu’à ouvrir la porte à un certain relativisme concernant les droits humains…Que voulez-vous dire ?En mettant au centre des préoccupations sociales les droits des animaux, le végétaro-animalisme en vient peu à peu à attaquer les fondements de nos sociétés contemporaines démocratiques et leurs valeurs humanistes. En témoignent les parallèles que certains théoriciens de cette pensée ont pu faire entre la souffrance animale et certains épisodes tragiques de notre Histoire. La philosophe Elisabeth de Fontenay, par exemple, n’hésite pas à rapprocher l’extermination des juifs d’Europe et l’abattage des animaux dans l’industrie agro-alimentaire contemporaine ! Bien que cette idée fasse débat au sein de la pensée animaliste, elle n’en est pas moins révélatrice d’une tendance à sacrifier le réalisme et la bienséance sur l’autel de ce qui est considéré comme « le bien ». C’est d’ailleurs cette même certitude de lutter pour « le bien » qui a pu pousser certains penseurs à préconiser des solutions aux antipodes de l’humanisme pour remédier à la souffrance animale. Pour la philosophe Estiva Reus, « aider » les animaux implique ainsi qu’ils « cessent d’exister » – soit en les éliminant purement et simplement, soit en les transformant grâce à l’ingénierie humaine. N’est-ce pas là, au contraire, une façon d’asservir les bêtes aux vues des hommes ?A différents endroits de votre livre, vous interrogez « l’agenda » des végétaro-animalistes. Au point de voir dans leurs discours un « cheval de Troie » ou une « ruse »… N’est-ce pas pousser un peu loin l’interprétation d’une pensée qui semble, par ailleurs, assez confidentielle ?Je ne le crois pas. Certes, si l’on se reporte aux chiffres disponibles en la matière – 1,9 % de végétariens en France et 0,3 % de végétaliens –, cela peut sembler anecdotique. Mais si l’on prend en compte ceux du flexitarisme (24 % de Français ayant réduit leur consommation de viande), qui constitue bien souvent une porte d’entrée vers le végétarisme et les idées qu’il sous-tend, la portée de ce phénomène est différente. D’ailleurs, la dynamique européenne va dans ce sens : l’Allemagne compterait déjà 10 % de végétariens et 2 % de véganes, contre 55 % de flexitariens.Ensuite, lorsque je parle de « cheval de Troie », il ne s’agit pas d’une interprétation mais d’une lecture factuelle de ce que disent publiquement certains penseurs de ce courant. En 2017, lors d’un débat diffusé sur France Culture et animé par Adèle Van Reeth, la philosophe-militante Corine Pelluchon avait affirmé que la question animale est « stratégique », car elle est « le levier d’une contestation d’un modèle de développement dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il ne rend pas grand monde heureux à part certains lobbies, certaines industries ». Autrement dit, la question animale est un levier pour révolutionner les sociétés humaines. Du reste, ce subterfuge est ancien. En témoignent les fables de Jean de La Fontaine dans lesquelles les animaux sont des prétextes à la critique des sociétés des hommes.Vous dénoncez un courant qui « nourrit la méfiance d’une partie de la population envers l’industrie agro-alimentaire en général, et envers la filière de production de viande plus particulièrement ». Mais cette méfiance n’est-elle pas d’abord liée aux nombreux scandales agro-industriels et maladies qui ont jalonné notre histoire, bien avant que le végétaro-animalisme ne prenne son essor ?Je ne pense pas que les scandales liés à l’industrie agro-alimentaire et les dérives associées soient la clef pour comprendre ce phénomène qui tient, selon moi, bien davantage à une distension plus générale de la relation des sociétés occidentales les plus anciennement industrialisées et urbanisées au monde rural, à la nature et donc aux animaux. Ce phénomène, que l’historien Keith Thomas a documenté, est en fait apparu dès la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre. Alors que la société britannique commençait à s’industrialiser, une nouvelle « sensibilité » à la souffrance animale a émergé dans le pays, qui a donné naissance au mouvement bourgeois du végétarisme éthique. « Le triomphe des attitudes nouvelles est étroitement lié au développement des villes et à l’apparition d’un ordre industriel qui donne aux animaux un rôle de plus en plus marginal dans le processus de production. Cet ordre industriel est d’abord apparu en Angleterre, c’est là par conséquent que l’intérêt pour les animaux s’est le plus largement exprimé », écrivait à ce titre Keith Thomas. C’est ainsi que certains loisirs de l’époque impliquant des animaux, tels les combats de coqs, le harcèlement de taureaux ou de chevaux (« bull baiting », « horse-baiting »), ont été proscrits.Des loisirs prisés des classes populaires…Absolument. S’il convient de noter que les loisirs de l’aristocratie de l’époque, telle la chasse au renard ou la chasse à courre, ont été préservés, il s’agissait là pour la bourgeoisie d’affirmer une position sociale. Ce sentiment de supériorité des bourgeois a d’ailleurs nourri, le temps passant, une forme d’européocentrisme : les Européens « civilisés » contre les « sauvages » – soit quiconque ne pensant pas comme eux. « La sympathie portée au-delà de la sphère de l’homme, c’est-à-dire le sentiment d’humanité envers les animaux inférieurs, semble être une des acquisitions morales les plus récentes. Les sauvages apparemment ne la ressentent pas, sauf à l’égard de leurs animaux familiers », écrivait Charles Darwin. Ce mépris de classe (a minima) me semble aujourd’hui se retrouver dans les discours de certains contemporains tels Aymeric Caron, lorsque celui-ci qualifie les mangeurs de viande de « barbares », ou Sandrine Rousseau, qui voit dans le barbecue – prisé des classes populaires – un symbole de « virilité ».Au-delà du « mépris de classe », certaines critiques formulées par les tenants du végétaro-animalisme, par exemple s’agissant de l’impact des exploitations intensives sur l’environnement, ne reposent-elles pas sur des données scientifiques ?Bien sûr ! Je ne remets pas en cause ces données, mais l’utilisation qui en est faite dans un but militant. Par exemple, il est vrai que l’élevage dit « intensif » (reposant sur une forte concentration d’animaux dans une exploitation) engendre d’importantes pollutions du sol, de l’eau et de l’air. Mais cet argument est souvent avancé à tort et à travers pour appeler à la suppression totale de « l’exploitation animale ». Or les données scientifiques montrent également que les prairies, où se trouvent les animaux d’élevage, sont de bons puits de carbone (au sens où elles contribuent à stocker le gaz carbonique à donc à compenser une partie du méthane relâché dans l’environnement par les éructations et pets de bovins). Autrement dit, le tableau n’est pas si noir. Pourtant, le végétaro-animalisme se plaît à nous faire croire le contraire en faisant preuve d’une forme d’opportunisme scientifique. C’est-à-dire en piochant ce qui l’arrange dans les sciences.Comment interprétez-vous cela ?De mon point de vue, le végétaro-animalisme signe le grand retour d’une forme d’obscurantisme, et de la religiosité dans nos sociétés – d’où son rapport ambivalent aux sciences. Je dirais même que ce courant se rapproche du gnosticisme, qui avait justement été condamné par l’Eglise en son temps. Comme les gnostiques, les végétaro-animalistes contemporains considèrent que l’humanité est corrompue, mauvaise, presque diabolique. Nul hasard, me semble-t-il, si le végétaro-animalisme et le recul de la sexualité chez les jeunes sont deux sujets qui agitent particulièrement nos sociétés contemporaines. Le point commun est le corps, ou plutôt, le dégoût du corps, de la chair, de ce qui est vivant.Contre ce que vous qualifiez de « puritanisme végétarien », ne craignez-vous pas, à l’inverse, d’attiser un « cynisme carnivoriste » ?Il est vrai que, par le passé, certains ont pu tomber dans cet écueil. Ainsi de l’éthologue animal Dominique Lestel, qui, à l’inverse de ce puritanisme végétarien, considérait que l’homme n’étant qu’un animal comme les autres, alors ce dernier pourrait donc agir en vulgaire prédateur, et aussi « donner son corps à manger à des animaux ». C’est pourquoi je pense qu’il convient justement de réaffirmer une franche distinction entre l’être humain et les animaux – à commencer par le fait de rappeler que nous disposons de capacités cognitives nous permettant de ne pas agir en fonction de nos seuls besoins, à la différence des animaux. Ensuite, je suis convaincu qu’il est possible de mettre en œuvre des politiques agropastorales à l’échelle mondiale, c’est-à-dire des méthodes d’élevages traditionnelles, bien moins polluantes que l’agriculture intensive. Sans compter que cela permettrait de résoudre certaines problématiques posées par la mondialisation, qui tend à séparer et opposer agriculture et élevage. J’en veux pour preuve le fait qu’une partie des animaux de boucherie français, notamment le porc et la volaille, sont nourris avec des tourteaux de soja produits en Amérique du Sud. Ce qui engendre des problèmes à la fois sociaux, environnementaux et climatiques car ces cultures de masse, destinées à l’exportation, polluent, détruisent la forêt amazonienne et se développent au détriment des cultures vivrières locales.Mais pour cela, il faut cesser ce « bashing » permanent à l’endroit de ceux qui dépendent de l’économie de l’élevage, soit environ 3 milliards d’humains. Car, faut-il le rappeler, le cynisme se situe aussi du côté de ceux qui voudraient balayer d’un revers de main la réalité : à savoir que la diversification alimentaire est aussi un facteur de stabilité sociale, économique et politique. Le ventre est la première source de mécontentement. Or, historiquement, dès lors que la production céréalière a augmenté et la production de viande a été réduite, la qualité de l’alimentation s’en est ressentie. Ce qui a conditionné d’importants désordres politiques (la Révolution française a commencé à cause d’une révolte du pain, selon le schéma que je décris) mais aussi des famines, des disettes, et même l’émergence de maladies. C’est pourquoi je dis « vive la gastronomie française », qui parvient à allier diététique, respect des produits (végétaux comme animaux) et plaisir gustatif.L’appellation « steak végétal » vient d’être interdite. Comment l’interprétez-vous ? Est-ce une bonne nouvelle selon vous ?Je suis évidemment opposé à ce que l’on trompe le consommateur en utilisant des dénominations issues de la filière viande (« steak », « saucisse », etc.) pour désigner des produits alimentaires végétariens ou véganes. Cela étant dit, je pense que la production d’aliments de substitution à la viande, ainsi que l’utilisation des appellations empruntées à la filière animale, n’auront pour effet que de renforcer l’intérêt et l’attirance des consommateurs pour l’aliment original carné, au détriment des substituts qui ne sont en fin de compte que des ersatz et des simulacres alimentaires.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2024-04-08 18:00:00

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