L’Express

Turquie : « Le bloc de soutien à Erdogan et à l’islam politique s’effrite »

Le président turc Recep Tayyip Erdogan prononce un discours lors de la réunion des gouverneurs au complexe présidentiel d'Ankara, en Turquie, le 10 janvier 2024.




Pour la première fois depuis son accession au pouvoir, en 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan n’est plus la principale force politique en Turquie. Lors des élections municipales du 31 mars, son rival et principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a remporté de nombreuses grandes villes et est arrivé en tête au niveau national.Le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, pressenti pour être le candidat de l’opposition à l’élection présidentielle de 2028, voit dans cette victoire ni plus ni moins que « la résurgence de la démocratie ». Une analyse nuancée par le docteur en relations internationales et spécialiste de la Turquie Quentin Denizeau, pour qui le résultat du scrutin de dimanche dernier démontre la possibilité d’une alternance au pouvoir d’Erdogan, mais ne garantit pas une démocratisation et une libéralisation du pays dans l’avenir.L’Express : Comment expliquer une telle déroute électorale pour Erdoğan et l’AKP, seulement un an après sa réélection en mai 2023 ?Aurélien Denizeau : D’abord, l’insatisfaction de son électorat qui a connu une dégradation de ses conditions de vie à la suite de la crise économique. Ensuite, l’émergence en Turquie de nouvelles générations qui sont plus urbaines, plus sécularisées, qui se sont éloignées des valeurs portées par l’islam politique, et qui, n’ayant connu que Recep Tayyip Erdogan, souhaitent un changement. La conjugaison de ces deux phénomènes fait que, structurellement, le bloc de soutien au président turc et à l’islam politique a tendance à s’effriter en Turquie. Si cela n’a pas eu de conséquences électorales lors de la dernière présidentielle en mai 2023, c’est en partie à cause des erreurs commises à l’époque par l’opposition.Quelles étaient ces erreurs ?En 2023, le Parti républicain du peuple (CHP) n’a pas appliqué la bonne stratégie. Ils ont fait le choix de créer une coalition la plus large possible, regroupant l’ensemble des mouvements d’opposition, des nationalistes, des islamistes, des anciens alliés d’Erdogan, des partis pro-kurdes… Or, cette coalition hétéroclite a dérouté les électeurs, et une partie de l’électorat kémaliste traditionnel (NDLR : le kémalisme est le nom donné à l’idéologie fondatrice de la République de Turquie, en référence à son premier président, Mustafa Kemal Atatürk), c’est-à-dire les électeurs rattachés au modèle républicain classique qui votent classiquement pour le CHP, ont boudé le parti dans les urnes.De plus, la coalition a fait une faute de casting en présentant comme candidat le chef du CHP de l’époque, Kemal Kılıçdaroğlu, qui était l’un des moins populaires parmi tous les candidats potentiels de l’alliance d’opposition. Ces deux éléments expliquent le revers subi par l’opposition en 2023.On peut le comparer à ce qu’a été Jean-Pierre Chevènement pour la France dans les années 2000.Lors des municipales de dimanche dernier, elle a évité de renouveler ces erreurs et chaque parti a concouru sous ses propres couleurs. Surtout, la campagne a été portée par des figures charismatiques, en particulier le maire d’Ankara, Mansur Yavas, le nouveau chef du CHP, Ozgur Ozel et le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. Ce dernier est considéré depuis 2019 comme le grand présidentiable de l’opposition.Comment situer, sur l’échiquier politique, le CHP ?Le paysage politique turc est différent du nôtre, il ne repose pas sur les mêmes repères. Les notions de gauche et de droite ne recouvrent pas la même réalité qu’en France. Le CHP est le parti héritier des valeurs portées par le fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk. Ce sont des valeurs que l’on peut résumer au républicanisme, à la laïcité, et au souverainisme, qui tend parfois vers une forme de nationalisme.Dans les années 1960-1970, cet attirail idéologique s’est teinté d’une certaine forme de social-démocratie, ce qui fait qu’il est aujourd’hui classé au centre-gauche de l’échiquier politique turc. Le CHP regroupe donc une large palette d’opinions et de tendances qui vont d’une forme de socialisme modéré jusqu’à un nationalisme républicain et conservateur. On peut le comparer à ce qu’a été Jean-Pierre Chevènement pour la France dans les années 2000.Selon Ekrem Imamoglu, ce scrutin marquerait « la fin de l’érosion démocratique en Turquie ». Est-ce une analyse exagérée ?Ce scrutin montre en effet que la Turquie n’a pas rompu avec la démocratie, car l’opposition peut gagner une grande élection et contrôler l’essentiel des grandes villes du pays. Plus les libertés se restreignent, plus le discours du pouvoir se montre dur et autoritaire, plus il y a un désaccord des masses électorales. Dans le contexte politique turc, Imamoglu a tout intérêt à placer son combat dans l’axe de la lutte contre l’autoritarisme incarné par Erdogan. Ceci dit, en réalité, la question se pose de savoir jusqu’à quel point Imamoglu et son parti seraient porteurs, une fois au pouvoir, d’une vision libérale.Il faut rappeler que lorsque Erdogan est arrivé au pouvoir dans les années 2000, il a démocratisé la Turquie comme elle ne l’avait jamais été auparavant, même si après il y a eu des reculs. Et inversement, lorsque le CHP a exercé le pouvoir, il ne s’est pas montré spécialement libéral et démocratique, à l’exception des quelques ouvertures menées dans les années 1960.La question se pose de savoir jusqu’à quel point Imamoglu et son Parti seraient porteurs, une fois au pouvoir, d’une vision libérale.Pour le moment donc, il convient de nuancer le constat d’une victoire de la démocratie, même si ce scrutin montre que l’alternance est possible dans la Turquie d’Erdogan.Qu’est-ce que cette défaite change pour Recep Tayyip Erdoğan et son Parti l’AKP ?Erdogan avait annoncé qu’en 2028 il se retirerait. A titre personnel, je pense que c’est plausible, en particulier parce que l’homme vieillit et que la Constitution lui interdit de se représenter. Toutefois, on ne peut pas exclure qu’en cas de crise, dans des circonstances particulières, il soit tenté de modifier cette Constitution pour se représenter. Un autre problème qui se pose et qui explique peut-être sa tentation de se maintenir, c’est qu’au sein de son Parti il n’a pas formé de successeur capable de reprendre le flambeau.Cependant, avec ce revers électoral aux élections municipales, les chances de réussite d’une réforme constitutionnelle s’amenuisent. Il n’a pas la majorité à l’Assemblée pour la mener à terme, et de nouvelles élections, vraisemblablement, ne lui profiteraient pas. Le retrait probable d’Erdoğan devrait provoquer une période d’instabilité pour l’AKP.Le progrès du parti d’extrême droite islamiste Yeniden Refah (YRP) signifie-t-il que Recep Tayyip Erdoğan a perdu le soutien de son aile droite ?Le parti islamiste authentique, le Refah, fondé par Necmettin Erbakan, a été dissous par la Cour constitutionnelle en 1981. Or, il se trouve que le Parti qui avait hérité d’Erbakan, le Saadet (Parti de la félicité, fondé en 2001 ; NDLR), s’était rangé dans l’opposition en 2023.C’est pour cette raison qu’Erdoğan a encouragé l’émergence d’un nouveau parti islamiste, le YRP, mené par le fils de Necmettin Erbakan. C’était un coup stratégique pour marginaliser le Saadet et s’inscrire dans l’héritage de l’islamisme traditionnel turc.Le problème, c’est que cette stratégie, couronnée de succès en 2023, a fini par se retourner contre lui, puisque le Yeniden Refah a décidé de concourir sous ses propres couleurs aux élections municipales. Ce faisant, il a attiré vers lui tout un électorat conservateur déçu par Erdoğan, mais refusant de voter pour l’opposition kémaliste. De plus, le contexte international a joué en la faveur du YRP, puisqu’avec la crise de Gaza, la position relativement modérée d’Erdoğan a été critiquée par les islamistes qui l’ont accusé de vendre des armes à Israël.Sur le long terme, le YRP peut au mieux espérer peser sur l’aile droite du paysage politique, mais la société turque étant de plus en plus laïcisée, un Parti de ce type risque d’être considéré comme anachronique. On peut lui prédire un avenir de partenaire de coalition, mais pas forcément un poids très important à l’échelle nationale.Le Parti républicain du peuple va-t-il être capable de capitaliser sur cette victoire ?C’est une question difficile, car en 2019 déjà, tout le monde s’attendait à ce qu’ils capitalisent sur leurs victoires à Istanbul et Ankara. Finalement, ça a été la douche froide lors de la présidentielle de 2023.Là, il y a deux nouveautés. D’abord, c’est l’ampleur de la victoire, pour la première fois le Parti est en tête à l’échelle nationale. Et le deuxième point, c’est l’incertitude que l’on vient d’évoquer quant à la succession d’Erdoğan. Il y a donc une vraie fenêtre d’opportunité pour le CHP.Imamoglu apparaît comme l’homme présidentiable pour l’oppositionL’enjeu pour le Parti, d’ici la prochaine élection présidentielle en 2028, va être de réussir à satisfaire tout son électorat, qui est hétérogène et a des attentes contradictoires. On retrouve là le dilemme éternel du CHP, qui est de savoir s’ils privilégient l’aile kémaliste orthodoxe nationaliste et jacobine, où l’aile pro-kurde et libérale.Cependant, Ekrem Imamoglu a réussi à le faire à Istanbul. C’est pour cette raison qu’Imamoglu semble le mieux placé pour y arriver et apparaît comme l’homme présidentiable pour l’opposition. La question, maintenant, est de savoir s’il va être soutenu par l’appareil du Parti dans cette tâche, ou si l’on va voir émerger des rivaux en interne.Le vote des nouvelles générations se sécularise. Est-ce une exception dans la région ?La Turquie n’est pas une exception, car si l’on observe le cas de l’Iran, on constate que l’on a un régime très autoritaire au niveau des liens entre l’État et la religion islamique, mais une population très sécularisée et très peu pratiquante.Il y a un phénomène intéressant à observer dans la région, qui est que plus le politique s’empare de l’Islam, plus l’islam devient otage des méandres de la vie politique. On l’a observé en Tunisie dans les années 2010 : dès qu’un Parti se revendiquant de l’Islam politique échoue à satisfaire l’électorat, une partie de la société aura tendance à rejeter non seulement le mouvement politique en question, mais aussi les valeurs religieuses dont il était le porte-parole.En Turquie, on observe ce mouvement. La réislamisation de la société turque ne date pas d’Erdoğan mais des années 1980. À ce moment, les militaires qui ont pris le pouvoir ont réislamisé la société pour couper l’herbe sous le pied des partis islamistes et limiter l’influence du communisme.Les nouvelles générations sont moins sensibles aux pratiques religieuses traditionnelles et aux discours politiques s’appuyant sur cette religion.Le résultat est que l’on va avoir toute une génération très islamisée qui arrive à maturité dans les années 2000 et sur laquelle s’est appuyé Erdoğan.Mais les nouvelles générations, qui ont grandi dans un environnement urbain, mondialisé et sont massivement éduquées, sont moins sensibles aux pratiques religieuses traditionnelles et aux discours politiques s’appuyant sur cette religion. Par ailleurs, il y a eu dans la jeunesse et plus généralement au sein de l’électorat une certaine fatigue vis-à-vis de l’AKP. En rejetant le mouvement, un certain nombre d’électeurs ont rejeté les valeurs religieuses auxquelles il était lié.Un départ du pouvoir d’Erdoğan et de l’AKP en 2028 aurait-il des conséquences sur la politique étrangère de la Turquie ?Paradoxalement, Erdoğan est une figure tellement clivante et marquante dans la diplomatie régionale et mondiale qu’on a tendance à surestimer le rôle qu’il joue dans la politique étrangère turque.S’il est le décideur de cette politique étrangère, il applique très largement, surtout depuis le milieu des années 2010, des concepts et des principes qui font consensus au sein de la société turque. Qu’il s’agisse par exemple de la volonté de ne pas engager le pays dans les grands conflits mondiaux, par exemple entre la Russie et l’Ukraine, de faire prévaloir les intérêts nationaux quitte à aller à la confrontation avec d’autres partenaires, d’empêcher l’émergence d’un État kurde en Syrie ou en Irak, ou encore d’élargir la zone maritime revendiquée par la Turquie en Méditerranée orientale…Toutes ces orientations sont partagées par l’armée turque, les grandes institutions et universités travaillant sur la politique étrangère, et par une partie des partis politiques, y compris d’opposition. Par exemple, les amiraux qui ont conseillé la stratégie maritime d’Erdoğan en Méditerranée orientale sont pour la plupart des kémalistes qui s’opposent à l’islam politique et exercent une influence dans le CHP.Dans le cas où Erdoğan laisserait la place à l’opposition, on peut s’attendre à un changement de style, une approche plus diplomate avec la fin des grandes invectives, à moins de soutien aux mouvements islamistes présents à l’étranger, notamment en Europe, mais il n’y aura pas de changements de fond de la politique étrangère turque, celle-ci gardera son cap, c’est-à-dire une forme de pragmatisme teinté de nationalisme.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2024-04-06 14:00:00

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