L’Express

Livres : l’incroyable revanche de la littérature québécoise

Dany Laferrière poses




Dany Laferrière s’amuse avec sa statue, hérissée près de la grande bibliothèque de Montréal, et à quelques mètres de la rue où, dans les années 1960, un policier l’arrêtait pour la seule raison qu’il « cherchait un nègre ». Les années ont passé, le natif de Port-au-Prince est désormais statufié par sa patrie d’adoption, (régime réservé aux politiciens et aux hockeyeurs), voire sacralisé. Et c’est avec cet emblème de l’excellence littéraire québécoise que s’achève le voyage éclair et intense de la délégation française conviée par les cousins d’Amérique.Leur but ? Montrer la vitalité de littérature québécoise à quelques jours du Festival du Livre de Paris (du 12 au 14 avril), dont l’invité d’honneur est le Québec, vingt-cinq ans tout juste après sa dernière invitation. L’académicien français Dany Laferrière s’en souvient, qui avait été sur le plateau de Bouillon de culture pour Pays sans chapeau, (récit de son retour en Haïti vingt ans après avoir quitté précipitamment son pays). Il rejoignait alors le cercle très fermé des romanciers québécois salués en France (Marie-Claire Blais, Anne Hébert, Jean Ducharme, Michel Tremblay, Robert Lalonde, Victor-Lévy Beaulieu… ) qui, une fois adoubés à Paris, étaient en mesure d’acquérir une certaine légitimité dans leur pays.Un dynamisme fou pour une si petite province »Personne ne voulait écrire sur la littérature québécoise », confirme la journaliste de La Presse, Chantal Guy. Aujourd’hui, l’édition québécoise s’étant grandement diversifiée, dynamisée par l’arrivée, il y a une vingtaine d’années, de nombreuses maisons indépendantes et dopée par le « printemps érable », (la grève étudiante de 2012), plus besoin de la légitimation du grand cousin. Le vent a tourné : c’est après avoir été salués au Québec que les auteurs viennent « conquérir » le public français. Premiers de cordée, Hélène Dorion, mise au programme du baccalauréat de français, Kevin Lambert, prix Médicis pour Que notre joie demeure, Eric Chacour le multiprimé (Première plume, Femina des lycéens, des Cinq continents…) pour Ce que je sais de toi, les polardeux Andrée A. Michaud (Bondrée), André Marois (La Sainte paix), Chrystine Brouillet et son inspectrice de police Maud Graham, les autochtones Michel Jean (Kukum) et Joséphine Bacon, les bédéistes Julie Doucet, grand prix de la Ville d’Angoulême 2022 ou encore Michel Rabagliati qui investit les rayons jeunesse du monde avec sa délicieuse série des Paul (à la maison, au parc, à Montréal… ), pour ne citer qu’eux.175 maisons d’édition, 6 000 titres publiés par an, 280 librairies… ces chiffres témoignent d’un dynamisme fou pour une si petite province. Il est vrai que la culture est ici grandement subventionnée et soutenue par les finances publiques. Pas un seul livre ne paraît sans bénéficier des subsides du Conseil des Arts de Canada et du gouvernement du Québec, tandis que toutes les collectivités publiques, médiathèques, écoles, etc., sont obligées de s’alimenter dans les librairies. Village « gaulois » avec ses 9 millions d’habitants (dont très peu de lecteurs), bien esseulé dans un monde anglophone ayant tendance à s’accroître – le Canada devant être le premier pays d’immigration au monde ces prochaines années, aux dires de certains experts – la Belle Province manie l’arme du software avec une détermination rare et des résultats éloquents. Car l’édition québécoise, rajeunie et totalement décomplexée, fait feu de tout bois, investissant, on l’a vu, tous les genres et plaçant ses auteurs phare sur l’échiquier français et même international.Aussi, boostés par l’invitation du Festival du livre de Paris, même précipitée (elle n’est tombée que le 23 juin 2023, veille de la fête nationale), de nouveaux éditeurs ont-ils décidé de partir à l’assaut du marché français sous leurs propres couleurs, c’est-à-dire sans passer par des cessions de droits ou des coéditions. Une stratégie déjà opérée par les maisons les plus anciennes, Boréal, Leméac, Libre Expression, ou par les plus « casse-cou, telles les éditions Lux Québec (Euduardo Galeano, Matthew Desmond, Dahlia Namian), La Pastèque (Michel Rabagliati), Le Quartanier (Alain Farah, Tristan Saule, Stéphane Larue). Et encore, Mémoire d’encrier, les premiers, sous la férule de l’ardent éditeur et poète Rodney Saint-Eloi, à avoir publié les écrits des peuples autochtones (An Antane Kapesh, Naomi Fontaine, Joséphine Bacon), La Peuplade (éditeur du formidable Ténèbre, de Paul Kawczak, de Dominique Scali auteure de Les marins ne savent pas nager), les éditions du Remue-ménage (Martine Delvaux, Florence-Agathe Dube-Moreau) et les éditions Québec-Amérique (Jean-François Beauchemin, Isabelle Grégoire). »Aujourd’hui, on accepte la littérature française d’Amérique telle qu’elle est »Une cohorte à laquelle est venu s’ajouter Héliotrope, éditeur, entre autres, de la militante féministe ontario-québécoise Martine Delvaux et de sa complice Catherine Mavrikakis (Le Ciel de Bay City). « Nous ne sommes pas à la conquête, nous procédons très humblement », tient à affirmer la directrice générale d’Héliotrope, Florence Noyer. Car cela a un coût, il faut rétribuer distributeur, diffuseur, relation-libraire et attaché de presse. « En effet, il faut au moins vendre 1 500 exemplaires en France pour que cela soit rentable », précise la direction du Quartanier. D’ailleurs, certains ne s’y risquent pas, comme, à Québec, Alto, l’éditeur d’Hélène Dorion, de Patrick de Witt, de Dominique Fortier, d’Alain Beaulieu ou encore d’Eric Chacour. « Nous avons choisi l’association, les maisons françaises effectuent un meilleur travail que je ne saurais faire », explique Antoine Tanguay, le fondateur des éditions « aux sept prix littéraires du Gouverneur général ».Une littérature décomplexée, donc, et apaisée. « Terminées les années 1960 et 1970, ère de revendications sans compromis passant par l’usage intensif du joual », signale Paul Kawszak des éditions La Peuplade. Finie aussi l’époque, où, inversement, « l’on écrivait pour faire français, rappelle la journaliste Chantal Guy, tout comme les années sombres d’après-guerre lorsque les livres étaient surveillés par le clergé. Aujourd’hui, on accepte la littérature française d’Amérique telle qu’elle est ». Le tout dans un paysage éditorial québécois amplement diversifié depuis les années 2000 avec l’émergence de la littérature des premières nations, l’essor de la BD et de la poésie, le développement du polar et l’afflux des questions féminines.Chassées aussi les polémiques. L’usage de l’écriture inclusive ? « Ce n’est plus un enjeu, c’est totalement intégré », balaye Martine Delvaux. Le recours à une « lectrice sensible » pour l’un des personnages de Que notre joie demeure de Kevin Lambert ? « Une tempête dans un verre d’eau », selon Chantal Guy. Les québécismes ? « On ne traduit plus rien, même l’oralité », affirme-t-on ici et là. A voir, car, comme nous l’indiquions dans une enquête, en juin 2022,si les éditeurs français ne cherchent plus à « mettre la langue droite » et à n’accepter que des personnages parlant « en français de France avec la bouche en cul-de-poule », ils entendent faciliter la compréhension ; ce qui peut entraîner un nombre non négligeable de modifications, surtout dans les polars qui usent traditionnellement d’un lexique populaire.Reste que la concorde règne. Et que, pour l’heure, la France accueille à bras ouverts tous ces sympathiques auteurs et leurs éditeurs, non moins cordiaux. Vive l’édition québécoise libre !Festival du livre de Paris, du 12 au 14 avril, Grand Palais Éphémère, Place Joffre, 75007 Paris.



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Author : Marianne Payot

Publish date : 2024-04-06 12:00:00

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