L’Express

Les Français et la science : le grand malentendu

Genetic engineering concept. Medical science. Scientific Laboratory.




Le dernier sondage OpinionWay pour Universcience sur l’esprit critique est révélateur de la confusion qui règne dans l’esprit de beaucoup de Français sur ce qu’est la science. Par la formulation de l’une de ses questions (« Pour chacun des domaines ou pratiques suivants, indiquez à quel point vous les considérez comme scientifiques », avec plusieurs propositions comme : la chimie, la médecine, la psychanalyse ou l’astrologie), ce sondage accrédite l’idée que l’on peut répartir les champs du savoir en deux catégories : les sciences et le reste. Et il induit une confusion entre les sciences – qui cherchent à comprendre – et les pratiques – qui cherchent à agir. Ne fournissant aucune définition ni aucun critère de ce qu’est la science, il laisse chacun interpréter ce mot à sa manière et selon sa propre compréhension.Ces notions confuses sont assez révélatrices de ce qu’en transmet le système scolaire français, à savoir une catégorisation entre disciplines qui sont des sciences et d’autres qui ne le sont pas. Catégorisation parfois affinée par une distinction entre sciences dites « dures ou exactes » et sciences dites « molles ou humaines ».P.67 du baromètre de l’esprit critique, sondage OpinionWay pour UniversienceJ’ai moi-même été longtemps sujet à cette confusion. A ma sortie de l’Ecole polytechnique, malgré cinq années d’études en mathématiques et en physique pourtant considérées comme un pinacle de l’éducation scientifique à la française, je ne savais toujours pas ce qu’était la science ! Je ne m’en suis rendu compte que l’année suivante, en démarrant des recherches dans un laboratoire de psychologie. Paradoxalement, c’est donc en me plongeant dans une discipline habituellement considérée comme non-scientifique que j’ai enfin compris ce qu’était la science. Comment est-ce possible ?La science n’est pas une discipline, mais une démarcheC’est que la science n’est pas l’apanage d’une ou plusieurs disciplines. La science est une démarche, une méthode pour poser des questions sur le monde et pour obtenir des réponses fiables. Cette démarche consiste à, premièrement, formuler des hypothèses (par exemple : la surexposition aux écrans augmente le risque d’autisme). Deuxièmement, à dériver des prédictions testables de ces hypothèses (par exemple : si cette hypothèse est correcte, dans une cohorte représentative de la population, les enfants les plus exposés aux écrans auront aussi une plus grande prévalence de l’autisme que ceux moins exposés). Troisièmement, à effectuer des observations ou des expériences permettant de tester ces hypothèses : mesurer l’exposition aux écrans, diagnostiquer l’autisme au sein de la cohorte et faire les statistiques pour tester le lien entre les deux.Tout du long, il est important d’avoir à l’esprit les hypothèses alternatives qui pourraient prédire les mêmes observations. Par exemple, le fait que les enfants autistes soient plus que les autres attirés par les écrans, de manière à rechercher des situations où les hypothèses font des prédictions différentes, et ainsi recueillir des données permettant de les départager.Enfin, quatrièmement, en fonction des résultats observés, on est conduit à accepter, rejeter ou réviser les hypothèses initiales et ensuite bâtir de nouvelles hypothèses, prédictions et observations. Par ce processus itératif, nos hypothèses font des prédictions toujours meilleures, deviennent toujours mieux étayées et finissent par constituer des modèles et des théories scientifiques fiables.Cette démarche est le cœur même de la science, et elle peut s’appliquer à tous les aspects du monde sur lesquels nous nous posons des questions : le fonctionnement de l’Univers, de la Terre, des êtres vivants, mais aussi de l’être humain et des sociétés humaines. Toutes les disciplines qui étudient le monde réel en utilisant cette démarche peuvent se revendiquer comme une science. La distinction entre sciences dures et sciences molles est de ce point de vue injustifiée. D’ailleurs, aucune science ne peut avoir la prétention d’être « exacte », chacune ne pouvant fournir que des modèles forcément imparfaits du réel. Seules les mathématiques peuvent être considérées comme exactes, mais c’est parce que ce sont des constructions purement intellectuelles qui ne portent pas sur le réel. On peut donc considérer qu’elles ne constituent pas une science, même si elles sont utilisées par toutes les sciences.Les discours parasites autour de « la science »Ce qui peut distinguer les disciplines entre elles et conduire à penser que certaines sont plus scientifiques que d’autres, c’est le fait d’être plus ou moins parasitées par des discours portant sur leur objet, mais ne relevant pas de la démarche scientifique. Aucune discipline n’y échappe – souvenons-nous des « théories » physiques des frères Bogdanoff, mais certaines y sont plus vulnérables que d’autres. On peut concéder qu’au sein des sciences humaines et sociales, on entend fréquemment des discours qui énoncent leurs hypothèses comme des vérités établies, en ne se souciant guère de les mettre à l’épreuve des faits.C’est ce qui distingue la psychanalyse de la psychologie scientifique, et certains courants de la sociologie ou des sciences de l’éducation entre eux. Mais ce ne sont pas des défauts intrinsèques à ces disciplines : il s’agit plutôt de traditions intellectuelles traversant chaque discipline et consistant à considérer que le discours spéculatif peut suffire à appréhender certains objets tels que l’humain et la société. Ces traditions sont renforcées par le fait que ces sujets alimentent des débats de société dans les médias et ailleurs, où la démarche scientifique est une préoccupation secondaire.Quant aux pratiques comme la médecine, la psychothérapie ou l’enseignement, elles ne visent pas à expliquer mais à agir. Ce ne sont pas des sciences, mais elles ont malgré tout besoin des sciences : d’une part, pour baser leurs actions sur une compréhension correcte de ce qu’elles visent à modifier et des moyens pour y parvenir ; d’autre part, pour évaluer rigoureusement si les pratiques proposées ont réellement les effets espérés. C’est ainsi que la médecine utilise la connaissance scientifique pour imaginer des traitements, et utilise la méthode expérimentale pour faire le tri entre ceux qui soignent : certains médicaments, certaines pratiques de kinésithérapie ou encore de psychothérapie ; et ceux qui ne soignent pas : d’autres médicaments, ou encore l’homéopathie, l’ostéopathie, et d’autres psychothérapies, comme la cure psychanalytique.Pour dépasser ces vains débats et sondages du type : « Telle discipline est-elle une science ? », on ne peut qu’espérer que le système scolaire parvienne enfin à transmettre à chaque élève, non seulement une connaissance de base sur le monde issue des différentes sciences, mais plus fondamentalement le sens même de la démarche scientifique et les principales méthodes qu’elle utilise.Franck Ramus est chercheur au CNRS et à l’Ecole normale supérieure (Paris)



Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sciences/les-francais-et-la-science-le-grand-malentendu-ARYAV34W4RBIXI27FJZPQTZEII/

Author : Franck Ramus

Publish date : 2024-04-06 10:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express

10 674 676 536 506066 518945 547939 499005 546670