L’Express

Contrebande soviétique et étoilés parisiens : comment la Chine est devenue la reine du caviar

Le président russe Vladimir Poutine porte un toast avec son homologue chinois Xi Jinping alors qu'ils dégustent les blinis au caviar qu'ils ont cuisinés, en marge du Forum économique de l'Est à Vladivostok le 11 septembre 2018.




Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car comme le disait déjà Bossuet au XVIIe siècle, « c’est à table qu’on gouverne ».Au cœur de l’Extrême-Orient russe, Vladivostok est en état de siège en ce 11 septembre 2018. La ville accueille un forum économique de très haut niveau avec deux invités de marque : Xi Jinping et Vladimir Poutine. Alors que s’enchaînent les réunions sur des partenariats divers et variés, les deux chefs d’Etat vont quelque peu sortir du protocole pour célébrer l’axe sino-russe… gastronomiquement. Ils enfilent un tablier de cuisine, sortent la bouteille de vodka pour trinquer à l’excellence de leurs relations avant de se poster derrière les fourneaux pour concocter des blinis au caviar. Si le chef du Kremlin nous a déjà accoutumés aux mises en scène les plus intimes – à la pêche ou à cheval, torse nu -, le leader chinois est plus habitué à la contenance. Mais Xi Jinping a toutes les raisons de se pavaner. Les petites billes « d’or noir » qu’il a méticuleusement disposées sur sa crêpe sont aujourd’hui l’un des symboles de l’insolente réussite aquacole chinoise.Après vingt ans de recherches et de travail, l’empire du Milieu est devenu le leader du secteur avec 250 tonnes d’œufs d’esturgeon chaque année, soit la moitié du marché mondial. Si ce poisson a fait le bonheur de Moscou et de Téhéran durant des décennies sur les rives de la mer Caspienne ou de la Volga, il est d’ailleurs aujourd’hui presque exclusivement élevé dans des fermes chinoises.Les restaurants étoilés de Paris proposent du caviar chinoisL’actuel berceau mondial du caviar se trouve au Qiandaohu, à 300 kilomètres au sud-ouest de Shanghai. Un plan d’eau, grand comme cinq fois Paris, qui sert de barrage hydraulique pour alimenter toute la province du Zhejiang. Répertorié dans les guides touristiques pour ses eaux pures, entouré de montagnes et forêts, le lac « aux mille îles » aurait pu se contenter d’être le lieu de villégiature des Pékinois fortunés. Mais le Parti communiste chinois en a décidé autrement…En plus d’abriter une ancienne cité engloutie de la dynastie Tang (618-907 ap. J.-C.), il accueille aussi un parc d’une centaine de bassins de la très stratégique franchise Kaluga Queen. Cette marque chinoise, créée en 2005 sous l’impulsion d’experts du ministère de l’Agriculture, ne produit rien de moins que 80 % du caviar chinois, près de 200 tonnes en 2022. Y barbotent allègrement, pendant sept à quinze ans, des esturgeons, ce poisson qui peut atteindre quatre mètres de long et peser plus de 300 kilos. Les meilleurs spécimens peuvent rapporter jusqu’à 2 millions de yuans, soit près de 260 000 euros.Alors que la Chine a souvent fait la Une pour des affaires de lait en poudre contaminé, de riz au cadmium, de sauce de soja à l’arsenic, elle se retrouve cette fois encensée dans le monde du luxe pour ses perles noires. Voici la liste – non exhaustive – de ses prestigieux clients : la compagnie aérienne Lufthansa qui en propose sur sa première classe, Yannick Alléno au Pavillon Ledoyen (trois étoiles), Bernard Pacaud à L’Ambroisie (trois étoiles), Guy Savoy (deux étoiles et élu meilleur restaurant du monde par La Liste), qui l’utilise pour sublimer son aile de raie grâce à ses notes de noix verte et d’orange amère, ou bien le Shang Palace, le seul restaurant chinois étoilé de France avec cette entrée merveilleuse : une huître Gillardeau n° 2 frite au caviar Kristal (58 euros). Quand la tradition française rencontre la nouvelle excellence chinoise…Des réseaux de contrebande soviétiquesSi dans notre imaginaire, le caviar est encore associé à la Russie, on le doit en partie à une maison qui va le populariser à Paris dans les années 1920 : Petrossian, dont la marque est encore aujourd’hui l’incontestable leader du marché. Mouchegh et son frère Melkoum Petrossian, rescapés du génocide arménien, vont réussir le tour de force d’imposer « l’or noir » sur toutes les grandes tables de la capitale, jusqu’à la carte du Ritz. Aux Etats-Unis, ex-premier producteur mondial de caviar au XIXe siècle, Marilyn Monroe en raffole. Le cinéma le popularise aussi avec la saga James Bond, où l’agent 007 en déguste régulièrement accompagné d’une vodka-martini. Les cargaisons d’œufs d’esturgeons, pêchés à l’état sauvage en provenance de la mer Caspienne, notamment par l’Iran et la Russie, font le bonheur des Occidentaux. Mais la gloire a un prix.Alors que les Soviétiques sont rapidement obligés de placer son commerce sous le contrôle d’un organisme d’Etat, le chercheur Nicolas Werth raconte, dans un article de la revue L’Histoire, comment un réseau de contrebande, impliquant de hauts fonctionnaires, trafiquait des boîtes de caviar noir… dans des conserves étiquetées « harengs », à l’époque de Leonid Brejnev, président de l’URSS de 1977 à 1982. Si la révolution khomeyniste de 1979 a eu peu d’effet sur la pêche côté iranien, la chute en 1991 de l’URSS, qui régulait donc les prises, a entraîné une surpêche et un braconnage qui ont fait chuter la population des poissons. Menacé d’extinction, l’esturgeon est progressivement devenu une espèce protégée. Depuis 2008, sa pêche en mer Caspienne est totalement interdite. La concurrence va se développer à vitesse grand V : en Italie (premier producteur européen), en France avec son caviar d’Aquitaine toujours en quête d’une indication géographique protégée (IGP), en Pologne, au Vietnam, en Autriche avec son caviar « blanc » provenant d’esturgeons albinos rarissimes au coût astronomique, et donc en Chine.Après avoir conquis les palaces et restaurants étoilés du monde, reste aux Chinois à conquérir… la Chine. La classe moyenne supérieure préfère encore les produits d’importation à ses propres joyaux mais le potentiel est immense. L’émergence de cet acteur a déjà eu pour effet de casser les prix : 1 580 euros en 2012, contre 1 300 euros le kilo en 2022, selon les données de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO). Autrefois réservées aux grandes occasions, les perles noires, riches en vitamines et minéraux, notamment en oméga 3, sont les nouvelles stars des influenceurs TikTok, à la carte d’enseignes de fast-food comme Taco Bell et même en tête de gondole des supermarchés en Occident…Le marché international du caviar devrait encore croître de 7 % par an d’ici à 2025. L’esturgeon est donc la nouvelle poule aux œufs d’or de la Chine. Les sanctions européennes à l’encontre de Moscou, du fait de l’invasion de l’Ukraine, visant de nombreux produits, dont le caviar, ne font que renforcer un acquis. La Russie ne pèse plus très lourd sur le marché. Lorsqu’on épluche la carte de la Maison Russe à Paris, on trouve aujourd’hui, à cette prestigieuse table à l’ambiance slave, du caviar Beluga mais aussi du Baeri impérial et de l’Osciètre impérial… de Sologne.Nos conseils :Un restaurant pour manger du caviar : Maison Russe, 59, avenue Raymond Poincaré, 75116 ParisUn livre sur la cuisine chinoise : Le Guide de la cuisine chinoise, par Handa Cheng. Editions du Chêne, 2023.



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Author : Charles Carrasco

Publish date : 2024-02-25 09:00:00

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