L’Express

Pierre Grosser : « La Chine respecte l’ordre international uniquement quand ça l’arrange »

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C’est un projet colossal auquel s’est attaqué Pierre Grosser, historien spécialiste de la Guerre froide et de l’histoire de l’Asie. Accompagné de 11 historiens et politistes, il retrace, sur plus de 1 200 pages, l’histoire mouvementée des relations internationales de 1900 à nos jours. À l’appui d’une bibliographie renouvelée et foisonnante, cette Histoire mondiale des relations internationales (Bouquins) incorpore les découvertes les plus récentes de l’historiographie et intègre, fait assez rare pour être remarqué, les trois premières décennies du XXIe siècle. L’occasion pour l’historien et ses coauteurs d’éclairer la séquence historique inaugurée par la chute de l’U.R.S.S., et qui se caractérise par un système international complexe et difficilement définissable. Malgré la multiplication des crises, Pierre Grosser appelle à ne pas céder aux sirènes du pessimisme : « il est permis d’être raisonnablement optimiste », nous assure-t-il.L’Express : À la fin de la Seconde Guerre mondiale a été mis en place ce que certains appellent un » ordre international libéral ». Qu’est-ce que cela signifie ?La question de la fondation de cet ordre international est en effet importante. Mais paradoxalement, durant plusieurs décennies, il n’a pas vraiment été un ordre, il n’était pas non plus tellement international, et pour couronner le tout il n’était pas vraiment libéral !Cet ordre s’est mis en place autour d’institutions, comme l’ONU, et de grands textes, sur les Droits de l’homme ou sur le droit de la guerre avec les Conventions de Genève de 1949. C’était un ordre qui était encore très largement colonial. Je dis qu’il n’était pas vraiment libéral, car, avec la conférence de Bretton Woods en juillet 1944, a été instaurée l’idée d’un contrôle important des mouvements de capitaux afin d’éviter de revivre le choc de 1929. Dans les années 1950-1960, malgré le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) qui a fait baisser petit à petit les droits de douane, dominait encore une certaine forme de protectionnisme. Cet ordre dit libéral émerge surtout dans les années 1970-1980. Avant, il est problématique de parler « d’ordre international libéral ».Surtout, il était caractérisé, selon les vœux de Roosevelt et accepté par Staline, par la domination des quatre gendarmes sur l’ensemble du système. Le maintien de la paix ne reposait pas spécialement sur le droit, mais sur la capacité de ces gendarmes à intervenir si jamais le Japon ou l’Allemagne redevenaient des puissances menaçantes.Sommes-nous en train d’assister à la fin de l’ordre installé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?En théorie, le cadre lui-même n’est pas complètement remis en cause. Il est même fascinant d’entendre Pékin et Moscou affirmer qu’en réalité, ce sont eux les véritables défenseurs de l’ordre de 1945. Selon eux, cet ordre repose sur les notions de souveraineté, de non-ingérence, de limitation de l’utilisation de la force. Ils considèrent qu’il y a eu une évolution dangereuse à partir de 1990 : ils critiquent la volonté de changer certains régimes en favorisant leur démocratisation, à travers par exemple des interventions dites humanitaires qu’ils conçoivent comme des remises en cause du cadre traditionnel de la souveraineté.L’intervention en Libye en 2011 a été un tournant tout à fait majeur.Les Révolutions de couleur (série de soulèvements populaires, en général pacifiques, survenus entre 2003 et 2006 en Eurasie et au Moyen-Orient ; NDLR) et le Printemps arabe (contestations populaires dans des pays du monde arabe entre 2010 et 2012 ; NDLR) nourrissent ces accusations, à destination des démocraties occidentales, d’ingérence et de non-respect de la souveraineté. L’intervention en Libye en 2011 a été un tournant tout à fait majeur.Bien sûr, la défense de ce système international par la Chine et la Russie ne s’accompagne pas vraiment du respect de ses principes par ces deux pays. Ils essayent même de le changer et de le pervertir, avec par exemple la promotion des « droits de l’homme à la chinoise ». Pékin ne respecte ces principes que quand cela l’arrange. C’est parce qu’il profite de la dimension libérale sur le plan économique que Xi Jinping s’est présenté à Davos, lors de l’élection de Donald Trump, comme le grand défenseur des échanges internationaux.Il y a donc un paradoxe apparent entre ces puissances qui se présentent comme des défenseurs de l’ordre international libéral tout en le subvertissant, par exemple avec l’utilisation de la force par la Russie.Comment les nouveaux enjeux que sont l’intelligence artificielle, l’environnement, la cybersécurité, influencent-ils le système de relations internationales ?Au XIXe siècle déjà, il existait des coopérations internationales pour fixer un certain nombre de règles et de normes, par exemple pour mettre en place des infrastructures pour le système de télégraphie.Mais depuis les années 1970, la nouveauté majeure est la multiplication des domaines dans lesquels la régulation est nécessaire, au point où aujourd’hui, on ne se rend plus compte que nous vivons dans un maelstrom de normes, de règles, de standards.Cela se fait par une gouvernance transnationale qui implique de nombreux acteurs, comme les États, les organisations internationales, des acteurs privés, des organisations non gouvernementales… L’affrontement entre les États-Unis et la Chine se joue aussi sur le terrain des normes et des standards.La multiplication de ces normes est le résultat d’un monde de plus en plus complexe et de plus en plus dépendant d’un nombre considérable d’acteurs. Les grandes diplomaties sont directement confrontées à cette complexification et sont obligées de s’entourer d’énormément d’experts pour parvenir à gérer des dossiers d’une difficulté technique extraordinaire.Le problème est que cette complexité et la multiplication des normes qui en résulte donnent l’impression d’une gouvernance de plus en plus opaque.Cette impression ne participe-t-elle pas à nourrir les discours appelant au retour des frontières, à la défense de la souveraineté nationale contre les institutions supranationales, au patriotisme économique et à la contestation du libre-échange ?Il y a effectivement des réactions à ce sentiment de dépossession par une gouvernance technocratique qui fixerait des règles financières, monétaires, commerciales qui seraient opaques, faites ailleurs, et qui iraient à l’encontre des peuples qui seraient pieds et poings liés à cette multitude de normes, de textes internationaux, de contraintes… Cette réaction n’est pas neuve, elle a commencé en Amérique latine dans les années 1990.Cette vision idéalisée d’un peuple uni qui essaye de secouer une domination venue de l’extérieur est évidemment problématique. Derrière cette contestation de la régulation globale, transnationale, il y a en fait un enjeu démocratique.Cela se matérialise par exemple par la montée en puissance de la question sécuritaire, au sens large du terme. Les États-nations souhaitent se protéger contre des menées extérieures, mais ça peut être plus simplement la question de la sécurisation de l’accès aux ressources. En Europe, au moment du Covid ou au moment de la crise énergétique, la question de la sécurité des approvisionnements a été centrale.Il est inenvisageable de revenir à un monde, qui n’a sans doute jamais existé, de l’indépendance et de l’autonomie totale par rapport au monde.Face à cela, que faut-il faire ? La réalité, c’est que l’encastrement des différentes données économiques, sociales, environnementales, normatives fait qu’il est de toute manière inenvisageable de revenir à un monde, qui n’a sans doute jamais existé, de l’indépendance et de l’autonomie totale par rapport au monde. Qu’on le veuille ou non, nous vivons dans un monde d’interdépendances.Selon vous, on assiste à une crise des systèmes politiques qui se caractériserait par un recul de la démocratie. Est-ce que ce recul est inédit depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ?On a été très optimistes dans les années 1990, Samuel Huttington parlait à ce moment des différentes vagues de démocratie, et affirmait qu’une grande partie du monde (surtout chrétien) rentrait dans une troisième vague de la démocratie. Aujourd’hui, certains font plutôt l’hypothèse d’une nouvelle vague d’autocratie.De fait, on a tout un tas de données et de faits qui vont dans le sens d’une crise de la démocratie, par exemple, moins de la moitié de la population mondiale vit dans un régime démocratique.Mais il ne faut pas non plus exagérer ces crises en adoptant une vision excessivement pessimiste. L’un des problèmes importants des régimes démocratiques est qu’ils donnent un sentiment d’inefficacité. L’insatisfaction qui en découle encourage à vouloir expérimenter d’autres systèmes politiques, ce qui explique l’admiration de certains à l’égard de la Chine ou d’autres pays d’Asie, où l’on a des régimes autoritaires qui connaissent une croissance relativement importante.Les démocraties libérales font donc face à une contestation interne qui prend différentes formes. Cela va de la montée de l’abstention à la critique permanente du système et de ceux qui sont au pouvoir. Il est inquiétant d’observer que les plus jeunes sont particulièrement sensibles à ces discours. Des sondages montrent que la jeunesse n’est pas si attachée au modèle démocratique et est attirée par le vote aux extrêmes.Pourtant, la qualité de vie au sein des démocraties, si on la compare à certaines époques pas si lointaines ou à d’autres endroits dans le monde aujourd’hui, est plutôt bonne…Oui, il y a peut-être un aveuglement par rapport à cette réalité. On a oublié ce que c’était, les campagnes françaises des années 1950. À l’époque, les sociologues américains qui visitaient les campagnes françaises revenaient avec une impression d’arriération d’un siècle passé. Cette réalité est en décalage complet avec l’image que l’on se fait des trente glorieuses, comme étant une période exceptionnelle où tout semblait bien fonctionner. De plus, avec les réseaux sociaux, l’information en continu, les mauvaises nouvelles, les choses qui ne fonctionnent pas bénéficient d’une couverture médiatique très importante et peut-être disproportionnée par rapport à leur importance réelle.Dans une partie de l’Occident, on a l’impression de ne plus avoir d’horizon positif.Mais surtout, quel est l’horizon ? Pendant longtemps, on a eu un horizon progressiste et révolutionnaire. Dans les années 1990, la mondialisation ouvrait certaines perspectives. Aujourd’hui, on a un sentiment de dégradation généralisée. Dans une partie de l’Occident, on a l’impression de ne plus avoir d’horizon positif, et cela pèse assez lourd sur la jeunesse et la population active.Vous écrivez que la guerre en Ukraine a mis fin à de nombreuses illusions. Qu’est-ce que vous entendez par là ?On imagine souvent les années 1990 comme étant des années d’illusion sympathique de la mondialisation heureuse, alors qu’en réalité elles ont été assez dures. Beaucoup des problèmes que nous avons laissé geler dans les années 1990 sont en train d’exploser aujourd’hui. Je pense aux conflits liés à la chute de l’U.R.S.S., aux troubles dans la corne de l’Afrique ou en République démocratique du Congo… Tous ces exemples sont des restes des années 1990. On avait l’impression que ces problèmes avaient été réglés, la guerre en Ukraine est venue nous rappeler que ça n’était pas du tout le cas.Ce conflit a également instauré l’idée d’un retour possible des grandes guerres, des grandes confrontations entre grandes puissances, alors qu’on pensait ça relégué à des temps anciens. Dans les années 1990-2000, les conflits occupaient ce qu’on appelait les États-voyous, les groupes terroristes, les « petits ». Là se pose la question du retour des guerres d’hier tout en sachant qu’on ne pourra pas les mener avec les moyens d’hier, car les grandes armées de masse n’existent plus, elles peinent à recruter et mobiliser.On parlait à l’instant du pessimisme des nouvelles générations, si en plus on leur donne comme horizon le retour de la guerre…Avant la guerre, la majorité des experts considéraient comme peu probable une invasion de l’Ukraine par la Russie, en raison du manque de rationalité d’une telle décision. Ils ont sous-estimé le poids de l’histoire dans la région et dans l’esprit de Vladimir Poutine ?Depuis le début des années 1990, les narratifs historiques jouent un rôle absolument primordial en Russie. En Russie et ailleurs, on a des gens qui expliquent que l’Occident aurait été infect avec la Russie, qu’on aurait pu aisément créer un système européen intégrant la Russie et moins dépendant des États-Unis, et surtout que l’extension de l’Otan et la guerre au Kosovo seraient responsable des troubles dans la région.Poutine reprend à son compte ce narratif, qui ne correspond pas à la réalité (ce que je montre dans le livre) auquel il y ajoute une vision tsariste. Dans son interview donné récemment au journaliste américain Tucker Carlson, il revient à des périodes historiques bien antérieures. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large qui tend à relativiser l’idée d’un XXe siècle fondateur.En Chine, par exemple, il est souvent fait référence à l’histoire impériale, qui est bien plus ancienne. En Inde, certains expliquent la perte de leur grandeur par l’occupation musulmane, qui est bien antérieure au XXe siècle. La Turquie, enfin, fait de plus en plus référence à son passé ottoman.Le recours à l’histoire dans les grands récits politiques ne se réduit donc pas à l’invocation des grands traumatismes du XXe siècle. De plus en plus, on fait face à une sorte de machine à fabriquer de l’histoire permettant de lui faire dire à peu près n’importe quoi. En Russie et en Chine notamment, la volonté de contrôler les manuels scolaires, de resserrer les boulons et de refabriquer une identité à partir d’une histoire bricolée avec des morceaux du passé pour justifier des discours politiques est de plus en plus forte. C’est une source d’inquiétude dans un monde où l’autorité académique tend à s’effriter.Malgré tout, vous terminez votre ouvrage sur cette phrase « l’optimisme n’est pas forcément une illusion ». Pourquoi ?Car on regarde toujours ce qui ne marche pas et on en oublie ce qui marche. Par exemple, la sortie de la grande pauvreté de centaines de millions de personnes, ou le fait qu’aujourd’hui, il y a très peu de risques pour un individu de mourir de guerre.Naturellement, on se concentre sur les guerres et les crises qui ont eu lieu. Mais il ne faut pas oublier toutes celles qui ont été évitées, soit par l’autorégulation du système international, soit par diverses formes de dissuasion… Au lendemain de la chute du mur, au moment de la désintégration de la Yougoslavie, on pouvait voir dans les journaux des cartes prédisant tous les conflits qu’il pourrait y avoir en Europe. Il y avait ce sentiment que tous les traités de paix liés à la Première Guerre mondiale allaient être remis en cause. En réalité, il n’y a pas eu tant de conflits en Europe par rapport à ce que certains imaginaient. Ils ont été évités par la gouvernance mondiale, par l’interdépendance économique, par l’anticipation de certains acteurs qui avaient compris que les conséquences seraient catastrophiques, etc.De la même manière, depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, on a tout de suite imaginé le pire avec le scénario d’un embrasement du conflit dans l’ensemble de la région. Pour l’instant, ça n’est heureusement pas le cas. Aussi, on oublie parfois que des conflits se sont apaisés, voire arrêtés. Par exemple, au Liberia et au Sierra Leone, après les horreurs des années 1990.Ce pessimisme ambiant s’explique certainement par le fait qu’il est bien plus coûteux d’être optimisme si on se trompe, que d’être pessimiste : on n’est jamais puni ou écarté parce qu’on prévoyait un scénario terrible qui n’a pas eu lieu. À l’inverse, un excès d’optimisme est considéré comme une forme de naïveté dangereuse. Je pense pourtant qu’il est permis d’être raisonnablement optimiste.Votre père, le politologue spécialiste de l’Allemagne, Alfred Grosser, nous a quittés ce 7 février 2024. Quelle a été son influence dans votre parcours de chercheur et d’intellectuel ?Forcément, l’intérêt pour l’international est lié, en partie, à mon père, même s’il s’intéressait à l’Allemagne alors que je travaille sur l’histoire des relations internationales en me concentrant sur ce qui se passe en dehors de l’Europe.Il m’a surtout transmis la volonté de ne pas être trop catégorique, de tenir une posture intellectuelle qui prenne toujours compte de la réalité et de la complexité du monde, en se mettant dans les chaussures des autres pour essayer de comprendre comment ils pensent, comment ils fonctionnent. Sans aller jusqu’à parler de neutralité, car on ne l’est jamais totalement, il faut d’abord comprendre pour pouvoir juger.
Pierre Grosser, Histoire mondiale des relations internationales, de 1900 à nos jours, Bouquins, 1 248 pages, 35 euros.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2024-02-22 19:00:00

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