L’Express

Influenceurs, drogues, drones et surpopulation : la honte des prisons françaises

Un gardien ferme la porte d'une cellule de la prison de Bordeaux-Gradignan, le 11 décembre 2023, à Gradignan, en Gironde




18h30, un jeudi glacial de février. Un numéro masqué s’affiche sur notre téléphone. Au bout du fil, une voix légèrement traînante nous salue. « C’est bon là, je peux vous appeler, je suis tranquille dans ma cellule. C’est comme si j’étais chez moi ! » s’amuse notre interlocuteur. Il purge une peine d’emprisonnement jusqu’en 2025 dans un centre de détention proche de Paris, dont il préfère taire le nom. Contacté directement sur les réseaux sociaux via son compte TikTok, créé il y a quelques mois, le jeune homme n’a pas hésité longtemps avant de nous répondre : déjà suivi par plus de 17 000 personnes sur l’application, il assume pleinement son activité « d’influenceur prison ». Sur son profil, il publie des vidéos de moins d’une minute, pour la plupart captées à la maison d’arrêt de Nanterre, où il a été incarcéré plusieurs mois. Morceau de rap en fond sonore, il filme ses repas, son co-détenu en train de récupérer des colis projetés dans la cour de promenade via des « yoyos » – ces bandes de tissu envoyées depuis les fenêtres comme des grappins -, les tirs de mortier entendus lors de l’anniversaire d’un prisonnier… Mais aussi la cellule minuscule dans laquelle il a cohabité avec deux autres personnes, le matelas au sol occupant tout l’espace.Les surveillants savent très bien qu’on filme, mais la plupart du temps, ils ne font rienEn trente-six mois de détention, il assure avoir acheté neuf smartphones, obtenus clandestinement moyennant « environ 400 euros ». « Ici, si vous avez de l’argent, vous pouvez tout vous procurer ou presque », lâche-t-il. Une déclaration largement confirmée par la dizaine de surveillants pénitentiaires interrogés par L’Express. « Les Nokia 3310, c’est fini. Dans les colis que réussissent à récupérer les détenus, on retrouve des iPhone, mais aussi des clés wifi, de la viande, du parfum, des crèmes de soin pour le visage… Et évidemment des stupéfiants et de l’alcool », liste Alexandre, surveillant pénitentiaire à la prison d’Annoeullin. Dans cet établissement du Nord, un influenceur du nom de « Stifleur RBX » a récemment fait parler de lui avec une vidéo filmée depuis sa cellule, qui a atteint deux millions de vues avant que son compte ne soit supprimé. Le ministère de la Justice rappelle à l’Express que ces infractions sont signalées au parquet, et que les détenus concernés « font systématiquement l’objet de sanctions disciplinaires ». Encore faut-il qu’elles soient repérées.Sur TikTok, des dizaines de prisonniers continuent de filmer leur quotidien. Dans des séquences qui reprennent tous les codes des influenceurs classiques, on peut observer les peintures écaillées, les murs effrités, les meubles défoncés ou les fenêtres déchaussées dans lesquels ils cachent leurs téléphones ou des sachets de drogue. « Les surveillants savent très bien qu’on filme, mais la plupart du temps, ils ne font rien. Ils vous prennent un téléphone, vous en récupérez un autre le lendemain. Ils ne sont pas assez, et nous, on est trop », constate notre détenu francilien. De cette phrase lapidaire, il résume la faille abyssale du système pénitentiaire français, touché par une surpopulation qui bat, chaque mois, des records.Au 1er janvier 2024, le nombre de détenus en France a atteint un pic de 75 897 personnes incarcérées – soit le chiffre le plus élevé jamais enregistré – et une densité carcérale globale de 122,9 %. Dans les maisons d’arrêt, où sont incarcérés les détenus condamnés à de courtes peines ou en attente de jugement, ce taux d’occupation explose, atteignant une moyenne de 147,6 %. En résumé, il existe bien plus de prisonniers que de places de prison. Près de 3000 d’entre eux sont ainsi contraints de dormir sur un matelas au sol, en colocation avec deux ou trois autres détenus dans des cellules prévues pour une personne. Face à cette promiscuité, les règles se relâchent. »De vraies passoires »Derrière les hauts murs d’enceinte et les barbelés, les prisons françaises sont en effet loin d’être imperméables. « Ce sont de vraies passoires, ça rentre de tous les côtés », décrit Sébastien Hecquet, responsable régional du Nord pour le Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS). À Annoeullin, Alexandre raconte par exemple avoir saisi avec ses collègues, en une nuit, plus de 900 grammes de drogue répartis dans six colis projetés dans la cour de promenade. A Bordeaux, Grenoble, Nîmes, Paris, Carcassonne, les témoignages sont les mêmes. Rien qu’à Béziers, la liste des substances confisquées par les surveillants sur l’année 2023 donne le vertige. Selon Thomas Jacquot, secrétaire national de l’Ufap-Unsa Justice, 14 kilos de cannabis y ont été retrouvés en un an, ainsi qu’une centaine de grammes de substances « type cocaïne ou héroïne », 150 doses d’anabolisants, une cinquantaine de cachets d’ecstasy, une quinzaine de couteaux, et plus de 900 téléphones. « Il y a tellement de stups en prison qu’on finit parfois par sentir le cannabis en sortant. On en rigole en se disant qu’on pourrait se faire arrêter par la police rien qu’à l’odeur qu’on dégage ! » préfère plaisanter Pierrick Bawol, surveillant au centre pénitentiaire de Grenoble-Varces depuis sept ans et secrétaire local du syndicat FO pénitentiaire.Dans cette prison construite il y a cinquante ans, où la surpopulation carcérale atteignait 152,7 % au 1er janvier 2024, le surveillant a toujours connu les projections de colis, des produits interdits habilement transférés depuis les parloirs ou même, parfois, via des confrères – une pratique « très marginale, mais dont on ne peut pas dire qu’elle n’existe pas », précise-t-il. Mais depuis quelques mois, le gardien a surtout dû s’adapter à un système de livraison inattendu. Des drones, pilotés depuis l’extérieur, se déplacent désormais au plus près des détenus dans la cour de promenade ou devant les barreaux des cellules. « On en a toutes les semaines. Ça fragilise grandement l’équilibre de la prison, alors que nous sommes déjà en sous-effectif », regrette Patrick Bawol, qui estime qu’il manquerait, en cette mi-février, « au moins dix agents » pour réaliser une surveillance convenable de l’établissement. « On pensait qu’ils avaient tout imaginé, comme des produits cachés dans les boîtes en plastique à l’intérieur des Kinder Surprise… Et puis les drones sont arrivés », confirme Paul Louchouarn, directeur interrégional des services pénitentiaires Auvergne Rhône-Alpes.Le phénomène est en augmentation : 475 drones ont survolé les établissements de la région en 2023, contre une quinzaine en 2022. Pour lutter contre ce trafic, le ministère de la Justice indique que des dispositifs de détection et de neutralisation des drones – qui peuvent coûter « plus de de 250 000 euros chacun » – ont été installés dans une cinquantaine de prisons depuis fin 2023, et qu’une vingtaine d’appareils seront installés courant 2024. En parallèle, l’administration pénitentiaire investit largement dans des systèmes de brouillages de téléphone – 89 établissements ont été équipés depuis 2017, et toutes les prisons nouvellement construites en disposent. Mais de l’aveu même de Paul Louchouarn, cette lutte technologique est un « combat sans fin » : « Nos installations sont dépassées assez rapidement, ou sont déjouées par les détenus, qui se fournissent en amplificateurs wifi, par exemple ». Les téléphones, drogues et autres colis continuent ainsi de passer les barrières des établissements, entraînant leurs lots de trafics, d’agressions, de petites vengeances et de sérieux règlements de comptes. »Violence terrible » »Il y a quelques mois, une personne a été poignardée à plusieurs reprises dans la cour de promenade sur fond de trafics de stupéfiants. Il y a de réels problèmes de violence, de racket, parfois pour des broutilles », s’inquiète Sébastien Pagès, représentant FO à la maison d’arrêt de Nîmes, souvent qualifiée d’établissement « le plus peuplé de France » – au 1er janvier 2024, sa densité carcérale s’élève à 215 %, c’est-à-dire plus du double de sa capacité. L’homme décrit des scènes ultra-violentes présentes dans des smartphones. « On a récemment retrouvé une vidéo sur le téléphone d’un détenu, sur laquelle son co-détenu est ligoté au sol, à genoux, puis roué de coups. C’est d’une violence terrible, le début de la vidéo fait presque penser aux exécutions filmées par Al-Qaïda », raconte le surveillant, qui précise que les agresseurs ont ensuite été « condamnés au pénal » pour ces actes.Les surveillants de toute la France dénoncent un manque cruel d’effectifs, des agents épuisés par les heures supplémentaires ou les vacances écourtées. Au cœur du malaise, le manque d’attractivité de la profession. « Nous estimons qu’il manquerait environ 2000 agents sur le territoire pour surveiller correctement les détenus », indique Thomas Jacquot, de l’Unsa-Ufap. « C’est aussi une question politique », ajoute son homologue Pierre Journet, représentant local à Carcassonne et surveillant depuis treize ans : « On pourrait faire du « tout répressif », avec des chiens et des fouilles systématiques… Mais l’administration juge certainement que cela exacerberait les tensions. La drogue est un fléau pour nous, mais permet d’acheter une certaine paix sociale ». A Bordeaux-Gradignan, Hubert Gratraud, délégué FO Justice, va même plus loin : « Si demain plus rien ne rentre, il suffira d’un mot de travers pour que ça parte en bagarre. C’est une sorte de contrat officieux entre les détenus et l’administration, pour que tout ne parte pas en vrille. »Dans ce centre pénitentiaire, où la densité carcérale dépassait les 215 % au 1er janvier 2024, il témoigne d’une situation « explosive ». En mai dernier, face à un taux d’occupation de 230 %, l’établissement a même bénéficié d’un dispositif « Stop écrou » – pendant trois semaines, les nouvelles incarcérations dans le quartier des hommes ont été stoppées. En juillet 2022, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) Dominique Simonnot publiait déjà des recommandations d’urgence à mettre en place au sein de la structure, s’inquiétant, après trois visites, de « conditions de vie inhumaines ». L’institution relevait alors « des atteintes graves à la dignité et aux droits fondamentaux des personnes détenues », des locaux en délabrement, des sanitaires insalubres, des lits et meubles insuffisants, la présence de rats, de cafards et une carence dans l’accès aux soins. »Traitements inhumains »Le cas de Bordeaux-Gradignan n’est pas une exception. Selon l’Observatoire international des prisons (OIP), 47 établissements ont déjà été condamnés par la justice française ou par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour des traitements inhumains ou dégradants envers les détenus. « Dans des prisons comme Bois-d’Arcy, Perpignan ou Fresnes, par exemple, l’état des murs, du chauffage, du système électrique, de l’isolation, des fenêtres, laisse largement à désirer. Cette situation génère des tensions très fortes entre les détenus et les surveillants, on a des personnes qui craquent psychologiquement », alerte Odile Macchi, responsable du pôle enquête à l’OIP. Même dans les prisons les plus récentes, les conditions de détention ne semblent pas à la hauteur. C’est le cas de l’établissement de Mulhouse-Lutterbach, inauguré en grande pompe en 2021 et érigé comme un modèle de prison moderne, étrillé par un rapport de la CGLPL de décembre 2022, qui décrit par exemple « des fenêtres qui se démontent et se remontent en quelques minutes, à main nue », « un flux d’incarcération ingérable » et une « prise en charge des détenus indigne ». Au moment de la visite des contrôleurs, fin 2022, 96 détenus vivaient à trois dans des cellules de 10 à 14 m², avec un espace disponible individuel inférieur à 3 m².Dans un tel contexte, les problèmes psychologiques et psychiatriques des personnes emprisonnées inquiètent de nombreux représentants syndicaux. A titre d’exemple, Pierre Journet témoigne depuis Carcassonne d’un prisonnier « à problème, dans un délire constant, qui ne dort pas la nuit et se promène avec une fourchette à la main », actuellement déplacé de cellule en cellule pour éviter de cristalliser les tensions. Une situation qui n’étonne plus Camille Lancelevée, maître de conférences en sociologie à l’université de Strasbourg, spécialiste de la santé mentale en prison. « Normalement, un effectif de psychologues est prévu dans chaque établissement. Cela ne veut pas dire qu’il est pourvu, ni qu’il est suffisant face à la densité carcérale », pointe-t-elle. Selon une étude nationale sur la santé mentale en population carcérale sortante (SPCS) publiée en février 2023, la moitié des personnes interrogées à leur sortie de détention est ainsi concernée par un trouble lié à une drogue, un tiers des hommes et la moitié des femmes souffrent de troubles anxieux ou de l’humeur, 10 % des hommes et un sixième des femmes présentent un syndrome psychotique, et un quart des hommes et la moitié des femmes sont sujets aux insomnies.De quoi parfois compromettre la réinsertion des détenus. « C’est un mirage », tranche Sébastien Pagès, qui rappelle que les activités et effectifs médicaux sont « réfléchis pour le nombre théorique de détenus, et non le nombre réel de personnes incarcérées ». Sur le sujet, l’étude SPCS est claire : près de 32 % des hommes interrogés indiquaient ne pas avoir eu accès aux activités sportives durant leur détention, près de 42 % n’ont pas pu accéder aux parloirs, plus de 68 % n’ont pas bénéficié des activités socioculturelles et 76,5 % n’ont pas pu accéder à la formation professionnelle. »Plan 15 000″Pour venir à bout de ce cercle vicieux engendré par la surpopulation carcérale, le ministère de la Justice tente bien d’intervenir, notamment via l’annonce, en 2018, du « plan 15 000 » – pour 15 000 nouvelles places de prison prévues d’ici 2027. Pour un coût budgétaire prévisionnel de 4,5 milliards d’euros, ce programme prévoit notamment que 80 % des prisonniers seront placés dans une cellule individuelle. « Le problème, c’est qu’il y a à la fois un souci de calibrage du nombre de places par rapport à l’augmentation probable du nombre de prisonniers d’ici 2027, et un retard colossal sur la construction de ces places », résume Patrick Hetzel, député (LR) du Bas-Rhin et auteur d’un rapport d’information sur le sujet publié en mai dernier. Selon le ministère de la Justice, 4300 places ont été créées fin 2023 – contre 7000 places initialement prévues pour 2022. « Il y a le retard lié au Covid, mais pas seulement. Beaucoup de communes refusent de voir un établissement s’installer sur leur territoire, l’APIJ [Agence pour l’immobilier de la justice, en charge de la construction des prisons, NDLR] n’est pas suffisamment organisée, les autorisations tardent », note Patrick Hetzel.Parmi les places déjà livrées, son rapport souligne d’ailleurs qu’un « certain nombre d’entre elles relevaient de programmes de constructions annoncés en 2012 ou 2014 », et que « certaines ont été livrées dès l’année 2017, et donc mises en service bien avant l’annonce du plan 15 000 ». Concernant les 8000 places censées ouvrir entre 2022 et 2027, « tout porte à croire que ce délai ne sera pas tenu et qu’un reliquat significatif de places sera livré d’ici 2029 ou 2030 ». « La politique carcérale aujourd’hui ne permet ni la réinsertion ni l’absence de récidive. Les conditions de détention, elles, ne sont pas dignes d’un Etat moderne », regrette le député. En attendant, les condamnations pleuvent : en juillet dernier, la CEDH a de nouveau épinglé la France pour les « conditions de détentions subies » par trois détenus de la prison de Fresnes (Val-de-Marne). Lorsque ces derniers ont saisi l’institution, en janvier 2019, le taux de surpopulation de l’établissement atteignait les 197 %.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2024-02-18 18:00:00

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