L’Express

En Arménie, le destin brisé des réfugiés du Haut-Karabakh

Des réfugiés arméniens du Nagorny Karabakh à Goris, dans l'attente d'être transférés vers d'autres villes du pays, le 30 septembre 2023 en Arménie




En cette matinée glaciale d’hiver, le brouillard cache les sommets enneigés du mont Ararat, d’habitude visible à plusieurs centaines de kilomètres. Des dizaines de réfugiés du Haut-Karabakh font la queue dans la neige fondue qui vire à la gadoue, devant le parvis de l’école de musique de Masis, à 20 kilomètres au sud de la capitale Erevan. Ce bâtiment tout droit sorti de l’époque soviétique est réquisitionné par les bénévoles de l’Ugab (Union générale arménienne de bienfaisance) qui distribuent de l’aide de première nécessité : cartons de pâtes, sucre, lait concentré, couvertures, et parfois des couches pour bébés.Par des températures négatives, bonnets et chapeaux de fourrure vissés sur les têtes,les réfugiés de tous âges semblent encore exsangues, cinq mois après avoir été contraints d’abandonner leur terre ancestrale. Leur visage creusé témoigne de la quasi-famine à laquelle ils ont survécu lors du blocus de neuf mois par les autorités azerbaïdjanaises, empêchant tout ravitaillement d’atteindre le Haut-Karabakh de fin 2022 à l’automne 2023.A partir du 25 septembre, 100 000 habitants du Haut-Karabakh, une enclave qui était essentiellement peuplée d’Arméniens, ont fui vers l’Arménie après les violents bombardements par l’armée azerbaïdjanaise. Partis du jour au lendemain après que leur gouvernement autoproclamé a fait reddition, les « Artsakhtis » – comme on les appelle en Arménie – sont venus sans rien, ayant à peine eu le temps d’emporter une valise de vêtements ou leurs maigres économies. Ils sont presque 12 000 à s’être installés à Masis, chef-lieu de la région d’Ararat, et dans ses environs ruraux.Pour l’Arménie, pays du Caucase peuplé de moins de 3 millions d’âmes, les accueillir représente un défi considérable. « Le gouvernement ne peut pas couvrir à lui seul les besoins de ces réfugiés. C’est pourquoi il a créé un consortium d’organisations humanitaires, dont il coordonne les actions », précise Inessa Margaryan, directrice des projets humanitaires à l’Ugab Arménie.Vie chère et crise de l’emploiEnregistrés dès leur arrivée dans une base de données nationale, les réfugiés ont été répartis par les autorités à travers les 11 régions arméniennes – 30 % se sont retrouvés à Erevan et ses alentours. Si la quasi-totalité a trouvé un logement, l’intégration reste encore difficile. « On ne trouve du travail nulle part ici », témoigne Sego Harutunyan, 22 ans, un ancien soldat de l’enclave. Le jeune militaire, qui affiche en fond d’écran de son téléphone le monument emblématique du Haut-Karabakh – une sculpture en tuf rouge représentant les visages stylisés d’une grand-mère et d’un grand-père –, a fui le 27 septembre avec ses deux frères et ses parents, avec qui il partage désormais un appartement dans la région d’Ararat. Il pense bientôt partir en Russie pour y travailler, comme l’auraient déjà fait des milliers d’Artsakhtis. »L’Arménie subit une crise du logement, avec des prix de l’immobilier qui explosent, et un fort taux de chômage », résume Benyamin Poghosyan, analyste géopolitique au think tank APRI, basé à Erevan. Pour leur venir en aide, le gouvernement a alloué 100 000 drams (230 euros) à chacun des nouveaux arrivants, ainsi qu’une aide mensuelle au logement de 50 000 drams (115 euros) pour six mois. Mais cette seule aide reste insuffisante face à l’inflation. « Et les paiements arrivent souvent en retard, parfois de plusieurs mois », s’agace Sego Harutunyan, l’ancien soldat.Varujan, 52 ans, a, lui, reçu toutes les aides de l’Etat auxquelles il avait droit. Avec sa femme, il a monté son épicerie à Masis, où il vend le fameux Jingalov Hats, pain fourré aux herbes et à l’ail, spécialité du Haut-Karabakh. A sa table, Nona, la quarantaine, originaire de Shosh, fait découvrir avec écœurement sur son téléphone la vidéo du dictateur d’Azerbaïdjan lham Aliev paradant triomphalement avec sa femme dans cette ville, au lendemain de l’exode des habitants. « Qu’ont-ils fait de nos affaires ? se demande-t-elle. Et surtout, pourquoi le monde entier n’a-t-il pas réagi ? »Statut juridique flouSi la communauté internationale est souvent pointée du doigt pour son inaction, le ressentiment des Artsakhtis se dirige surtout vers le gouvernement arménien et son premier ministre, Nikol Pachinian, qui n’a pas soutenu le Haut-Karabakh, contrairement à ce qu’il avait fait en 2020 et 2022. « Ils nous ont laissés tomber, je n’ai plus confiance en eux », souffle Mihran, père de deux enfants qui s’est reconverti en chauffeur de taxi dans la capitale. Ancien fonctionnaire dans l’administration à Stepanakert, il montre son passeport dont le numéro commence par « 070 », caractéristique des citoyens du Haut-Karabakh. Leur statut est difficile à comprendre : les Arméniens d’Artsakh (le nom du Haut-Karabakh) sont des citoyens arméniens possédant le statut de réfugiés : ils peuvent à ce titre prétendre à des droits civiques (comme l’accès aux aides sociales et à l’éducation), mais n’ont pas le droit de vote – pour cela, ils doivent demander un nouveau passeport, ce qui en frustre plus d’un.D’autant plus que le Premier ministre envisage un référendum constitutionnel pour, entre autres, renoncer définitivement à la qualification du Haut-Karabakh comme territoire arménien. « Maintenant que les Artsakhtis ont tous fui, Pachinian veut en quelque sorte clore le chapitre du Haut-Karabakh arménien, explique Benyamin Poghosyan. Il pense sans doute que cest sa seule option pour éviter une nouvelle guerre. » Le président Ilham Aliev a déclaré en décembre dernier que les accords de paix, actuellement en discussion, ne pourraient aboutir que si l’Arménie effaçait toute mention du Haut-Karabakh dans sa Constitution.Cette stratégie suscite des doutes. Car malgré la reprise de l’enclave convoitée par l’Azerbaïdjan depuis plus de 30 ans, la rhétorique de Bakou continue de menacer l’intégrité territoriale de l’Arménie, que plusieurs parlementaires azerbaïdjanais appellent publiquement « Azerbaïdjan occidental ».Peur d’une nouvelle guerrePrès de la frontière azerbaïdjanaise, la crainte d’une nouvelle attaque de Bakou est palpable. De fait, « seuls 5 000 Artsakhtis se sont installés dans le Syunik [NDLR : situé au sud du pays, entre l’Azerbaïdjan continental et son enclave du Nakhitchevan], car ils ont peur que l’Azerbaïdjan n’envahisse cette région convoitée », précise Patil Kechichian, cheffe de projet à l’ONG Santé Arménie.A Vardenis, une ville vivant de l’agriculture et de l’artisanat, dans la région de Gegharkunik, à 20 kilomètres de l’Azerbaïdjan, l’angoisse d’une nouvelle guerre se lit dans les yeux d’Anna Vardanyan, responsable de l’accueil des réfugiés d’Artsakh à la mairie. « D’ici, on voit les montagnes d’Azerbaïdjan, montre-t-elle du doigt depuis la fenêtre de son bureau. Et là, c’est la ville de Sotk, où des affrontements ont eu lieu en 2022. »Quelques réfugiés sont venus chercher, en cette fin janvier, des systèmes de chauffage distribués gratuitement par l’Ugab. Parmi eux, une mère et son fils de 3 mois. Son prénom : Artsakh. « C’est lui qui nous fera rentrer à la maison, un jour », glisse sa mère. Un rêve qui semble pour l’instant bien lointain.



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Author : Emma Collet

Publish date : 2024-02-17 17:00:00

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