L’Express

Nicolas Tenzer : « Poutine sait que s’il utilise le feu nucléaire, sa disparition sera inéluctable »

Vladimir Poutine le le 8 décembre 2023




C’est le parfait contrepoint à La défaite de l’Occident d’Emmanuel Todd. Dans Notre guerre, Nicolas Tenzer analyse l’aveuglement des démocraties occidentales face à l’idéologie « révisionniste » et aux nombreux crimes du régime russe. Le géopolitologue, professeur à Sciences Po et président du Centre d’étude et de reflexion pour l’action politique, invite à une « pensée stratégique » qui prenne la mesure de la la « guerre perpétuelle » qu’entend nous livrer Vladimir Poutine.L’Express : Emmanuel Todd annonce la « défaite de l’Occident » dans son nouveau livre. Qu’en pensez-vous ?Nicolas Tenzer : Il est indéniable que l’Europe amorce son déclin démographique. Elle peut certes envier la croissance chinoise, mais celle-ci marque le pas. En revanche, sur le plan des valeurs et des principes, partout dans le monde, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique latine, quels que soient les croyances religieuses ou les héritages culturels, dissidents et protestataires revendiquent des valeurs qui sont plus universelles qu’occidentales. La demande de liberté, de dignité, de droits de l’homme est partagée par des populations qui peuvent être musulmanes, hindoues ou de tradition confucéenne.Emmanuel Todd épouse les vieux schémas de l’orientalisme, qu’on retrouvait en partie chez Samuel Huntington. Combien de fois n’a-t-on pas entendu proclamer que la Chine ne serait jamais mûre pour la démocratie en raison du confucianisme, les pays arabes et l’Iran de l’islam, l’Afrique parce qu’elle « ne serait pas encore entrée dans l’histoire » (selon les mots de Nicolas Sarkozy alors président de la République) et la Russie en raison de sa prétendue « slavité » qui la conduirait à l’esclavage ? Ces représentations naturalistes et culturalistes ont la vie dure. Les choix politiques, non la culture, déterminent le destin des peuples. Il n’y a pas de déterminisme historique : les sociétés évoluent. L’établissement de la démocratie à Taïwan, l’Hirak en Algérie, les protestations au Bélarus et en Birmanie en sont de bons exemples. Todd, fasciné par la Russie et indifférent à ses crimes, affiche un mépris pour les Ukrainiens, ignorant leurs aspirations démocratiques.Selon vous, la grande faiblesse des Européens est surtout de n’avoir pas, longtemps, pris au sérieux la menace représentée par leurs adversaires autoritaires, et notamment la Russie. Pourquoi ?La corruption de certains en Occident, l’influence invasive du régime russe, la présence dans l’entourage de certains politiques de lobbyistes pro-russes et l’absence de sens moral l’expliquent en partie, mais la faillite dans l’analyse de politique étrangère est un facteur aussi déterminant. Au-delà de l’horreur qu’ils devraient inspirer, les crimes massifs commis par la Russie depuis vingt-quatre ans – Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Afrique – ont été comme mis en lisière de l’analyse stratégique. Rien qu’en Syrie, Poutine a tué plus de civils que Daech. Les dirigeants n’ont pas perçu que le crime était aussi le message sur le plan stratégique. Nos responsables ont fermé les yeux devant la réalité des actes de Poutine par manque d’intelligence. Une partie de l’école réaliste, ou plutôt ce que Raymond Aron nommait le « pseudo-réalisme », n’a pas tenu compte de la menace russe. Il y a eu une faute d’appréciation – malgré les alertes de certains d’entre nous – sur la nature de ce régime. On a voulu voir dans la Russie une permanence – sans même évoquer les clichés romantiques sur la « Russie éternelle » -, ce qui a empêché de constater les réalités idéologiques du poutinisme. Ils l’ont normalisé comme si c’était un régime comme un autre. La Russie a su d’autant mieux jouer sur notre peur devant les risques d’ « escalade » qu’ils étaient aveugles sur ses intentions. »La Russie de Poutine s’est affaiblie elle-même »Vous avertissez sur le fait que les adversaires des démocraties occidentales répondent à des logiques différentes des nôtres…Leur type de rationalité n’est pas la même. Le saisir requiert une compréhension fine des objectifs de ces régimes. Si le développement économique de la Russie avait été la priorité de Poutine, il aurait eu intérêt à avoir des bonnes relations avec l’Europe et les Etats-Unis, alors que la Chine représentait la vraie menace pour son pays. La Russie de Poutine s’est affaiblie elle-même. Les pays européens et les Etats-Unis avaient tout fait pour coopérer avec Moscou, avec l’Acte fondateur Otan-Russie en 1997, ou avec des financements de l’Union européenne, de la BERD ou du FMI. L’UE avait même défini une Russia first policy. Une Russie en paix et coopérative aurait assuré son développement économique, fait le bonheur et la prospérité de son peuple et n’aurait pas sacrifié les infrastructures, les écoles ou la recherche à des moyens uniquement tournés vers les agressions militaires et la propagande – son budget est estimé au minium à 3 milliards de dollars. Mais l’idéologie de Poutine ne se soucie pas du bien-être du peuple, ni même d’une puissance durable de la Russie. Ce n’est pas son objectif fondamental. Il entend réviser les frontières de la Russie et surtout détruire les normes et les règles du droit international. Poutine a parfaitement réalisé ce qu’il voulait. C’est un intérêt idéologique, non un intérêt au sens où les analystes l’entendent habituellement.Nous n’avons pas assez tenu compte des idéologies qui influencent Poutine, tels l’eurasianisme ou le penseur slavophile néonazi Ivan Iline. Emmanuel Macron a d’ailleurs repris, sans le savoir, l’expression « Europe de Lisbonne à Vladivostok » forgée par Alexandre Douguine et titre d’un article de 2010 de Poutine lui-même. Le président français n’a été instruit sur l’idéologie derrière cette notion.En Chine, le rôle de l’idéologie est plus fort avec Xi Jinping que sous Hu Jintao ou ses prédécesseurs. On a beaucoup dit que si la Russie voulait saborder l’ordre international, la Chine souhaitait le conserver pour s’en servir. C’est moins vrai aujourd’hui. Le régime de Pékin affiche une volonté révisionniste bien plus radicale que par le passé. L’Iran est aussi une puissance de plus en plus révisionniste. D’un point de vue pragmatique, le régime de Téhéran aurait bien plus intérêt à normaliser ses relations avec l’Occident plutôt que de chercher à déstabiliser le Moyen-Orient. La recherche de la puissance par les dictatures est ainsi moins nouée à un intérêt de développement économique et de prospérité qu’à un exercice visant à rendre impuissants les autres pouvoirs. Elle va à l’encontre d’une politique de coopération et d’alliances raisonnables. Or, sur le plan intellectuel, nous restons mal armés devant ces menaces, en ne percevant pas que nous sommes vraiment en guerre. C’est une lutte globale, avec notamment une menace russe permanente en Géorgie, au Bélarus, en Afrique, au Venezuela… Or, nous n’avons pas conçu de stratégie horizontale pour contrer Moscou sur le long terme.Vous dites même que nous serions « entrés dans la guerre perpétuelle ». Vraiment ?Tant que nous laissons la Russie gagner en Ukraine, nous lui permettons de reconstituer ses forces et continuer. Cela donnerait un argument à Pékin pour renforcer ses pressions contre Taïwan, sa mainmise en mer de Chine méridionale, ou son influence en Asie, en Afrique ou en Amérique latine. Cet enchaînement nous mènera non pas à un conflit mondial généralisé, mais à une forme de guerre perpétuelle, avec beaucoup de victimes civiles et des régimes qui basculent dans la terreur, comme en Syrie ou avec la junte birmane.Des réalistes nous disent que la guerre a toujours fait partie du genre humain. C’est oublier les spécificités des guerres de Poutine. Il s’agit de guerres absolues, avec une volonté de destruction du camp adverse, non de guerres classiques ou territoriales comme le prétend la propagande. Son objectif n’est pas juste de récupérer une partie de l’Ukraine. L’idéologie de Poutine a quelque chose de radical que beaucoup refusent de penser, car cela impliquerait d’agir de manière tout aussi radicale.Mais selon Emmanuel Todd, Poutine a parfaitement conscience que la Russie est en déclin démographique. Il voudrait simplement profiter du créneau qui lui reste pour ne pas avoir l’Ukraine sous influence occidentale comme voisin immédiat…Il faut écouter les discours de Poutine. Lui-même a dit que la Russie n’a pas de frontières. On ne peut être plus clair. Il ira jusqu’où il peut aller, soit de manière directe, avec une agression militaire comme en Ukraine, soit de manière indirecte, avec la volonté d’affaiblir et de détruire le fonctionnement démocratique des institutions occidentales. Le récit de Todd est biaisé : Poutine ne supporte pas l’idée d’une démocratie à ses côtés, ni en Ukraine, ni au Bélarus, ni en Géorgie – pas plus que Pékin avec Taipei. Ce n’est pas une question de soi-disant mainmise de l’Occident. Poutine veut l’asservissement ou la mort.La Russie est aujourd’hui dans une perspective de « no future ». Il y a un culte de la mort, qui s’applique non seulement à l’extérieur, en Ukraine ou en Syrie, mais aussi sur le plan interne. La catastrophe démographique russe a été fabriquée par Poutine lui-même. »Dans un scénario de guerre conventionnelle, la Russie n’a aucune chance »Mais, sur le plan militaire, la Russie a repris l’ascendant. Dans l’intérêt même de l’Ukraine, l’heure n’est-elle pas venue de négocier ?Ce discours sur les négociations et la nécessité de trouver un accord de paix fait partie de la propagande du Kremlin dont il faut expliciter les deux formes. Celle, dure, qualifie les Ukrainiens de nazis ou explique que Porochenko aurait tué des Ukrainiens russophones dans le Donbass. La propagande douce vise à instiller l’idée que l’Ukraine ne peut pas gagner cette guerre et qu’il faut donc négocier. Elle a envahi l’esprit de certains dirigeants qui ne sont nullement pro-Kremlin.Accepter des négociations voudrait dire abandonner la Crimée et une partie du Donbass. Cela signifierait que l’agression paie – étrange signal envoyé à Pékin ou d’autres -, et que le droit international reste bafoué. Or sa violation non sanctionnée est au cœur des objectifs de Moscou et signerait sa victoire idéologique.Par ailleurs, tant que des territoires restent sous la domination russe, cela voudrait dire tortures, exécutions sommaires et déportations d’enfants. Nous donnerions l’autorisation à Poutine de poursuivre ses crimes.Enfin, nous trahirions notre parole quant à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Nous abandonnerions notre exigence que les crimes de guerre, contre l’humanité, de génocide et d’agression, perpétrés par Poutine, soient un jour punis. Nous laisserions tomber toute perspective d’obtenir des réparations de guerre pour des dommages parfois estimés à 2 trillions de dollars. Qui payerait alors ? Faudrait-il demander aux contribuables européens ou américains ?Ne craignez-vous pas le risque d’un engrenage ? Certains évoquent le spectre d’une troisième guerre mondiale…Le discours apocalyptique est ancien dans la phraséologie du Kremlin. Il vise à nous auto-dissuader depuis le début. Dmitri Medvedev a averti que « les quatre cavaliers de l’Apocalypse sont en route », le patriarche Kirill évoqué l’Antéchrist. Ce récit sur la troisième guerre mondiale alimente l’idée que la Russie serait une puissance précisément mondiale. Mais c’est surtout un chantage envers l’Occident, qui a fonctionné jusqu’en 2022, voire après. Le message est clair : devant une puissance nucléaire, nous ne pourrions plus rien faire. Or, rien ne nous dit que si l’on avait répliqué directement contre les forces russes entrées en Ukraine en février 2022, cela aurait abouti à une troisième guerre mondiale. Cela aurait sans doute arrêté l’agression. On a vu pendant le Covid-19 combien Poutine avait peur de la mort. Il sait que s’il utilise le feu nucléaire, sa disparition en sera la conséquence inéluctable.Les Américains ont d’ailleurs évolué à ce sujet. Au début, Joe Biden affirmait maladroitement que le risque de guerre nucléaire était sérieux. Mais en 2023, il a fait savoir qu’il était maîtrisé. Les Etats-Unis ont des moyens d’observation qui leur permettent d’être avertis à temps en cas de préparation d’une attaque nucléaire par la Russie. Nous ne sommes certes pas dans un risque zéro. Mais on ne sait pas non plus comment réagirait la chaîne de commandement si Poutine en donnait l’ordre. Dans un scénario de guerre conventionnelle, la Russie n’a aucune chance en face de forces américaines qui disposent de vingt fois plus de capacités, sans parler des alliés de l’Otan.Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, par Nicolas Tenzer. L’Observatoire, 600 p., 28 €.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/nicolas-tenzer-poutine-sait-que-sil-utilise-le-feu-nucleaire-sa-disparition-sera-ineluctable-SY3UAQIWY5FFZGGEK5BG2F3H3M/

Author : Thomas Mahler

Publish date : 2024-02-14 15:21:23

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express

ATVC. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . On est bien à Marseille * On est bien à Paris * On est bien ici . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .