L’Express

Mercosur : « En s’opposant à ce traité de libre-échange, la France affaiblit sa voix en Europe »

Des agriculteurs se tiennent sur un tracteur en face du bâtiment de Rennes Métropole, le 1er février 2024 à Rennes




En tant que conseiller agricole de Jacques Delors pendant dix ans à Paris et à Bruxelles, et directeur général de l’Agriculture à la Commission européenne jusqu’en 2010, je comprends la détresse et l’exaspération des agriculteurs français, confrontés depuis vingt-cinq ans aux déficiences de la partie française de la Politique agricole commune (PAC). Ces déficiences sont désormais bien documentées : surtransposition des normes européennes, application bureaucratique de celles-ci par des textes souvent kafkaïens, installation sur des exploitations de trop petite taille, délais prohibitifs des autorisations pour de nouvelles infrastructures agricoles – bâtiments d’élevage, méthanisation… -, recherche et innovation insuffisantes. S’y ajoutent les erreurs de politique économique, comme les 35 heures qui ont contribué à mettre en difficulté les activités agricoles fortement utilisatrices de main-d’œuvre, comme les fruits et légumes ou l’abattage.Contrairement à ce qu’on entend couramment en France, la PAC n’est pour rien dans ces problèmes, en tout cas jusqu’en 2022. La Politique agricole commune a été fondamentalement réformée en 1992 puis en 2003 avec la mise en place d’un système d’aides au revenu découplées de la production d’un montant annuel de 40 milliards d’euros. Ces aides sont destinées à compenser les coûts de production plus élevés des agriculteurs européens, et à rémunérer le respect des bonnes pratiques agricoles et environnementales. Depuis 1992, le revenu réel moyen des agriculteurs français, qui reçoivent annuellement 7 milliards d’euros d’aides au revenu de la PAC, a presque doublé, au prix d’une augmentation importante, bien qu’encore insuffisante, de la taille moyenne des exploitations. Ce système incite les agriculteurs à produire ce que demande le marché.Diabolisation des pesticides, sacralisation du bioEn revanche, la PAC applicable à partir de 2023 dans le cadre du « Pacte vert » et de l’approche « De la ferme à la fourchette » est très critiquable. Elle soumet les agriculteurs à de nouvelles contraintes qui n’ont qu’un rapport lointain avec la lutte contre le changement climatique : jachère obligatoire, rotation des cultures, réduction de 50 % des pesticides – heureusement rejetée par le Parlement européen en novembre 2023 -, objectif de 25 % de production bio. Ces contraintes vont entraîner une réduction de la production agricole européenne et du revenu agricole, mettant en cause notre sécurité d’approvisionnement. En outre, leur caractère unilatéral n’aura aucun effet sur le climat, le reste du monde ne faisant à peu près rien. La diabolisation des pesticides autorisés et la sacralisation du bio sont idéologiques et ne reposent sur aucune analyse sérieuse.Dans ce contexte, les accords de libre-échange (ALE) sont devenus le bouc émissaire des errements de la politique agricole française. Directeur général du commerce extérieur à la Commission européenne de 2011 à 2019, et responsable de la négociation des principaux ALE critiqués, je peux témoigner que, dans ces accords qui ont été conclus depuis quinze ans, jamais l’agriculture n’a été sacrifiée pour obtenir des concessions dans l’industrie et les services, bien au contraire. Ainsi, les appellations d’origine, introduites dans la législation de l’Union en 1992 sur le modèle français, sont protégées dans tous nos ALE, même dans l’arrière-cour des Etats-Unis, à leur grand déplaisir. Depuis quinze ans, la balance commerciale agroalimentaire de l’UE a gagné 60 milliards d’euros d’excédents supplémentaires, pour dépasser 70 milliards d’euros en 2023.La compétitivité de l’agriculture française en questionAu même moment, la balance agroalimentaire de la France a stagné autour de 7 milliards d’euros, malgré un feu de paille de 9 milliards en 2022. Cela signifie que l’agriculture française a un problème majeur de compétitivité avec ses homologues de l’UE. Le développement d’un déficit agroalimentaire français important avec l’UE, qui ne cesse de s’aggraver depuis 2015, en témoigne. L’agriculture française a bénéficié des ALE qui lui ont permis de compenser la dégradation de sa position dans l’Union. La progression de 68 % de ses exportations agroalimentaires vers le Canada depuis l’entrée en vigueur en 2017 du CETA, l’accord bilatéral entre ce pays et l’UE, le prouve amplement. Les importations de viande bovine canadienne ont été négligeables. La seule critique importante que l’on peut adresser à l’UE est la libéralisation imprudente des importations en provenance d’Ukraine qui ont perturbé sérieusement les marchés de la volaille, des œufs, du sucre et des céréales, sur laquelle elle est en train heureusement de revenir.Venons-en au Mercosur, qui cristallise toutes les oppositions ces derniers jours. Tout d’abord, cette zone sud-américaine représente un marché stratégique. L’excédent commercial global de l’UE avec le Mercosur ne cesse de s’amenuiser. En vingt ans, la part de marché de l’UE dans le Mercosur a été divisée par deux au bénéfice de la Chine, passant de 35 % à 18 %. A l’inverse, les ALE avec les autres pays d’Amérique Latine ont permis d’y maintenir la part de marché de l’UE. En outre, le Mercosur est l’une des rares zones du monde où la France a un excédent commercial important de 4,5 milliards d’euros en biens et services.Mercosur : le beurre et l’argent du beurre ?Le Mercosur pose un problème particulier dans la mesure où il constitue la zone la plus compétitive du monde pour la viande bovine, la volaille et le sucre, qui sont les produits agricoles les plus sensibles dans l’UE, en particulier en France. C’est pourquoi des précautions particulières ont été prises avec la fixation de contingents tarifaires très bas pour ces trois produits, de l’ordre de 1 % de la consommation de l’UE. Ces contingents sont, de facto, un plafond quantitatif. En effet, au-delà de ces quantités, des droits de douane normaux, et dissuasifs, s’appliquent, avec en plus une clause de sauvegarde spécifique. Par ailleurs, les gains de l’UE sur les autres produits – vins et spiritueux, produits laitiers, produits transformés – sont très significatifs. Les effets négatifs des contingents tarifaires sont négligeables pour le sucre et la volaille.Le cas de la viande bovine est plus difficile. Avec la mise en œuvre de ce contingent, la production européenne baisserait de 1 % et les prix de 2 %. Cela n’a rien à voir avec la catastrophe annoncée par certains, mais ce n’est pas négligeable pour des agriculteurs dont les revenus sont parmi les plus bas. Il suffirait d’en profiter pour aider davantage la production de viande bovine extensive, dans nos magnifiques prairies permanentes, fierté de nos paysages et puits de carbone. Il en coûterait une enveloppe annuelle de 100 millions d’euros en France, sans commune mesure avec les énormes gains globaux de l’accord avec le Mercosur.Les fameuses clauses miroirs, devenues la panacée ces derniers jours, méritent un développement particulier. Tout d’abord, tous les produits entrant dans l’UE doivent respecter les normes sanitaires et phytosanitaires de l’UE. Ainsi, un produit contenant des résidus d’un pesticide interdit dans l’UE pour des raisons de santé sera interdit à l’importation. Les viandes produites à partir d’hormones et d’antibiotiques de croissance sont strictement interdites à l’importation. Les viandes exemptes de ces traitements doivent faire l’objet d’un certificat vétérinaire officiel du pays exportateur. Ces normes ne peuvent jamais faire l’objet d’une négociation dans un accord de libre-échange. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le bœuf et le porc canadien ne rentrent pas dans l’UE pour le moment.En revanche, pour les normes de production relatives à l’environnement, au bien-être animal ou à d’autres questions sans rapport avec la santé, les clauses miroirs sont injustifiées. On ne voit pas pourquoi les pays tiers accepteraient de telles clauses, surtout lorsqu’ils sont soumis à des contingents tarifaires restrictifs. Par ailleurs, les agriculteurs de l’UE reçoivent 40 milliards d’euros d’aides au revenu pour compenser l’écart de coûts de production. Ce serait demander le beurre et l’argent du beurre. A moins que l’objectif caché soit d’empêcher toute négociation d’accord. Le jour lointain, mais certain, où l’agriculture entrera dans le marché du carbone dans l’UE, les clauses miroirs sur les normes environnementales liées au changement climatique deviendront justifiées, faute de quoi le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) frontière s’appliquera.Un refus idéologique des accords de libre-échangeIl reste, toutefois, des problèmes sérieux à régler avec le Mercosur. L’intégration de l’accord de Paris sur le climat comme clause essentielle dont la violation entraînerait la suspension de l’accord. Le règlement déforestation de l’UE interdisant l’importation de produits issus de la déforestation. Ou encore le MACF, dont l’application respective n’est pas négociable. Si ces problèmes sont réglés, ce qui est loin d’être le cas pour le moment, prétendre s’opposer à l’accord Mercosur au nom de l’agriculture serait faire preuve d’un manque de vision géostratégique impressionnant dans la nouvelle situation du monde.Le gouvernement Attal semble avoir pris la mesure des errements de la politique agricole de la France. Peut-être aussi de ceux du « Pacte vert » européen, que ses deux prédécesseurs ont approuvé à Bruxelles. Pour autant, l’approche idéologique anti ALE, sans aucun argument sérieux, est désormais gravée dans le marbre, avec le Mercosur comme symbole. La voix de la France en sortira affaiblie en Europe. Elle n’aura pas assez d’alliés pour constituer une minorité de blocage des accords commerciaux de compétence exclusive de l’UE, pour lesquels une majorité qualifiée au Conseil et une majorité simple au Parlement européen suffisent, sans vote des parlements nationaux. Ce n’est pas le meilleur moyen de faire entendre ses intérêts légitimes dans ces accords.* Jean-Luc Demarty est l’ancien directeur général de l’Agriculture (2005-2010) puis du Commerce extérieur (2011-2019) à la Commission européenne.



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Publish date : 2024-02-05 15:08:31

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