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La raclette, un plat français ou suisse ? L’incroyable histoire d’un hold-up gastronomique

Un "scaper" prépare une raclette lors des premiers Championnats du monde de raclette, à Morgins, le 28 octobre 2023.




Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car comme le disait déjà Bossuet au XVIIe siècle, « c’est à table qu’on gouverne ».Il est devenu le plat iconique de nos hivers, celui qui ne nécessite absolument aucune compétence en cuisine : la raclette. Ce fromage, produit de part et d’autre des Alpes, a envahi nos salons grâce à son sens inné de la convivialité. Les chiffres donnent le tournis : la France consomme près de 2 kilos par an et par foyer de raclette et celle-ci pourrait même bientôt détrôner le camembert à la deuxième place des fromages les plus consommés en France, juste après l’emmental. En 2023, le plat devient même le deuxième préféré des Français derrière le poulet-frites, selon un sondage CSA.Une passion française qui a fait de la raclette un emblème de notre gastronomie. Un touriste, qui débarque pour la première fois à Paris en plein hiver, va jeter son dévolu sur les escargots au beurre d’ail, le bœuf bourguignon… et ce plat fromager si réconfortant lorsque les températures baissent. La raclette a gagné ses lettres de noblesse. Au point de se retrouver aujourd’hui au cœur de certains palaces parisiens. Le chef Jean-François Rouquette (Pur’, une étoile Michelin) propose, dans le patio du Park Hyatt Paris-Vendôme, un « menu raclette » dans une réplique d’un chalet montagnard avec des produits d’exception : les fromages suisses de Saint-Niklaus nature, fumés et à l’ail des ours, un assortiment de charcuteries de montagne, saucisses de Montbéliard et pommes grenailles. Avec le dessert et l’entrée, il faut tout de même débourser la bagatelle de… 210 euros par personne. Plus besoin pour la clientèle fortunée d’aller jusqu’à Courchevel, Paris l’a fait : la raclette grand luxe est née !Une tradition chez les bergersMais quel a été son vrai berceau ? La Suisse avec sa raclette du Valais ou la France avec sa raclette de Savoie ? Sur cette question, avantage à nos voisins helvétiques… Au XI et XIIe siècle, d’importants mouvements migratoires de paysans sont signalés dans les mondes alpin et jurassien suisses permettant l’installation « d’un habitat permanent très important à plus de 2000 mètres d’altitude », raconte Anne-Lise Head-König dans le Journal of Alpine research.Le mot raclette n’existe pas encore mais l’action de « racler » les meules va très rapidement devenir une tradition chez les bergers. Les premières traces écrites font mention d’un « fromage rôti » au XIIe siècle chez les paysans des montagnes suisses du canton du Valais, comme le raconte Marie-Suzel Inzé dans son livre La Suisse, passion fromages : « L’un des vignerons, l’histoire veut qu’il s’appelle Léon, eut l’envie d’un repas chaud. Avec un feu mais aucun ustensile, pas facile à faire la cuisine… Qu’à cela ne tienne ! Léon fit cuire son fromage directement sur le feu. On imagine la divine surprise à la dégustation. L’apprenti cuisinier venait d’inventer le fromage rôti. »Gaspard Ambüel, un médecin suisse de Sion, détaille en 1574 comment les montagnards se mettent à consommer le fromage : « On prépare un feu à l’aide de rameaux entassés de roses des Alpes […] On s’assoit, on tire de son petit sac ou de sa besace quelques provisions, chacun selon ses moyens et l’on fait fondre des fromages savoureux, gras, doux et tendres, à l’âpre saveur. »Si la pratique est donc relativement bien documentée, l’origine géographique exacte ne fait pas totalement consensus au sein de la Confédération helvétique. Preuve en est : en 2018, David Lewis, un Britannique, s’est vu refuser le passeport suisse car il aurait eu le malheur de situer, lors de son entretien d’obtention du fameux sésame, l’origine de la raclette en « Suisse romande » et non en « Suisse alémanique ». Si la raclette a parfois déclenché une querelle de cantons pour s’en approprier la paternité, il semble que c’est bien dans le Valais qu’elle a gagné sa popularité. Ce n’est qu’en 1909 que le nom « raclette » sera inventé par le poète Oscar Perrollaz, lors de l’Exposition cantonale valaisanne, en référence à une chanson qu’il a composée.Raclette aux champignonsUn coup marketingIl faudra attendre 1973 pour la voir se démocratiser en France à travers un prodigieux coup marketing. Lors d’un voyage en Suisse, un employé des fromageries RichesMonts s’extasie devant la pratique conviviale de la raclette et flaire un extraordinaire filon. Le contexte est propice à son développement. En France, le plan « neige » (1964-1977) est lancé. Il a pour but de développer les stations de haute montagne : la Plagne, Les Arcs, Isola 2000 ou bien encore Tignes. Au total, près de 150 000 lits sont construits. Reste à nourrir toutes ses bouches qui reviennent affamées de leur journée de descentes. RichesMonts démarre alors la fabrication massive de meules de fromage à raclette. Afin de rendre la pratique encore plus accessible, la fromagerie lance, en 1975, en collaboration avec la marque française Tefal, le premier appareil à raclette domestique avec 6 coupelles anti-adhésives, les fameux « poêlons ». C’est aussi dans les années 1970 que la raclette de Savoie – qui a une Indication géographique protégée (IGP) depuis 2017 – prend son essor. La France a ainsi su tirer tout le potentiel de cette invention suisse. Son savoir-faire en matière de fromage et son prestige gastronomique feront le reste. Aujourd’hui, beaucoup d’autres fromages français (le morbier, la fourme ou bien l’abondance) sont aussi plébiscités par les Français pour être « chauffés ».Afin de poursuivre leur développement, la tomme, l’emmental et la raclette de Savoie veulent s’associer afin de créer une appellation d’origine contrôlée (AOP), comme celle dont bénéficie le canton suisse du Valais depuis 2003, qui reste pour le moment peu exportée. Dans les colonnes du Monde, Benoît Tornay, le président suisse d’une laiterie, regrette : « L’appellation est venue trente ans trop tard. On ne fait aujourd’hui pas le poids pour défendre notre raclette d’origine face aux fromagers industriels. »De la poudre de lait pour faire de la racletteEt c’est là où le bât blesse. La raclette est devenue si populaire que le marché a été inondé par les industriels. Près de 9 fromages à raclette sur 10 qui sont produits en France (60 000 tonnes au total) ne sont pas de « terroir » et peuvent contenir… de la poudre de lait ou du lait caillé congelé. Si on se penche de plus près sur l’étiquette, nos fameux morceaux prédécoupés dans les barquettes sont remplis de coagulants, d’additifs et de colorants. Comme le E235, de la natamycine, un antibiotique naturel, un fongicide employé comme conservateur dans le domaine alimentaire. Pour ces fromages industriels, le lait utilisé peut également provenir de coopératives liées à l’industrie agroalimentaire qui entretiennent la précarité d’un prix d’achat très bas, dénoncée aujourd’hui par beaucoup d’agriculteurs en colère.Quelques conseils simples pour être sûr de se faire une bonne raclette : achetez chez votre fromager, privilégiez les AOP et AOC et surtout… le lait cru !Mais une question subsistait dans ce duel fratricide entre la France et la Suisse : qui produit la meilleure raclette ? En octobre dernier, près de 90 fromages – et leurs producteurs – ont fait le déplacement à Morgins, un village du Valais, pour les championnats du monde de la raclette. Trois catégories au programme : au lait cru d’alpage, au lait cru et « autres fromages à raclette ».Et 10 000 amateurs ont fait le déplacement pour voir le triomphe… de la Suisse. Tous les prix ont été remportés par des Helvètes à l’exception de l’Exploitation agricole à responsabilité limitée Les Noisetiers, située à Leschaux, en Haute-Savoie. Les Français se sont arrogé la médaille d’argent dans la catégorie du lait cru. Si la majorité des compétiteurs sont bien suisses ou français, des meules de Belgique, du Canada, d’Italie et de Roumanie étaient également en lice. Et la prochaine édition devrait voir concourir des producteurs en provenance du Royaume-Uni, du Japon, de Norvège, de Suède et même du Kirghizistan. La raclette n’a plus de frontières.Nos conseils fromagerie à Paris :Taka & Vermo : 61 bis, rue du Faubourg Saint-Denis 75010 ParisLaiterie de Paris : 74, rue des Poissonniers, 75018 ParisFromagerie Racines : 2, rue Ferdinand-Flocon, 75018 Paris



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Author : Charles Carrasco

Publish date : 2024-02-03 19:00:00

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