Après trois jours d’une offensive éclair, des rebelles islamistes opposés au régime de Bachar el-Assad, dominés par le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), ont pris le contrôle de la « majeure partie » d’Alep, deuxième ville du pays. Ces violences sont les premières d’une telle ampleur depuis des années en Syrie, où les belligérants soutenus par différentes puissances régionales et internationales aux intérêts divergents étaient dans une phase de guerre d’usure, avec des bombardements réguliers sur les zones tenues par l’opposition.Le directeur de l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) a déclaré à l’AFP que djihadistes et rebelles, dont certains soutenus par la Turquie, avaient rapidement pris de vastes secteurs d’Alep « sans rencontrer de résistance significative ». Pour L’Express, Arthur Quesnay, docteur en sciences politiques, affilié à l’université Paris I Panthéon Sorbonne, analyse cette attaque qui relance brutalement le conflit syrien. Entretien.L’Express : Le groupe djihadiste HTS et ses alliés ont pris le contrôle de la « majeure partie » d’Alep, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Était-ce prévisible ?Arthur Quesnay : On s’attendait à une attaque du groupe Hayat Tahrir al-Sham, aussi dit HTS, contre le régime syrien. Depuis longtemps, HTS laissait entendre qu’il voulait profiter de l’opportunité du retrait du Hezbollah libanais pour défendre le sud Liban et des frappes israéliennes massives contre les cadres iraniens en Syrie. Convaincus que l’affaiblissement de l’axe de la résistance leur donnait une vraie chance pour réouvrir la bataille d’Alep et un nouvel horizon stratégique. Par ailleurs, HTS savait que l’armée syrienne est exsangue et incapable de tenir la ligne de front seule, encore moins de mener des combats urbains. La situation actuelle est radicalement différente de 2020 lorsque le régime, soutenu par ses alliés russes, iraniens, milices irakiennes et Hezbollah libanais, parvenait à reprendre plus de 30 % de la province d’Idlib, alors tenue par HTS.Ainsi, si l’on s’attendait à une attaque de HTS pour conquérir quelques villages et diminuer la pression militaire sur Idlib, la surprise vient de la rapidité de l’effondrement des forces du régime. En à peine deux jours de combats la ligne de front s’est effondrée, le régime n’avait pas de plan B. Incapable de contre attaquer ou de mener des combats urbains, on a assisté à une débandade. Le régime évacue ses troupes du nord du pays sans parvenir à établir une nouvelle ligne de front. Après avoir conquis Alep presque sans combats, HTS est ce soir entré de la ville de Hama. Personne ne sait où le régime va parvenir à établir une ligne de front.Cette attaque met un terme à des années de calme très relatif dans le Nord-Ouest syrien…On était dans une situation de guerre d’usure, mais pas d’accalmie. Depuis le gel des lignes de front en 2020, les bombardements étaient hebdomadaires contre les zones tenues par l’opposition au nord du pays, notamment contre Idlib, contrôlée par le HTS, où plus de 3 millions de déplacés vivaient dans la misère de camps de fortune. Dans le reste du pays, la répression des services de sécurité du régime contre la population n’a jamais faibli. En l’absence de vainqueurs, la guerre était loin d’être terminée, ce que prouvent ces récents événements.Que sait-on au sujet du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham ?A l’origine, il s’agit d’un groupe djihadiste formé après une scission au sein du Jabhat al-Nosra, qui était la branche syrienne de l’État islamique. L’EI suivait un projet de califat, avec un djihad tourné vers l’étranger, une répression massive contre la population et l’ensemble des groupes refusant de lui faire allégeance, alors que certains cadres du Jabhat al-Nosra, comme Abu Mohammed al Jolani, l’actuel leader de HTS, voulaient rejoindre la révolution syrienne pour faire tomber le régime de Bachar el-Assad. La rupture avec l’État Islamique en 2013 a été sanglante et jusqu’à aujourd’hui le HTS et l’EI s’affrontent. De son côté, HTS tente de se normaliser et d’obtenir une reconnaissance internationale. Par exemple, en modérant ses modes de gouvernance et en combattant ouvertement l’EI, il espère est être retiré des listes qui le recensent parmi les groupes terroristes. D’ailleurs, depuis 2015, les frappes occidentales contre les cadres djihadistes ont toujours évité les positions du HTS.Le groupe revendique plus de 30 000 hommes, peut-être plus de 10 000 en réalité, entraînés et motivés, mais aussi bien équipés et très organisés, comme le montrent les vidéos qui nous parviennent. Ils n’ont quasiment pas de soutien à l’international. L’armée turque les considère d’ailleurs comme un groupe terroriste. La force de HTS a été avant tout de préserver son autonomie stratégique avec un souci de contrôler des points économiques importants, comme les postes frontières. HTS s’est donné les moyens de ses ambitions là où les autres groupes rebelles sont passés sous contrôle turc et sont connus pour leur corruption.Comment analysez-vous le timing de cette attaque, alors que l’allié du régime syrien, le Hezbollah libanais, est occupé sur le front de la guerre avec Israël ?L’affaiblissement de l’axe de résistance iranien, avec des bombardements réguliers d’Israël, ainsi que le retrait des forces d’élites du Hezbollah libanais pour le sud Liban, ont de facto fragilisé les zones de front syriennes et le régime.En termes de perspectives stratégiques, le HTS se devait de bouger et de changer le rapport de force s’ils voulaient éviter l’étouffement dans la poche d’Idlib, avec des problèmes de gouvernance insolubles – 3 millions de déplacés pour seulement 9 000 fonctionnaires payés par HTS – et des bombardements réguliers. Idlib était semblable à Gaza. Une fois hégémonique, HTS n’avaient d’autres choix que d’attaquer pour relancer le jeu. La stratégie de terre brûlée du régime syrien et son refus de négocier une sortie de conflit se sont finalement retournés contre Bachar el-Assad dès lors que le rapport de force régional a basculé avec la guerre au Liban et l’affaiblissement de ses alliés.D’après les témoignages de l’OSDH, il n’y a pas eu de combats, les autorités se sont retirées d’Alep. Le régime de Bachar el-Assad a-t-il les moyens de reprendre la ville rapidement ?Impossible. Son armée est en pleine débandade et le régime n’a jamais remporté seul combat urbain. À part tenir la ligne de front à 15 kilomètres d’Alep grâce aux bombardements russes, le régime n’avait pas de plan B. Dès lors que cette ligne de front s’est fracturée, c’était terminé, d’où l’absence de combats importants. Comme en 2012-2013, le régime est actuellement en train d’abandonner ses positions au profit des forces démocratiques syriennes (les FDS, une milice kurde opérant surtout au nord de la Syrie). Les autorités syriennes parlent de « repli stratégique », mais en réalité il s’agit d’une défaite massive. La prise d’Alep porte un coup très dur au régime de Bachar el-Assad, qui avait construit son autorité sur la reprise de la ville en 2016. HTS s’est emparé de beaucoup de matériel militaire, ce qui va probablement en faire un acteur militaire de premier plan. Avec le retour d’opérations militaires d’envergures, le conflit syrien se retrouve dans la même situation de fluidité et de volatilité qu’en 2013.Depuis hier, la Russie soutient le régime syrien par des frappes sur les quartiers occupés. Est-ce utile ?La Russie frappe en continue les zones occupées par l’opposition depuis des années. Mais l’utilisation de l’aviation ne sert à rien. Il s’agit d’opérations punitives où ils bombardent des zones civiles. Il est quasiment impossible de renverser la situation sans l’appui de troupes au sol. Aussi, le HTS aurait récupéré des moyens de défense antiaérienne aux forces du régime syrien et donc la possibilité de contrer ces frappes.Le retour de l’État islamique et des groupes rebelles à Alep pourrait-il amorcer une chute de Bachar el-Assad, ou du moins fragiliser son pouvoir ?Fragiliser le pouvoir très certainement. Néanmoins, il est encore trop tôt pour parler de la chute du régime. Trois éléments ressortent de cette attaque. D’abord, sur le plan politique, en faisant chuter le régime dans le nord du pays, le HTS remporte un crédit révolutionnaire longtemps recherché, devenant un acteur de premier plan. Ensuite, sur le plan militaire, la conquête de nombreuses bases militaires et d’immenses quantités de matériels et munitions vont permettre à HTS de recruter massivement et de construire une véritable armée. Enfin, les gains territoriaux sont immenses : Alep, la deuxième ville du pays ; Hama est en train de tomber ; et qui sait ensuite. Ces gains sont cruciaux dans la perspective des négociations qui viendront par la suite. Que ce soit avec les groupes rebelles de l’opposition, avec les pays de la région, ou encore avec les forces Kurdes soutenues par les Occidentaux.
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Author : Célia Cuordifede
Publish date : 2024-11-30 18:07:00
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