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L’Express

La kétamine, drogue, placebo ou thérapie prometteuse ? Les dessous d’une bataille scientifique

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Docteur Jekyll et Mister Hyde. La kétamine a deux visages. D’un côté, l’augmentation de sa consommation à usage récréatif pour ses effets dissociatifs, stimulants et euphorisants inquiète les autorités. D’autant que ses conséquences sur la santé restent moins connues que ceux d’autres drogues plus populaires. De l’autre, la kétamine suscite de nombreux espoirs chez les chercheurs et les médecins pour le traitement de la dépression, des crises suicidaires aiguës, voire d’autres troubles cognitifs.Son mauvais visage a connu une médiatisation inédite fin 2023 lorsque Matthew Perry, qui incarnait Chandler dans la série Friends, est mort noyé dans son jacuzzi après une trop forte dose. L’acteur en faisait d’ailleurs un double usage. La kétamine lui était prescrite de manière supervisée dans le cadre de sessions de thérapie pour dépression. Mais lorsqu’une augmentation de dosage lui a été refusée, il s’est tourné vers des dealeurs et des médecins peu regardants. Plus récemment, la kétamine a fait parler d’elle à l’occasion de saisies records. 224 kilos interceptés le 9 septembre dernier par la police belge lors d’un contrôle de routine sur une autoroute. 212 kilos confisqués le lendemain à Ibiza, l’île espagnole connue pour sa vie nocturne. Des chiffres qui suggèrent une augmentation des volumes afin de satisfaire une demande en hausse.Consommation plus fréquente et à plus haute dose : dangerLa dernière enquête Oppidum, un dispositif de surveillance de l’usage de substances psychoactives du Réseau français d’addictovigilance, confirme cette augmentation de la consommation. Le document, récemment diffusé par l’Agence nationale du médicament (ANSM), repose sur une enquête nationale menée en octobre 2023 sur 5 358 sujets. Il fait état d’une multiplication par cinq de l’usage de kétamine entre 2013 et 2023. « Il s’agit d’un signal très fort, qui confirme les données des autres centres d’addictovigilance. Nous observons une diversification du profil des usagers qui en consomment plus fréquemment, par voie nasale, dans des quantités allant jusqu’à plusieurs grammes par jour », s’alarme la Pr Joëlle Micallef, pharmacologue à l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille. « Nous connaissions les risques liés à un usage ponctuel, mais de nouveaux problèmes apparaissent avec ces consommations plus fréquentes, poursuit la spécialiste. Heureusement, il existe déjà une littérature très riche à ce sujet, puisque l’Asie (Chine, Taïwan et Hongkong) fait face à ce type de consommation depuis 20 ans environ ».Ces recherches font état de complications principalement lorsque la poudre de kétamine est reniflée, le mode le plus populaire chez les consommateurs. Ainsi, l’irritation des cloisons nasales peut aller jusqu’à leur perforation, comme avec la cocaïne. Surtout, ces voies très vascularisées favorisent le passage dans le sang, et comme la kétamine augmente la pression artérielle, cela peut entraîner des accidents vasculaires cérébraux. Une utilisation intensive peut également provoquer des complications urinaires. Parmi elles, des cystites interstitielles, qui engendrent des inflammations semblables aux infections urinaires, voire des insuffisances rénales, ou la réduction de la taille de la vessie jusqu’à 100 voire 50 millilitres seulement, contre 300 à 600 ml normalement. « Des usagers vont uriner avec des douleurs et jusqu’à 20 fois par jour, voire plus », décrit le Pr. Micallef. Cercle vicieux : pour calmer les douleurs, certains reprennent de la kétamine. Si l’arrêt de la consommation peut permettre un retour à la normale, dans le cas contraire les dégâts peuvent s’avérer irréversibles et conduire à la chirurgie.Les dérivés de synthèse compliquent la situationA tous ces problèmes s’ajoutent ceux déjà connus : hallucinations terrifiantes, état délirant, crise d’angoisse, perte de mémoire… Les effets hallucinogènes peuvent durer plusieurs jours, selon un rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives. Il n’y a pas, en revanche, d’addiction physique. « On ne constate pas de manifestation de dépendance forte comme celles liées à la cocaïne. Mais certains patients décrivent parfois un « craving » [NDLR : une pulsion de consommation doublée d’un caractère irrépressible] », indique le Pr. Micallef. Les médecins parlent alors plutôt d’un trouble de l’usage.Des dérivés de la kétamine sont aussi apparus ces dernières années. Ils sont facilement accessibles sur des sites Internet dédiés aux nouveaux produits de synthèses (NPS), qui imitent les effets des drogues en reprenant leur structure moléculaire – en remplaçant un atome de chlore par un de fluor par exemple -, mais en la modifiant légèrement afin de contourner la loi sur les stupéfiants. Le Pr. Micallef, également chargée de la vigilance sur les NPS dérivés de kétamine, a récemment rendu un rapport à l’ANSM. Elle fait état d’une myriade de produit : méthoxétamine (MXE), fluorexétamine (FXE), hydroxétamine (HXE), deschlorokétamine (DCK, DXE, 2-OXO-PCM), deschloro-N-ethyl-kétamine (2-OXO-PCE) et 2-fluorodeschloroketamine (2F-DCK, 2-FK). Pour l’instant, seule la MXE a été interdite en France.Une quarantaine de cas d’utilisation ont été officiellement répertoriés sur le territoire. « En addictologie, on dit que 1 % des problèmes est déclaré, on peut donc multiplier ce chiffre par 100. Sans surprise, leur capacité à passer sous les radars réduit les possibilités pour les médecins et chercheurs de comprendre leurs dangers avec précision. Néanmoins, deux décès et 12 cas graves impliquant la 2F-DCK ont été rapportés en Europe. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives a donc décidé de mettre en ligne un guide et une application, visant à informer les consommateurs.Des résultats thérapeutiques « phénoménaux »Face à cette longue liste de dangers, il pourrait apparaître paradoxal que la kétamine soit vue d’un aussi bon œil par les médecins et chercheurs. Mais cette position repose sur une série de récents résultats qui montrent un effet bénéfique dans le traitement des dépressions et des crises suicidaires, alors que 9 000 personnes se suicident chaque année en France et que la dépression reste le trouble psychiatrique le plus fréquent.En 2018, une équipe française (GHU Paris, CMME, CHU Nîmes) a ainsi publié une étude suggérant que les idées suicidaires des personnes ayant reçu de la kétamine ne durent que quelques heures après son administration, contre six à huit semaines pour les patients ayant reçu un traitement classique. Les chercheurs ont voulu confirmer cette piste et ont publié, en 2022, de nouveaux travaux dans la revue BMJ. Ils ont recruté des patients souffrant de crise suicidaire aiguë ainsi que de troubles bipolaires ou de dépressions sévères et leur ont injecté soit un placebo, soit de la kétamine à faible dose (0,5 milligramme par kilogramme, soit 0,035 g pour une personne de 70 kilos). Quelques jours plus tard, ils ont constaté la disparition d’idées suicidaires chez 63 % des patients ayant reçu de la kétamine, contre 32 % pour les autres.Toujours en 2022, une autre équipe française (Inserm/CNRS/AP-HP/Sorbonne Université, AP-HP) a testé l’efficacité de la kétamine chez des patients souffrant d’une dépression résistante (des personnes pour qui deux types d’antidépresseurs classiques n’ont pas fonctionné, soit 30 % des patients dépressifs). Dans leur étude, publiée dans la revue JAMA Psychiatry, les chercheurs ont administré trois doses de kétamine par infusion (0,5 mg par kg) à un groupe de 26 patients pendant une semaine. Ils ont constaté une nette amélioration de leur état. « Ils étaient plus optimistes, ignoraient plus facilement les informations négatives et ne surestimaient pas leurs croyances négatives », détaille Liane Schmidt, chercheuse à l’Institut du Cerveau, coautrice de l’étude. Ces effets étaient, par ailleurs, corrélés avec l’amélioration de leur état dépressif. « Cela suggère que la kétamine peut créer un terrain plus fécond aux idées positives », ajoute la chercheuse. Un effet utile notamment dans le cadre d’une psychothérapie. Mieux encore, les effets bénéfiques ont été constatés quatre heures après la première administration, alors que les antidépresseurs classiques agissent en moyenne au bout de trois semaines. « L’effet que nous avons observé semble phénoménal, mais nous devons répliquer ces résultats », prévient Liane Schmidt. »Nous avons lancé une nouvelle étude qui comprend de nouveaux tests et des IRM du cerveau », confirme Philippe Fossati, chercheur à l’Institut du Cerveau, professeur de psychiatrie à Sorbonne Université, chef du service de psychiatrie à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière (Paris) et également coauteur de cette étude. Les deux scientifiques veulent comprendre plus précisément le mécanisme d’action de la kétamine qui, contrairement aux antidépresseurs, agit sur la voie du glutamate, le principal neurotransmetteur excitateur du cerveau. « Il s’agit d’un sujet brûlant en recherche fondamentale, mais la littérature scientifique n’est pas assez riche pour tout expliquer », souligne Liane Schmidt. Les chercheurs savent néanmoins que la kétamine se connecte aux récepteurs NMDA (essentiels à la mémoire) du cerveau, ce qui conduit à la création de synapses et donc de nouvelles connexions neuronales. La kétamine agit donc sur la plasticité du cerveau. « Mais nous ne comprenons pas encore comment, ni ce que cela provoque », poursuit Liane Schmidt. Les modèles théoriques suggèrent que cela pourrait avoir un effet sur les aires d’apprentissage, mais cela reste à confirmer. »Il faut surveiller les risques de près »Tous les scientifiques ne sont toutefois pas aussi enthousiastes. L’évaluation de la Haute autorité de santé souligne trois des quatre essais cliniques sur la kétamine et l’eskétamine, un dérivé de kétamine développé par le laboratoire Janssen qui s’administre par spray nasal, présentent des effets bénéfiques peu différents d’un placebo, rappelle le Pr. Micallef. Selon elle, il n’est pas exclu que l’efficacité de la kétamine s’explique plutôt par l’effet placebo lié à la prise en charge des patients, qui sont reçus plusieurs fois par semaine à l’hôpital dans un cadre idéal, avec un suivi psychologique, etc. Le docteur Fossati et la chercheuse Liane Schmidt veulent d’ailleurs répondre à cette question dans leur future étude. Le Pr. Micallef s’inquiète aussi des dangers potentiels de l’usage de la kétamine à l’hôpital. « Il faut surveiller de près les risques urinaires, hépatiques, biliaires ainsi que les troubles de l’usage que l’on retrouve chez les consommateurs de kétamine récréative », ajoute-t-elle, tout en reconnaissant que la qualité des produits est encadrée à l’hôpital, et les doses administrées bien moindres. »Effectivement, il faut se montrer vigilant, mais nous traitons déjà plusieurs centaines de patients par an et n’avons pas constaté de phénomène de sevrage lors de l’arrêt du traitement, ni de développement de dépendance ou de troubles cognitifs », rassure le docteur Pierre de Maricourt, psychiatre, chef de service au Centre hospitalier Sainte-Anne (Paris). Quant au manque d’efficacité pointé par certaines études, le clinicien lui oppose des résultats probants sur le terrain. « Ce traitement a révolutionné nos pratiques de soins. La dernière étude que nous avons publiée sur l’eskétamine montre 40 % d’efficacité sur des patients déprimés résistants, là où des études montrent que seuls 10 % des patients réagissent à un troisième traitement classique, affirme-t-il. La kétamine n’est pas la panacée, mais si elle ne fonctionnait jamais, on ne s’acharnerait pas ».L’eskétamine : coût élevé, mais gain de temps importantUne dernière critique concerne le coût. Si la kétamine est tombée dans le domaine public – une ampoule ne coûte que quelques euros -, un flacon d’eskétamine, lui, est facturé autour de 200 euros, pour une efficacité a priori équivalente. Pourtant, seule l’eskétamine a reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le traitement de la dépression. La kétamine, elle, est uniquement autorisée à l’hôpital et sous supervision. « Pour obtenir une AMM, il faut mener des études d’efficacité et sur la tolérance qui coûtent extrêmement cher. Seuls des laboratoires privés peuvent le faire », rappelle Pierre de Maricourt. Le retour sur investissement s’obtient alors grâce au brevetage d’un nouveau médicament. Dans le cas de la kétamine, Janssen a simplement modifié la configuration spatiale de la kétamine et développé une solution par spray.Malgré tout, l’eskétamine conserve les faveurs des psychiatres. « Nous n’avons pas d’eskétamine à la Pitié Salpêtrière – trop cher, selon l’AP-HP -, ce qui est un scandale », tempête Philippe Fossati. « L’administration de l’eskétamine peut pourtant s’effectuer en hospitalisation de jour sans bloquer de lit. Et on pourrait traiter beaucoup plus de patients, car un spray se prodigue en quelques secondes, contre 40 minutes pour une intraveineuse, sans compter le temps de préparation très coûteux en temps infirmier », poursuit-il. Le docteur Pierre de Maricourt confirme : « A Sainte-Anne, nous pouvons utiliser les deux, mais nous avons fait le calcul : nous traitons beaucoup plus de patients avec l’eskétamine ». Dans une période de crise du personnel à l’hôpital, l’atout n’est pas négligeable.La kétamine entretient encore bien d’autres espoirs. Une étude expérimentale publiée en 2019 dans la revue scientifique Nature Communications suggère des effets potentiellement intéressants sur le traitement de l’alcoolisme. Et l’hôpital Sainte-Anne commence à la tester contre les troubles de stress post-traumatiques et enregistre des données préliminaires positives. L’hôpital psychiatrique ne s’arrête pas là, puisqu’il vient également de lancer une étude sur l’effet de la psilocybine – principe actif des champignons hallucinogènes – sur la dépression. Les investigations sur les effets potentiellement bénéfiques des psychotropes sur la santé ne font donc que commencer.

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Author : Victor Garcia

Publish date : 2024-09-29 09:00:00

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