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L’Express

Chasse aux « taupes », « mentalité de gang »… Les dérives des groupes « Are we dating the same guy ? »




Les photos défilent. Jonas à la plage, Jonas dans un bar, Jonas fait du parapente. Jonas fait 1m85, est Sagittaire et veut des enfants. Ces données*, ce Parisien d’une trentaine d’années les destinait à l’application de rencontre sur laquelle il était inscrit avant de faire la connaissance de sa compagne, hasard de la vie, dans un bar de la capitale. Mais un jour, une amie lui écrit : ces informations (photos comprises) viennent d’être diffusées sur un groupe Facebook privé dont elle taie le nom. Elle lui partage toutefois la teneur des commentaires postés sous la publication. « Des femmes disaient me connaître mais je n’avais aucune idée de qui elles étaient, on commentait mon physique pour dire que j’avais une tête de ‘mec de droite' », s’emporte-t-il au téléphone. Jonas est d’autant plus à vif que ces informations auraient été postées par sa compagne de l’époque, avec laquelle il avait « des projets », insiste-t-il.Alertée par des amies de l’existence du profil de Jonas sur une application de rencontre, celle-ci aurait voulu s’assurer de la fidélité de son compagnon en demandant conseil auprès d’un groupe de femmes basées en France dont elle est membre, intitulé « Are we dating the same guy ? ». Le principe : soumettre le profil d’un homme pour recueillir d’éventuels retours d’expérience à son sujet et ainsi éviter les mauvaises surprises. « Je lui ai évidemment demandé de supprimer cette publication. De quoi étais-je accusé ? D’avoir fréquenté des applications de rencontre avant de la connaître ? Je n’avais absolument rien fait, mais ma vie privée se retrouvait étalée devant des inconnues comme si j’étais ‘présumé coupable’ de quelque chose. Évidemment, la confiance était rompue… » Le couple s’est séparé, l’amie qui a donné l’alerte a été exclue du groupe pour avoir « violé le règlement ».Bienveillance et sororité »Les femmes s’élèvent enfin contre les pièges de la culture des applications de rencontres, et ripostent ». C’était il y a à peine deux ans, dans les colonnes du Guardian. A l’époque, une partie de la presse anglo-saxonne et du petit monde de l’influence féminine s’emballait devant la naissance du concept américain « Are we dating the same guy ? ». On avait alors en tête les nombreux scandales sexuels révélés dans le sillage du mouvement #MeToo. Et le rôle joué par certains whisper networks, des canaux de discussion informels souvent composés de femmes partageant discrètement des informations sur des comportements abusifs ou dangereux, qui ont notamment contribué à rassembler des témoignages au sujet du producteur américain Harvey Weinstein. On en apprenait plus, aussi, sur la face cachée des applications de rencontres (65,3% des utilisateurs de Tinder seraient déjà engagés dans une relation, selon une étude récente), jusqu’au rôle que ces technologies joueraient dans l’augmentation des violences sexistes et sexuelles, comme l’a démontré l’Université Centrale de Floride en 2021.Aujourd’hui, il existerait plus de 200 groupes Facebook de ce genre, de New York (où le concept est né) à Jacksonville, de Miami à Dubaï, en passant par la Belgique, le Royaume-Uni et la France. Certains cumulant quelques centaines de membres, d’autres des dizaines de milliers. Il faut dire qu’à première vue, ces groupes ont tout d’un cocon de bienveillance et de sororité. Au-delà de leur ambition (chasser les red flag, c’est-à-dire des comportements à fuir), la plupart des règlements mis en place commandent de s’abstenir de tous commentaires méchants, de jugements sur l’apparence physique des hommes ou de moqueries – ceux-ci étant axés, promet-on sur la plupart des groupes, « sur la protection des femmes et non sur la haine des hommes ».Lieu de travail et profils LinkedIn divulguésL’ennui, avec les red flag, c’est que la notion peut aussi bien recouvrir de véritables comportements violents et dangereux, que l’infidélité, en passant par le ghosting (ne plus donner signe de vie pour signifier la fin d’une relation), voire… un « mauvais feeling ». Sur l’un de ces groupes, toujours en France, le cas d’un fringuant sexagénaire est ainsi disséqué par quelques femmes car il est « très occupé et rarement disponible les week-ends ». Pour alimenter et éclairer la discussion, l’initiatrice du sujet n’hésite pas à donner photos et détails sur la vie familiale de l’individu, ainsi que sur l’état de santé de l’un de ses enfants. Verdict de l’une des commentatrices : « Marié et ça se lit dans ses yeux que le gars est gourmand ». Sur un autre individu, auquel est reproché une rupture douloureuse par une femme restée anonyme, une autre juge qu’il « a un regard de commercial ». Pour certains, la discussion peut aller jusqu’à la divulgation de leur lieu de travail, ou même leur profil LinkedIn. »Ces groupes répondent à un besoin réel de se sentir protégées en tant que femmes, car le climat qui entoure les rencontres est devenu très anxiogène, notamment depuis l’affaire du violeur de Tinder », explique Véronique Reille-Soult, experte en stratégie de réputation et en communication de crise et spécialiste de l’opinion. Le problème, c’est que comme tout collectif important, qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, il peut y avoir des dérives (mensonge, vengeance, voyeurisme…). Il serait utopique de croire que l’esprit de sororité pourrait prévenir ce type d’excès ». Pour la spécialiste, ces communautés subiraient les effets de deux facteurs. D’abord, la solitude de ses membres. « Paradoxalement, les applications de rencontre favorisent ce sentiment. Si bien que certaines femmes ressentent le besoin de comparer leur vie à celle des autres, se trouver des points communs. Ce qui peut favoriser un effet ‘surenchère' ». Ensuite, le fonctionnement en vase clos de ces groupes, pourtant pensé pour préserver la sécurité de leurs membres. « Lorsque vous lisez quotidiennement des histoires d’hommes qui se sont mal comportés, vous pouvez finir par croire que tous les hommes sont mauvais, et développer une forte méfiance. D’où le fait que l’on voit apparaître sur ces groupes des femmes en couple depuis des années qui, sans raison apparente, exposent leur conjoint pour ‘vérifier’ s’il est fiable. C’est évidemment problématique, car sur ces communautés se trouvent aussi des membres qui témoignent parfois de faits gravissimes comme des viols, mais dont le propos s’en trouve potentiellement noyé au milieu du reste ».Il serait utopique de croire que l’esprit de sororité pourrait prévenir ce type d’excèsVéronique Reille-Soult, experte en stratégie de réputation et en communication de crise et spécialiste de l’opinion »Les femmes vivent avec une double peur… »Splendeur et misères du modèle américain… « Même si ces groupes peuvent partir d’une intention tout à fait louable, l’infidélité ou le ghosting ne sont pas condamnés par la loi pénale… Il ne faudrait pas confondre morale et justice, rappelle Maître Archambault, avocat au barreau de Paris. Le problème de ces groupes est qu’ils s’inspirent de leur parent américain, où la liberté d’expression connaît moins de limites qu’en Europe (où il existe le RGPD), et en France, où l’article 9 du Code civil est très clair sur le fait que chacun a droit au respect de sa vie privée ». En somme : « même si des informations à caractère personnelles sont disponibles sur LinkedIn ou une application de rencontre, rien n’autorise que celles-ci soient reprises et diffusées ailleurs, même s’il s’agit d’une communauté dont l’accès est restreint, car cela peut potentiellement mener à du doxing, voire à du harcèlement ». « Cela étant, souligne le spécialiste, tromper son interlocutrice sur sa situation personnelle (mentir sur son emploi, sa situation maritale…) pour obtenir des faveurs sexuelles – ce que certaines femmes subissent véritablement, notamment lors de rencontres sur les applications de rencontre – peut aussi être puni par la loi. Mais est-ce sur ce type de groupes que la question pourra se régler ?… »Zoé** fait partie de ces femmes membres de groupes « Are we dating the same guy ? » qui ont accepté de répondre aux sollicitations de L’Express. Au bout du fil, la jeune étudiante raconte le harcèlement de rue subi pendant ses années collège, les angoisses qu’elle traîne depuis l’enfance (« j’ai grandi avec cette idée qu’on ne sait jamais sur qui on peut tomber »). Pour elle, les femmes vivent avec une « double peur », sous forme de question : « quelle personne ai-je en face de moi, et quel homme ai-je en face de moi ». Alors quand on l’interroge sur les potentielles dérives des groupes « Are we dating the same guy ? », la réponse fuse : « quand je me suis fait harceler plus jeune, ces groupes n’existaient pas ». Selon Zoé, il ne faudrait pas se tromper de cible. « Ces communautés sont des révélateurs, des conséquences de ce qui se passe déjà ».Chasse à la « taupe »Mel** est une femme, et son expérience sur l’une de ces communautés l’a « traumatisée ». Cette mère célibataire l’avait rejoint par curiosité mais aussi car, étant une utilisatrice de Tinder, l’idée d’un réseau d’entraide fondé sur la sororité la séduisait. « Mais très vite, je me suis rendu compte que la plupart des membres nourrissaient une véritable haine des hommes, au point de ne pas tolérer le moindre ‘écart’ de la part… des femmes ». La goutte de trop a eu lieu récemment, alors que l’administratrice du groupe venait d’indiquer la présence d’une « taupe » (comprendre une personne ayant alerté un homme épinglé, ce qui est interdit par le règlement) et de lui demander de se désigner. Aussitôt, plusieurs membres se mettent à chercher l’identité de cette femme. Quand soudain, le nom de Mel est suggéré. Et si c’était elle ? « J’avais fait une blague de très mauvais goût un peu plus tôt en rapport avec l’homme qui était en cause. Ça avait été perçu comme une attaque contre la femme qui venait de témoigner à son sujet, alors je m’étais platement excusée. Mais certaines ont visiblement commencé à douter de moi, donc quand il s’est agi de chercher une traîtresse, mon nom est sorti. Je me suis sentie acculée, j’ai eu peur d’être à mon tour affichée, alors j’ai quitté le groupe. Pour être honnête, j’ai très mal vécu cette expérience ».Pour Jane**, l’histoire ne s’est pas arrêtée aux portes du groupe. A la différence de Mel, cette cinquantenaire a été bannie de la communauté canadienne à laquelle elle appartenait, à la « mentalité de gang », selon ses termes. Pour avoir pris la défense de quelques hommes, non pas en justifiant leurs actions, mais « en déclarant simplement que nous ne connaissons peut-être pas tous les faits », Jane raconte avoir été « étiquetée comme une personne qui soutient les violences faites aux femmes, traitée de tous les noms » mais aussi « rabaissée à cause de [s]es looks ». Des femmes se rendant jusque sur sa page Facebook pour « lui envoyer des messages à propos de [s]on apparence ». « Si le groupe s’en tenait à sa morale et à ses règles et faisait réellement ce qu’il est censé faire, je pense qu’il serait bénéfique, mais il en est tellement éloigné qu’il n’est rien d’autre qu’un groupe de harcèlement », juge-t-elle aujourd’hui. Depuis, Jane a trouvé une autre communauté regroupant des personnes opposées aux groupes « Are we dating the same guy ? », dont les ramifications pullulent Outre-Atlantique (il y en a pour différentes villes).Histoire sans finLa créatrice de l’une des plus importantes initiatives de ce genre, intitulée « Victims of Are We dating the same person », Paula Jackson, travaille dans le secteur de la santé. Elle fait partie de ces femmes qui, un jour, ont eu la désagréable surprise de voir apparaître le nom d’un proche sur le groupe américain dont elle était membre. « J’avais rejoint ce groupe car je sortais de dix-huit ans de relation abusive, je pensais sincèrement que c’était un bon moyen de nous protéger en tant que femmes. Mais quand j’ai été témoin des mensonges proférés à l’encontre d’un ami (car il m’a donné les preuves concrètes qu’il n’avait rien à se reprocher), j’ai compris qu’il y avait un problème », raconte-t-elle. C’est alors que l’idée d’une riposte a germé. « Je m’attendais à rassembler quelques centaines de personnes, mais j’ai reçu des milliers de demandes d’hommes et de femmes qui voulaient laver leur réputation ».Mais ces groupes ne sont pas exemptés, eux aussi, de dérives. Comme a pu le constater L’Express, des dizaines de profils de femmes sont parfois diffusés sous forme de captures d’écran. Et les insultes sont loin d’être inexistantes. En août, sur l’un de ces groupes : « Vous les femmes, vous êtes putains de pathétiques ». « Je suis strictement contre toutes les formes d’abus, assure pourtant Paula Jackson. Tout comme je ne laisserai jamais un homme se faire détruire s’il n’a rien fait, si moi ou les administrateurs qui m’aident à gérer les différents groupes constatent des abus de la part d’hommes ou de femmes qui viennent pour se venger ou insulter quelqu’un, nous réagissons. Maintenant, on ne peut pas tout voir ». Histoire sans fin.*Le prénom ainsi que la teneur des informations ont été modifiés pour préserver l’anonymat de la personne.** Le prénom a été changé.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2024-09-29 12:30:00

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